Entretien initialement publié dans Parcours Critique II, recueil d’articles de Serge Doubrovsky édités et annotés par Isabelle Grell, Presses Universitaires de Grenoble, ELLUG, 2007.

Interview Serge Doubrovsky - Isabelle Grell : 5 août 2005, rue Vital

IG : Donc Serge, là, au moment où le terme que vous avez forgé, l’autofiction, est dans toutes les discussions littéraires et critiques, je voudrais, moi, revenir sur le premier Serge critique de littérature française. Celui qui n’avait pas encore sorti le Corneille, qui n’avait pas encore connu de succès en tant qu’écrivain. Quand on feuillette l’avant-texte de « Le Monstre » (Fils), dactylographie que mon équipe ITEM est en train de restructurer, on trouve au feuillet cette auto-nécrologie :

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On apprend la mort du critique Serge Doubrovsky, survenue le 26 février, à l'âge de 72 ans. Connu pour ses travaux théoriques sur la "nouvelle critique", dont le premier volume parut en 1966 et le second volume, annoncé à l'époque ne fut jamais publié, auteur également d'un ouvrage sur Proust."La place de. la madeleine"(1974)- Serge Doubrovsky a surtout marqué les études du XVIIe siècle

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par d'importantes contributions dont les principales sont « Corneille et la dialectique du héros »(1964), « Mensonge et langage dans le théâtre de Corneille » (1976), « Petit traité de psychiatrie racinienne »/(1978'). Il a aussi écrit sur Mme de La Fayette, Molière et La Bruyère le XVIle m'aura servi à vivre au XXe peux pas me plaindre

Lors de la rédaction de cet avis de décès imaginaire, cela se situerait environ en 1970, vous vous estimez surtout comme critique reconnu et ne croyiez pas à une « survie » littéraire de part votre œuvre littéraire. Est-ce que vous pouvez…

SD : Il y a deux raisons à cela, en effet. Ma vie intellectuelle se partage en deux. Une partie de ma vie, la première partie, ça a été la critique, mais là ça venait de mes fonctions mêmes de professeur par-dessus des circonstances personnelles que j’assume parfaitement. Je n’ai jamais rien décidé dans ma vie mais, finalement, je me suis trouvé désirant de rester en Amérique pour faire carrière et là, il y a une maxime dans ma profession « publish or perish ». Donc, il fallait publier, et publier c’est forcément de la critique. Je n’avais pas le choix, dans un sens, parce qu’il fallait publier et à l’époque, entre cinquante cinq, l’an où je suis arrivé aux Etats Unis et les années soixante j’ai publié un grand nombre d’articles. En dehors de cette raison tactique, en quelque sorte, il fallait arriver à avoir un bon poste aux Etats Unis, ce qui était déjà dur à mon époque et ce qui encore plus malcommode aujourd’hui. Et, enfin, je crois qu’au-delà de toutes ces raisons liées à mon métier de professeur, ça correspondait aussi à toute l’éducation que j’ai reçue, l’école normale supérieure, l’agrégation. C’était l’époque où il fallait encore écrire deux thèses pour avoir le droit à un titre de docteur. Mais mon sort s’est joué un peu en fonction de deux critères : si je me souviens de mes premiers textes critiques, il s’agissait surtout d’une réaction aux auteurs contemporains. J’avais trente, trente-cinq ans, et je crois que j’ai été un des premiers à écrire sur Ionesco. Ça m’a valu d’ailleurs de connaître Ionesco un peu personnellement, et il m’a sidéré en quelque sorte en étant devenu ce qu’il est devenu. J’ai été aussi été un des premiers à écrire un long article sur Claude Simon, à l’époque où il avait écrit La Route des Flandres(1) , c’est un livre qui m’avait beaucoup ému.

IG : Ça se sent à travers vos lignes. D’ailleurs votre article se rapprocherait presque d’une étude génétique, du « devenir » du texte.

SD : Oui . Si vous voulez, j’écrivais des articles qui vouaient un intérêt à des œuvres qui étaient contemporaines donc pas tout classiques. D’ailleurs l’Amérique donnait aux professeurs cette chance qu’on pouvait enseigner la littérature en de train de se faire et pas uniquement celle devenue morte et enterrée. Par exemple, en France, il a fallu que Camus meure en 60 pour que, d’un seul coup, on en parle dans les universités. Il paraît qu’à la Sorbonne, on a reçu une dizaine de demande de thèses suite à sa mort. Moi, j’ai enseigné Camus alors qu’il était tout à fait vivant.

IG : D’ailleurs vous aviez aussi déjà publié des articles sur Camus.

SD : Oui, j’ai fait plusieurs articles sur Camus et je devais même le rencontrer avec mon ami Claude Vigée qui le connaissait personnellement. Nous avions rendez-vous à son domicile à Lourmarin (2) et quand nous sommes arrivés, on a sonné, une personne est venue nous dire que monsieur était parti le matin-même de Paris et… c’est le jour où il s’est tué contre un platane.

IG : C’est pas vrai !

SD : Si. C’était son dernier jour… il aurait mieux fait de nous attendre (Rires).

IG : Exactement. D’ailleurs Claude Vigée, vous l’évoquez fréquemment dans les manuscrits du « Monstre ». Il à été quelqu’un qui a été très important pour vous. Vous a-t-il guidé vers la critique littéraire ?

SD : Vers la critique, non, mais vers la compréhension de la poésie, d’auteurs que je ne connaissais pas du tout et puis, étant bilingue franco-allemand, il a traduit Rilke, il a des connaissances remarquables dans le territoire Allemand. Alors ça, ça m’ouvrait des domaines que je ne connaissais pas. Mais pour revenir à la question centrale, ce n’est donc pas uniquement pour répondre aux besoins de la carrière et de faire preuve de professionnalisme que j’ai fait ces articles, mais, aussi, ça m’intéressait. Regardez, si vous regardez les dates de Jour S, c’est en 1663, c’est bien avant le Corneille. Donc il y a toujours eu l’écrivain qui était là, derrière, tapi dans l’ombre, qui ressortait de temps en temps….

IG : Avez-vous fait les travaux de commande aussi ?

SD : Non, c’est toujours moi qui ai choisi les thèmes. Je suis devenu, entre guillemets, dix-septiémiste tout à fait par hasard parce que, quand j’étais jeune, en 55, on a décrété dans le département de Français à l’époque que seul un Français pouvait enseigner le XVIIème siècle. Bon, moi j’étais agrégé d’anglais, ça faisait longtemps que je n’avais pas relu les Classiques et c’est là que, brusquement, je me suis trouvé des atomes crochus avec Corneille et j’ai été amené à écrire un long essai sur Corneille. Et à l’époque, à Brandeis qui a été l’université capitale dans mon développement personnel, Claude Vigée faisait venir les gens les plus intéressants de France.

IG : Oui c’est ce que vous dites dans Laissé pour conte.

SD : Oui, là c’est Yves Bonnefoy qui est un homme tout à fait ouvert et intéressé aux autres, amical, qui m’a dit : « Ce serait absurde de publier votre livre comme ça, vous devriez le transformer en thèse de doctorat. Si un jour vous reveniez en France. » Il m’a donné un mot pour Georges Blin et à l’époque Blin m’a dit qu’il fallait amplifier tout cela avec des annotations, j’ai donc truqué mon texte initial, j’ai trouvé trois ou quatre citations et voilà…

IG : C’est justement l’anecdote que j’avais relevé dans Laissé pour conte. Yves Bonnefoy vous a dit « Vous auriez tort de ne pas en faire un Doctorat d’état au cas où ». Et en ce qui concerne votre approche critique, qui est ce qui vous a surtout influencé ? Quand on lit vos premiers articles critiques et puis ceux qui suivirent, après 1969, donc suite à votre rencontre avec la psychanalyse entreprise lors de la mort de votre mère, il y a une véritable cassure. Donc là, on parle des premiers articles. Quelle approche critique vous a influencé, est ce que la Nouvelle Critique ou des critiques en particulier ? Sartre par exemple, c’est incroyable mais dans tous les articles repris dans ce recueil, il n’y en a qu’un ou vous ne l’évoquez pas. que ce soit dans « La Princesse de Clève », dans Claude Simon, vous revenez toujours à Sartre. Donc quelle pensée critique vous a influencé ?

SD : Sartre, oui, vous l’avez nommé vous-même. J’étais un des premiers lecteurs de L’Etre et le Néant, L’Imaginaire, La Transcendance de l’Ego, ça se sont des textes que je connaissais parfois par cœur et …

IG : Et les textes critiques aussi ?

SD : Oui, Qu’est ce que la littérature ? et les critiques reprises dans les Situations, évidemment. Et d’ailleurs dans mon livre théorique le plus important que franchement je n’ai pas relu récemment Pourquoi la Nouvelle Critique ? Je me souviens que le problème de prendre un texte et de le lire comme un tiers, situé et en se situant se situer, c’était du Sartre. Dès le début, c’était ça. Et je me souviens que lorsque j’ai pu le rencontrer pour la première fois – c’était dans quelle année c’était, en 66 ou 67 - il m’a dit : « Si je vous reçois c’est à cause de votre livre sur la critique. » Donc, oui, il y a toujours eu une empathie spontanée avec Sartre et mes premiers textes critiques étaient inspirés par son approche. Plusieurs de mes textes critiques, je les ai relus récemment, sont directement sur Sartre lui-même. Il y a eu toute une évolution à partir de Sartre et j’ai essayé d’aller plus loin.

IG : Ce qui m’a frappé, j’avoue, c’est que vous ne vous cachez pas de cette admiration pour le « petit homme » lors d’une période où l’on avait presque plus le droit de parler de Sartre. Il était dépassé, out, ringard. C’était quelque chose dont on ne pouvait plus parler. Et vous, dans vos écrits théoriques, vous affirmez fermement une approche sartrienne des textes approchés.

SD : Oui, à la différence quand même de Sartre, que, je le dis ou pas dans la préface de mon Corneille si je m’en souviens bien, pour moi, la priorité absolue, c’est le texte. Je ne fais donc pas partie des critiques post-lansonien qui essayent d’expliquer telle ou telle pièce de Molière par les circonstances de sa vie et je ne tente pas d’essayer de comprendre les œuvres par la connaissance qu’on a eue de l’homme, ce que Sartre fait comme même un petit peu dans ses grands ouvrages comme le Flaubert(3) . L’étude de la vie et l’étude de l’homme ne font qu’un. Il l’a fait pour Genet(4) aussi. Personnellement, pour moi le texte est l’absolu.

IG : Oui, mais vous essayez, et c’est ça qui est très intéressant et éblouissant, vous essayez de trouver quand même l’Homme derrière le mot. Parlons de métaphores obsédantes si on veut reprendre d’anciens termes.

SD : Ce qui m’intéresse, ce sont les attitudes fondamentales d’un homme mais non pas au sens de l’étude historique de cet homme comme je l’avais par exemple fait pour la nausée, cette répulsion décrite par Sartre dans La Nausée. J’avais étudié cette répulsion dont Sartre avait d’ailleurs parlé en partie lui-même et c’est un texte qui l’avait frappé lui-même. La grande différence, où je dirais qu’il y a eu une évolution, c’est qu’il a eu une période d’une dizaine d’années, de 1955 à 65 où j’étais un disciple de Sartre, ma conception de la littérature était la sienne mais c’était surtout dans une approche proche de celle que Leiris a décrite dans sa préface à L’Age d’Homme (1939) c’est à dire l’engagement de l’auteur dans son monde ambiant. Et puis m’est tombée dessus, littéralement, la période post-structuraliste, à partir de soixante cinq.

IG : Vous ne pouviez pas y échapper.

SD : Les gens de ma génération, à l’école normale, n’avaient jamais entendu parler de linguistique, d’anthropologie, ne connaissaient pas les noms de Benveniste, Jakobson. On n’en parlait jamais et nous n’avions même jamais étudié la rhétorique. A l’école normale, c’était absolument occulté, comme si ça aurait été juste un moment futile de la pensée française moderne. Dans les années soixante, brusquement, j’ai du faire un énorme travail, d’érudition primaire, dans les nouvelles disciplines.

IG : Qu’est-ce qui vous intéressait là-dedans pour la critique donc pour votre approche des textes ?

SD : Eh bien, j’étais encore jeune, je ne pouvais pas être fossilisé dans une attitude, il fallait que je comprenne ce qui se passait autour de moi. J’ai toujours eu une très grande admiration pour Barthes, et j’ai relu, grâce à vous, un texte que je n’ai jamais repris en volume, je ne sais pas pourquoi, sur Roland Barthes qui était dans un numéro spécial consacré à Barthes. Et, très franchement, j’étais agréablement surpris de voir à quel point j’étais pénétré de sa pensée, que je connaissais vraiment bien son œuvre.

IG : Vous n’avez pas fait la connaissance de Barthes ?

SD : Ah si, je le connaissais bien. Grâce à New-York d’ailleurs. Je ne l’ai jamais vu à Paris, mais quand il venait à New-York pour donner une conférence, après on allait dîner avec lui quelque part et j’avais pris rendez-vous avec lui dans un café Dante et c’était un homme d’une intelligence et d’une affabilité étonnante.

IG : Et Robbe-Grillet, la Nouvelle Critique ?

SD : Alors là aussi, j’ai du acquérir des notions de bases, dans un domaine qui ne me concerne absolument pas.

IG : Et que vous n’utilisez pas beaucoup, c’est ça qui est étrange.

SD : Si, quand même, je reprends la différence entre discours-histoire etc.. Ce sont des choses que j’ai absorbées. Non, j’ai comme même beaucoup profité de la construction de l’histoire sans pour autant me soumettre à leur point de vue. Il y a aussi des gens qui ont toujours été aux antipodes de ma sensibilité, c’est des gens comme Ricardou ou Foucault. La mort de l’auteur, pour moi ça me paraît tout à fait impensable. Donc, dans ces nouveaux courants, il y a plusieurs gens qui ont eu une influence réelle, qui m’ont appris des choses, qui ont ouvert mon regard dans d’autres directions que celles que j’avais suivies jusque là, et puis il y a aussi ceux avec lesquels j’ai toujours tordu la courte paille ; c’est ce qu’on peut appeler la critique objectiviste où le mot s’exprimer était absolument banni du discours, pour des gens comme Ricardou, le mot s’exprimer était l’horreur absolue.

IG : Et ensuite ?

SD : Alors, la troisième partie décisive pour moi de la critique, c’était au fond la psychanalyse. Alors là, j’ai découvert et lu attentivement les textes qui parlent de Freud. A un moment donné, j’ai quand même connu Lacan d’assez près. Bien que, maintenant, je peux me dégager de tout ça, ça a énormément influencé toute la dernière partie de mon œuvre. Là, je relisais un de mes derniers textes sur Sartre « Sartre, retouche à un autoportrait (5) ». On voit brusquement ici reparaître l’approche qu’on se ferait, qu’on se faisait, c’est-à-dire c’est de l’application stricte, doctrinaire, Freud, Lacan. Mais c’est de l’abréviation, une manière de…Alors si vous voulez, je relirais toutes ces variations au cours d’une longue carrière en me disant que ce qui m’a toujours intéressé dans la littérature - et là tant pis pour les structuralistes - c’est l’expression de la subjectivité. Ça, pour moi, c’est ce qui compte dans la littérature. On ne peut pas toujours tout relier directement à la personne de l’auteur, il y a des gens qui sont capables de créer des personnages différents d’eux-mêmes. Mais ce qui m’intéresse dans ces personnages, c’est qu’ils expriment la conscience de l’inconscient.

IG : Et d’ailleurs vous abordez là un thème qu’on retrouve dans le manuscrit du « Monstre ». Dans la choix des auteurs, des textes sur lesquels vous écrivez, il y a quelque chose qui fait vibrer les cordes chez vous. Donc d’un côté, vous dites, dans « Le Monstre », que Corneille, vous vous foutez complètement. Que c’est pour gagner votre croûte en Amérique. Et un peu plus loin, votre écriture vous emmène, malgré vous peut-être, vers quelque chose de plus profond. Le choix de cet auteur n’est pas fortuit du tout, c’était une nécessité intérieure semble-t-il, qui vous guidait à réveiller son théâtre. Corneille, c’est comme un grand frère. La même famille. Et en le suivant, vous arpentez vos propres sentiers les plus intimes. (Serge Doubrovsky lit)

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Texte. C’est d’abord. Rythme. Mesure. Des syllabes. Cri. Se module. Ecrit. Se modèle. Parolier. Faut rattraper. Cadence du compositeur. Paroles. Se plaquent. S’appliquent. après. Y a. l’écrivain. A l’origine. était le Verbe. A l’ORIGINE DU VERBE. ETAIT. LE MONSTRE. En moi. Cri. Dans l’écrit. hurlement. C’est logé. Dans le silence. De la page. Jusqu’au fond de nos cœurs notre sang s’est glacé. J’aboie. Sur papier glacé. C’est un monologue. De sourd. Faire exploser. L’inaudible. Sous mots insonores. Dans la tête. (Mentale) De la démence. Histoire de fou. Pourtant écrit. Répond. Au cri. Répond en gémissant à ce cri redoutable. Faut y répondre. En répondre. Cri du monstre. C’est le seul répondant. Racine. Répond. Récit Théramène. Y répond. En répond. Cri théorique. Cri écrit. Forcé. Ça hurle. Toujours. Nécessaire. Que ça jure. Ecrit du cri. Faut que ça grince. Quand on traduit. L’intraduisible. Fausse traduction. Pour être vraie. Doit sonner faux. Faire entendre. Le cri du monstre. La seule expression. Authentique. Doit faire entendre. SA FAUSSETE. Rhétorique. Si on veut la faire. Crier. Faut qu’elle devienne. Criarde. Faut faire entendre. L’inarticulé. dans un discours. Faut faire entendre. Les articulations. Qu’elles dissonnent. S’élève à gros bouillons une montagne humide. Jusqu’au grotesque. En assonances. Sa croupe se recourbe en replis. Assourdissantes. D’évidence. Dire. L’indicible. C’est le silence. Qui hurle. Au-delà.

IG : Vous voyez, ce que j’entends, là, ce que je vois là, ce sont les mêmes termes que vous utilisez dans votre texte sur Barthes: « passage, issue. Je cherche une piste, un frayage de sens, qui me permette de ressaisir l’œuvre éparpillée, de remembrer les disjecta membra. Il y a une double résistance, dans les textes et dans ma lecture. » Ou dans le Claude Simon : « La donnée première, on pourrait dire la catastrophe initiale, pour Simon, c'est la fragmentation généralisée de l'Etre. Le monde est perçu comme éclaté; la perception est une brève hallucination rétinienne : des impressions, surgies dans un demi éclair de conscience, se pressent, sans s'organiser, se suivent, sans se relier. La forme du vécu, c'est un informe conglomérat d'instants purs ; et l'univers de l'instantané, c'est le cauchemar de l'illogique » Ici, dans « Monstre », on trouve les termes de faire exploser l’inaudible. Un cri théorique. Ecrit du cri faut que ça grince. Il faut faire entendre la fausseté du texte. En écrivant votre propre premier grand roman, vous faites le même travail qu’en tant que critique. Donc vous essayez non seulement de faire retentir votre cri, mais aussi, faire entendre celui des textes d’autres auteurs. Est-ce le travail de critique qui vous a appris à décortiquer, démembrer, ainsi les textes, ou bien est ce que vous avez choisi par exemple Claude Simon pour pouvoir appliquer quelque chose qui vous touchait de très très près. Cette approche qui est celle de faire entendre la fausseté, faire entendre les articulations du texte, dire l’indicible, ce qui se trouve en dessous du texte, on la retrouve dans votre Ionesco, dans La princesse de Clèves, qui est une interprétation de l’œuvre jamais entendue jusque-là.

SD : C’est difficile de vous répondre, parce qu’il faudrait que je m’étudie, comme je l’ai fait pour d’autres écrivains, comme je l’ai fait en partie dans certains articles. Celui qui est devenu l’écrivain d’autofictions ce n’était pas le même homme avait écrit le texte critique. Un de mes anciens étudiants, Patrick Saveau, m’a entendu faire mon cours sur Molière et il a montré dans un article remarquable (6) que toute l’interprétation de L’école des femmes, c’est déjà moi. C’était intéressant de voir un étudiant, un ancien étudiant, faire ce rapprochement, il avait encore le cours dans l’oreille. On pourrait montrer qu’il y a là, évidemment, des liens profonds entre le critique, le professeur et l’écrivain. C’est pas par hasard que dans le livre, disons, le plus important au sens du volume, de la richesse linguistique que vous êtes en train de remembrer qui est « Le Monstre », que ça raconte l’histoire d’un professeur. Le matin, il met dans sa serviette du Racine, du Barthes (7) , Mauron (8). C’est ici encore un choix de critique qu’il emporte avec lui. Et ce n’est pas par hasard si le livre se termine sur l’analyse du texte de Racine. Donc, c’est une manière de lire Racine à travers moi ou de me lire à travers Racine, ça va dans les deux sens. Je n’ai jamais dévié de la littérature comme expression d’une subjectivité. Je peux dire que j’ai toujours fait mon travail de critique objectivement par sympathie par empathie. Dans ma jeunesse, j’avais beaucoup d’admiration pour Camus à l’époque, pour La Peste (1947) un peu moins mais pour La Chute (1956), ou L’Homme révolté (1951), c’étaient des livres qui avaient compté pour moi. Il fallait que j’aime un auteur pour que j’aie envie d’écrire sur lui mais finalement il serait très facile de montrer pourquoi, et Patrick Saveau l’a montré, finalement l’écrivain reprend des thèmes que l’on voit déjà à l’œuvre dans la lecture et dans les fragments que vous m’avez resoumis d’un texte originel que je n’ai jamais relu et qui révèle un rapprochement sur mes rapports avec Corneille qui sont très personnels.

IG : Oui, exactement. Allons encore plus loin. J’aimerais bien vous soumettre les feuillets 1347-48 du « Monstre ». il semble que être critique c’est aussi une manière de voler son être à l’autre, qui est déjà un écrivain reconnu. Lorsque vous écrivez ces feuillets-là, vous n’êtes pas encore un écrivain reconnu, Le Jour S n’a pas vraiment marché, les critiques étaient bonnes mais sans plus…

SD : Non, ça n’a pas marché.

IG : Je vais juste vous lire des extraits :

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(…) Matricide. Je me déguise. En Corneille. Roman-meurtre. C’est. La critique-assassinat. Dix ans. D’avance Avant. Je me commente. Au préalable. Vie. Roman. Critique. Y a. Qu’un texte. Corneille. M’écrit. mon roman. Est écrit. Par ma critique. Ma vie. Est écrite. Par mon roman. Mes rêves. Ecrivent. Ma vie.

Tourbillon. Pistes. Se mélangent. Je m’emmêle. Ligne à ligne. De la main. Me lis. Destin. Dans Corneille. A mon insu. Je me prédis. Sans savoir. Me prévois. Sans voir. (…)

f° 2348

Qu’un texte. C’est mon champ. De bataille. Lutte à mort. Amour à mort. Qui sera. Maître. Dialectique de l’Esclave. Ecris. Bouquin. Sur Corneille. C’est. Mon origine. Corneille. Me porte. Ma matrice. Matricide déguisé. Porte de fer. Dans son sein. C’est mon instrument. Critique. Lecture. Me nourrit. Corneille. M’alimente. Je le découpe. Pour les besoins. De ma cause. Je vole. De mes propres ailes. Lui vole. Ses vers. Son œuvre. Devient. Mon ouvrage. Si mets. Ma mère. A la place. De Corneille. Mon bouquin. Fonctionne. Pareil. Mon roman. C’est comme. Ma critique. Le même livre. Auteur. De mes jours. Faut que je lui reprenne. Mon texte. Le mettre à jours. Faut le refaire. A mon image. Liens. Alter. Ego. Altérer. Faut que je tranche. Mes amarres. TUER. PAR ECRIT. C’EST. MON CRIME.

f° 2357

''Au moment. Où j’écris. Corneille. Il me décrit.

Trois siècles. D’avance. Il me devance. Il me commente. Au préalable. Ses lignes. C’est mes lignes. De la main.''

f° 2361

Ris. Dis. You know, it’s all in my Corneille book, already. Tout vu. J’avais tout prévu. Sans savoir. Mes questions. Ai écrit. Quinze ans. Avant. D’avance. Le livre. De mes réponses.

IG : J’aimerais bien qu’on en reparle un peu car vous avez choisi de ne pas reprendre ces passages-là dans Fils publié. Car ce que vous dites c’est : je peux me comprendre moi-même qu’en décortiquant l’autre.

SD : Oui, mais c’est lui-même qui incite ma lecture. Ce n’est pas un rôle négatif qui prive l’autre de ses droits d’auteur. Il est évident que d’une certaine manière je ramène Racine ou Corneille à des chaînes critiques qui sont les miennes. D’une autre manière curieusement le texte de Racine complète et fournit la meilleure des analyses après la séance analytique, là où on se perd parfois dans les méandres des rêves soudain le texte de Racine synthétise tout, alors ce n’est pas lui voler son être. C’est être pénétré par lui. La lecture est comme un acte sexuel. C’est pas moi qui invente cela, j’ai relu récemment un mot de Sartre : l’écrivain est au lecteur comme le mâle à la femelle. Alors moi je dirai que ça marche dans les deux sens. Il y a un moment donné où je suis mâle et un autre ou je suis la femelle, c’est moi qui reçois le sens, les mots de gens morts depuis 300 ans déjà. Cela dit, les critiques m’éclairent sur moi-même. Je ne suis pas subjectiviste mais fondamentalement un existentialiste. C’est Michel Contat qui a écrit que je suis le dernier écrivain existentialiste. C’est vrai, mais en donnant au mot « existence » une surface qui, contrairement à Sartre, inclue Freud, capte Lacan et qui est ouvert aux éléments de la modernité. Si vous voulez, maintenant, à mon âge, je suis intéresse surtout aux problèmes que causent le fait d’écrire et vraiment d’écrire à partir de soi-même et sur soi-même. Les derniers travaux à proprement parler critiques seront dans le livre autobiographique que je vais écrire et qui est guidée par la manière dont Sartre a écrit sa vie dans Les Mots (9) d’une part et d’autre part dans la publication posthume de ses Carnets (10) et des Lettres au Castor et à quelques autres (11) . Il y a des dissonances tout à fait formidables. Ça pose des problèmes fondamentaux sur l’autobiographie et l’autofiction. Philippe Lejeune à fait un article là-dessus (12), ça ça pose les vrais problèmes. Les Mots, c’est une autofiction d’ailleurs. Lejeune parle d’une fable théorique.

IG: Oui, et son étude exemplifie le travail de réécriture, de choix des thèmes, les trucages pour que ça marche stylisitquement et du point argumentatif.

SD: Finalement, il y a quand même une unité dans une œuvre variée : ça a toujours été de rechercher le sens de l’existence, le personnage de texte, soit son propre personnage, soit dans ses rêves, soit dans la vie, soit aussi dans la reconstruction. Il n’y a pas, absolument pas de champ de réflexion psychanalytique. Sartre ne fait pas de psychologie. Ah le psychologique est carrément le plus injurieux. Mais le psychique c’est essentiel, la littérature, c’est des formes d’incarnation du psychique humain. Donc dans ce sens là, il y a unité fondamentale bien que ce soit une telle différence entre le fait d’écrire un texte romanesque ou littéraire ou de la critique.

IG : Bien qu’il y ait la même problématique, celle de l’articulation et de la réécriture liée à une nouvelle compréhension du texte travaillé.

SD : Oui. En 1984, je me souviens que j’étais chez moi lorsqu’on m’a appelé au téléphone et une personne m’a dit : « Voilà, je vous appelle parce qu’on va célébrer le 300eme anniversaire de la mort de Corneille et on aimerait bien que vous fassiez l’introduction de ce colloque. » Alors j’ai hésité et dit : « Ecoutez, je ne sais pas ce que j’aurais à dire de plus maintenant. » Mon interlocuteur a répondu : « Vous savez où à lieu ce colloque ? C’est à Tucson, dans l’Arizona. » Alors j’ai dit « D’accord, je viens. » (Rires). C’était au mois de mars, il faisait froid, pleuvait alors que là, ça sent les fleures d’orangers, le paradis. Donc, ça m’a obligé à relire Corneille et là j’ai trouvé des choses complètement opposées à mes théories développées auparavant. J’ai appelé cet article « Corneille : masculin, féminin. ». Alors je crois que si on reprend l’ensemble de mon œuvre elle a toujours été, presque toujours été, centrée sur cette réflexion sur le rapport du masculin et du féminin. Qu’est-ce que c’est que cette femme qui, finalement, se refuse à l’homme qu’elle aime alors qu’elle veut l’épouser. Bref ça a toujours été ce rapport masculin féminin entre les êtres ou aussi de soi-même. Et là évidemment … même par dessus la morgue, ces auteurs m’ont permis d’écrire l’œuvre que j’ai écrite, de m’appesantir sur ce qui me préoccupait.

IG : C’est ce que vous pressentiez déjà dans vos articles puisqu’il s’agit exactement de ce thème qui revient incessamment dans vos critiques littéraires. Vous cherchiez à mettre en avant ce que les autres ne voyaient pas, ne mettaient pas au premier plan, ils ne se sont jamais posé cette question.

SD : Rétrospectivement, je peux dire que je vais faire à l'automne qui vient mon dernier cours à NYU, ce sera ma quarantième année d’enseignement là-bas et c’est donc avec une certaine émotion que ce dernier cours va porter sur Corneille et Racine. Ce qui est terrible, c’est qu’on ne peut plus faire un cours sur un seul auteur, il n’y aurait pas assez d’étudiants. Le désintérêt ? Alors que quand je commençais, il y a avait « cinquante paires d’yeux qui me regardaient » (Fils). Maintenant il y en a quatre ou cinq. Alors je vais terminer ma carrière de professeur sur Racine. Mais je dois ajouter un autre auteur, donc ce sera Corneille. Avoir dix semaines, onze semaines pour faire Corneille et Racine. Bon, ça c’est un commentaire sur la société contemporaine mais Corneille… (temps de silence) Au fond, je n’ai pas tellement parlé de mon père dans mes livres, j’ai surtout parlé de ma mère.

IG : Dans les avant-textes il y a environ 150 feuillets sur votre père.

SD : Ah oui ? Mon père était communiste de sympathie et d’une certaine manière, un héros cornélien, il était ce que je ne pourrais jamais être. Ce qui m’a fasciné, c’est effectivement ce goût de la rigueur dans Corneille qui m’était le plus étranger mais pas tout à fait étranger car c’est certainement inconsciemment que j’ai réglé mon compte avec mon père. Donc pas un frère, mais un père. C’est par son intransigeance, sa droiture et son courage qu’il est un héros cornélien. Il est intéressant de voir que dans Fils, dès le début, le père apparaît, il a noyé les chats, il fallait le faire et il l’a fait. Et je devais y participer. Pour m’endurcir. Donc, il y avait du Corneille chez mon père. C’est Corneille, le masculin, sans moment de faiblesse… Chez Corneille, il y la règle, la loi, la règle de l’état absolu, le héros est dans le rôle d’un serviteur et d’un créateur de cet état et il n’y a pas l’ombre d’un doute que c’était inconsciemment, en rapport avec mon père, certainement, que j’ai choisi Corneille. Mais bien évidemment, la personne dont je parle le plus dans mon œuvre, c’est ma mère parce que c’est une mythologie et je le redirai encore aujourd’hui : pour moi le début du fameux sonnet de Nerval reste toujours vrai : « La Treizième revient... C'est encor la première; Et c'est toujours la seule ». Le rapport avec elle est quelque chose que je n’ai jamais eu avec personne d’autre.

IG : Oui, un rapport fusionnel.

SD : C’est un rapport fusionnel, oui. … Ça fait maintenant plus de trente ans qu’elle est morte, le temps crée une certaine distance, mais la formation de l’inconscient la garde en moi. Mon père, lui, c’était autre chose. En 1942, étant tailleur à Paris, il a pris la décision, après une nuit horrible pour lui, de rester à Paris avec nous et de ne pas fuir. Et après la guerre, qu’est-ce qu’il a fait ? En 44, la mairie a dit qu’il y a un camp avec de jeunes prisonniers russes dans la région : « Est-ce que vous pouvez en recevoir quelques-uns l’après-midi. » Alors mon père a tout de suite répondu : « Mais bien sûr. », et je me souviens encore que ces soldats qui ne parlaient ni français ni allemand se sont brusquement mis à parler russe avec mon père et lui retrouvait toute sa culture et sa langue. Ils lui ont dit, quand ils l’ont quitté après cette soirée : « Vous savez, pour nous c’est une chance. Personne ne parle plus russe comme vous. Vous parlez le russe de nos grands-parents. » Il a quitté la Russie en 1912, il parlait donc le russe de l’époque. Aujourd’hui il y une sorte de simplification de la langue. Alors, mon père, la littérature, ce n’était pas son champ.

IG : Mais votre mère, ça ne lui suffisait pas que vous ne soyez « que » critique ? Elle voulait son livre à elle(13).

SD : Ah oui.

IG : Elle disait : « Oui, d’accord, tu as fait le Corneille et d’autres critiques, mais où est NOTRE livre ? » Elle voulait un roman, elle voulait Serge l’écrivain et pas seulement Julien, le critique, le professeur.

SD : Dans sa bibliothèque – ça m’avait toujours fasciné - il y avait les poèmes d’Homer, les poèmes d’auteur qu’on ne lit plus aujourd’hui, qui sont moins célèbres comme Albert Savin, des Rodenbach et les poèmes de l’époque, elle avait une faiblesse pour des auteurs poètes, c’est ce qui l’intéressait, elle. Il est évident que j’ai réalisé son rêve, c’était mon but, c’était ma mission, je n’avais pas le choix. Mais d’une certaine manière, j’ai eu de la chance. Je ne sais pas si je vous ai raconté cette histoire, je ne l’ai pas écrite en tout cas et on ne peut pas tout dire d’une vie : ma première femme avait une tante, donc une sœur de sa mère, elle voulait à tout prix que son fils « réussisse ». Son fils était rentré, je ne sais comment ils ont réussi à le faire rentrer, à Harvard, où il a été malheureux comme une pierre. Il a été ensuite renvoyé et il a été obligé de faire un séjour en hôpital psychiatrique où il est resté pas mal de temps. Finalement il a arrêté ses études forcées par sa mère et là, il est parfaitement bien en tant que garagiste. Donc si vous voulez, moi j’ai eu de la chance que ma mère ait choisi pour moi une voie qui me convenait, une voie pour laquelle j’étais doué. Mais d’une certaine manière, bien que mon père ne s’intéressât pas à la littérature, il fallait que quoi que je fasse, il fallait que je sois le premier. …Et pour ma mère, il fallait que je réussisse à sa place.

IG : Vous m’avez dit que vous avez choisi vos auteurs premièrement parce que, en tant que professeur, ça faisait partie du métier, deuxièmement, qu’il s’agissait toujours d’écrivains qui vous touchaient d’une manière ou d’une autre.

SD : Absolument.

IG : Mais il y a un troisième élément constitutif à votre choix d’auteur qu’on trouve exprimé dans vos avant-textes (« Monstre »):

f° 1445

Mes bouquins font un beau rôti. Cuit, je suis flambé. Ils me mangeront à leur sauce. Je fournis les ingrédients. Ils me découpent, m’assaisonnent. de mes feuillets, ils font leurs salades. Mon sel attique. Sera du piment à gloses. Mes contorsions. Seront du condiment à diplômes. Avec mes coq-à-l’âne. Ils feront leur coq au vin. Connais la tambouille. Sacrée cuisine. Je sais les recettes. Je suis marmiton aussi. Pour faire aller la marmite. Faut bien. Qu’on gagne sa croûte. Avec le pain des autres. A la sueur de leur front. J’ai fait pareil. De la madeleine de Combray. J’en ai bouffé plus que Proust. Ça m’a nourri. De conférence en conférence. Des années. Que j’ai subsisté de sa pâtisserie. J’en ai fait mon beurre. Puis un livre. Plains toi que la mariée est trop belle. Mais non. Me plains pas. Ça me flatte. Je suis ravi. Processus entamé en Allemagne. Belle ironie du destin. Von Stylus Serge

f° 1446

Doubrovsky bei La Dispersion. Saarbrücken Universität, déjà fécondé. Une thèse, auteur m’a gentiment expédié. Au septième ciel. Vanité de l’écrivain. ça vous chatouille. C’est un endroit très sensible. Mais non. Je voulais rire. Je plaisantais. Je veux. Qu’on me découpe, qu’on me disserte. Qu’on m’articule en articles. Qu’on débite mes souvenirs en mémoires. Le public, c’est comme ma piétaille. Il a bon dos. Il fournit les lecteurs, le pèze. (…) Cesbron, Sullivan. Se vendent. Un seul roman de Troyat. Fait plus d’exemplaires. Que tout Robbe-Grillet réuni. C’est pas ça qui compte. Troyat, Sullivan, Cesbron. Ça S’ENSEIGNE PAS. Donc ça cesse. Immédiatement. D’exister. Ni lu, ni connu. Ça brille. Le temps d’un Goncourt, dans un éclair de Renaudot. Des étoiles filantes. Pour être accroché au firmament. De la gloire littéraire. C’est pas comme ça que ça se passe. On est pas élu écrivain. Au suffrage universel. C’est au scrutin universitaire. Nanterre, Vincennes, Censier. C’est au système censitaire. Qu’on passe à la postérité. Les passeports pour l’au-delà. Les imprimaturs célestes. Ça se distribue dans l’amphithéâtre Descartes. La salle Liard. A Oxford ou à Harvard. C’est des alliés.(…)

f° 1447

(…) Prix d’excellence à Mallarmé. Ex æquo avec Lautréamont. Prix d’histoire à Brecht. De géographie à Cendrars. De mauvaise conduite à Villon. Je descends Verlaine d’un cran, c’est pas assez intellectuel. Je remonte Hugo d’un degré. D’un grade. Mérite à nouveau des diplômes. On refait une virginité à Zola. Il passe çà l’agrègue. (…) Les bouquins morts. Eux qui réveillent. Les profs. C’est les Princes charmants. Forcément. Je veux les charmer.

SD : (Rire) Je ne sais pas si consciemment ou inconsciemment, j’étais inspiré par Barthes : la littérature, c’est ce qu’on apprend à l’école.

IG : C’est peut-être ça. Mais je pense que votre approche des textes que vous avez critiqués est une approche que vous souhaitiez aussi pour votre œuvre.

SD : Oui, c’est évident. Oui, je garde dans un tiroir tous les articles qui ont été écrits sur moi et maintenant il y en a même en polonais, il y a beaucoup d’Allemands qui ont fait des commentaires. Au fond, je souhaite que mon œuvre réintègre cette université dont je suis sortie, c’est elle qui assure la pérennité.

IG : Et vous indiquez par votre approche des textes la meilleure manière de vous lire.

SD: Oui, c’est une manière narcissique aussi leur confier un modèle de faire de la littérature une fonction publique et en ce moment il y a des gens qui doutent de la survie de la littérature, de la civilisation occidentale à cause du virtuel.

IG : Mais même dans le virtuel il y a de la littérature, tout le monde échange avec tout le monde, c’est bien plus rapide, plus besoin de se prêter un livre, on l’envoie par attachement, ou des poèmes, comme le font les adolescents.

SD : Cette circularité est en effet intéressante. Et on atteint les générations plus jeunes.

IG : Je voudrais revenir aux ff° 1630-31 qui ont été délaissés.

1130 764

A présent. On me reçoit. Gentiment. On me fait plus. Porter l’étoile. Sur la poitrine. On s’intéresse. A ma tête. Publie ce que j’ai dedans. D’une université l’autre. Je bavarde. J’officie. Figure offi-

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cielle. Littérature en France depuis 1945. Bordas. Mon nom, dedans. Chapitre de la critique. Pour moi. C’est pas la littérature. En France. Bordas. Pour moi. Une bordée. Vais, viens. D’un été l’autre. Parfois, un an. Famille, fric. C’est sur l’autre bord. La France, c’est de la visite. Le passage. Mes amours. Sont de passade. Maison. D’édition. C’est une maison de passe. Pas fait pour y vivre. Où C’EST. Qu’on vit. Mon coco, j’ai pas d’illusions. J’ai loupé ma vie.

Etre critique littéraire serait donc aussi une sorte de « Je reprends une place qu’on m’a prise. » Ce qui m’intéresse surtout dans ce feuillet c’est : « on ne s’intéresse plus à mon étoile sur la poitrine, on s’intéresse à ma tête ». qu’en pensez-vous ? Pourquoi ce choix d’écrivains franco-français, car vous n’avez pas souvent choisi des écrivains juifs à part Claude Vigée ?

SD : (silence) Récemment plusieurs articles concernant mes œuvres semblent rechercher une forme de ma judéité, donc, très curieusement, plusieurs textes me situent dans cette lignée et je suis même dans le Dictionnaire de l’holocauste, alors que, Dieu merci, je n’ai pas été dans cette situation-là, j’y ai échappé. Mais se sont des rapports complexes. Je ne renie pas une descendance, une filiation, l’histoire d’une ethnie dispersée etc., après tout, ma vie a aussi été dispersée. Là, je me suis remariée et ce sera la dernière femme de ma vie, avec une femme qui est elle-même dispersée, entre l'Arménie qu'elle n'a jamais connue, la Turquie qu'elle a quittée, une France où elle n'a pas ses racines, elle ne peut pas dire qu’elle est Française. Donc moi, moi je suis juif et pas juif, je dis dans La Dispersion que je suis un juif dont le plat favori est le porc, et ça c’est dans la mesure où je suis totalement athée.

IG : Oui, mais là, ce qu’on voit dans cet avant-texte, c’est que vous n’avez pas tout de suite rejeté ce passage, vous l’avez repris et refolioté dans une seconde version, c’est quelque chose que vous vouliez garder.

SD : Oui, c’est l’expérience de la guerre, Sartre disait approximativement « est juif celui qu’on prend pour un juif ». Je crois qu’il s’est trompé, les juifs sont capables de se définir eux-mêmes comme tels. Mais moi, j’entre bien dans la description qu’a faite Sartre, on m’a dit que j’étais juif, alors bon, j’ai porté l’étoile et d’ailleurs je l’ai gardée, elle est dans mon tiroir, elle a encore les fils. C’est une sorte de fidélité à une ethnie. Puisque j’étais destinée à la chambre à gaz et, à ne pas avoir de voix. Dans mes fantasmes, je dis bien fantasmes, au moment où on a parlé de la recrudescence de l’antisémitisme en France, je me suis dit « eh bien si c’est comme ça, je vais remettre mon étoile. » C’est un fantasme. C’est intéressant de voir que oui, là, on me l’a mise et je la garde. Donc je suis juif et à ma mort, je veux qu’on la détruise, ça ne concerne que moi, je ne veux pas léguer ça à mes filles, ça c’est mon histoire, c’est pas la leur. Ni à Elisabeth, elle a sa propre histoire. Je vais la léguer à… l’IMEC (rires). Avec les fils. Oui, je la donnerai à l’IMEC. D’ailleurs, en Amérique, j’ai fouillé un peu dans les cartons et j’ai retrouvé des tas et des tas de manuscrits, des débuts entièrement écrits à la main de La Dispersion. Il y a cent pages d’un roman commencé que je n’ai pas poursuivi après Un amour de soi. Je vais vous ramener tout ça. Je vais passer une partie de l’automne à classer les choses que je lègue à l’IMEC. Grâce à vous, si je peux dire, je retrouve le plaisir de revoir tous ces manuscrits et de les ranger.

IG : Avez-vous aussi gardé les manuscrits de vos articles critiques ?

SD : Non, non non.

IG : Ceux-là, vous les jetez.

SD : Oui. Je crois que j’ai quelques pages manuscrites du Corneille, que j’avais commencé à écrire dans le jardin du Vésinet. Je crois.

IG : Car ça, c’est aussi très intéressant de voir, et je pense ici à Sartre, comment est conçu le brouillon d’un article critique et quels sont les procédés d’écriture pour un écrit romanesque. C’est une autre écriture.

SD : Tout ça, je vais le ramener d’Amérique, il n'y a pas de doutes, si je les retrouve. Eventuellement pour vous le donner à l’IMEC. Pour résumer notre conversation, je crois que la continuité totale entre le travail critique que j’ai fait est que finalement j’y ai projeté sans le savoir pleinement moi-même. Donc quand j’ai essayé en tant qu’écrivain de me récupérer, il n’y a pas le moindre doute que j’ai ramassé l’être critique avec moi.

IG : Oui, c’est ce que vous reconnaissez aussi dans le manuscrit du « Monstre ».

SD : D’une part dans la partie du cours où s’est dit clairement, mais ça revient aussi entre les lignes du manuscrit, c’est un objet des parties plus romanesques. Je n’avais pas fait ce rapprochement. Voilà.

IG : Il est vrai que ce travail intertextuel donne énormément d’éléments.

SD : Je crois que le point central du débat, c’est précisément de se prêter à ce jeu. Je crois que c’est ça et dont l’écrivain n’avait pas lui-même non plus toutes les clés. Ce que croient Sartre ou aussi Robbe-Grillet : qu’ils savent tout sur eux-mêmes, ça, c’est une illusion. Chaque lecteur apporte quelque chose. Il n’y a jamais une lecture qui est la même, il y a des tas de facettes. Mais, et je vais le répéter à mes étudiants dans un mois, il faut prendre le temps de situer l’œuvre, l’écrivain dans son temps, dans sa situation. C’est ce que j’appelle la transhistoricité de la littérature. Il paraît qu’il y a au une extraordinaire mise en scène d’une œuvre si ancienne comme Medée et que ça été formidable. Ce texte écrit à l’époque, de Pétrone, a traversé les siècles, il continue à nous interpeller. Je dis toujours: il y a deux parties dans le travail, et l’une d’elle est l’historique, on ne peut pas s’en passer, il faut lire ses collègues, lire les résumés des autres, ceux de l’époque et les récents, comme l’a fait aussi Sartre pour son Saint Genet.

IG : Juste une dernière chose : vous dites, ce qui vous intéresse surtout, c’est comment s’enclenche le processus fabricateur et c’est une constante de presque tous vos articles critiques. Alors la critique génétique dans laquelle je suis et que vous connaissez à travers l’ITEM , cela vous aurait intéressé ?

SD : Dans mon temps, cela n’existait pas encore, donc oui, les pages que vous avez lues sont une sorte de critique génétique de mon œuvre, d’où ça vient, d’où ça part. Moi j’ai arrêté ma genèse au niveau analytique, ce voyage à travers mon personnage. La critique de Barthes m’a toujours séduite parce que c’est Barthes qu’on lit, et pourtant, il y a des choses parfaitement vraies. Mais avec la critique génétique, on peut aller plus loin encore, on peut se poser la question pourquoi tel terme a été choisi et tel autre rejeté. Je sens que le prochain texte que je vais écrire va reprendre toute ma vie et, très sérieusement, je veux lire un texte que je n’ai jamais lu : Rousseau juge de Jean-Jacques . Dans ses Confessions, il y a du Rousseau, oui, mais c’est sous cet autre angle que je voudrais reprendre ma vie. Chaque livre était un adieu à une femme. Celui-là sera un livre tout à fait différent. Ecrit au présent, au passé, je ne sais pas encore. La question sera : après 50 ans, quel est le jugement qu’on peut porter sur soi-même ? Qu’est-ce que j’ai fait, qui est-ce que j’ai été ?

IG : Plutôt une œuvre avec ambition philosophique ?

SD : Oui, si l’on veut. Ça sera un peu ça. J’ai envie de m’astreindre à cette réflexion sur soi-même. Là, je vais prendre la retraite, je sens qu’il est temps, que je peux m’y mettre. C’est pas moi qui ai décidé ça, c’est comme ça. Ce sera une rétrospéction de soi-même alors que les autres livres prétendaient être des instantanés, même si ça parle du passé c’était toujours relié au présent. Je ne sais pas du tout à l’avance ce que ce sera. Je ne sais pas. Ce sera la découverte. Si je le savais d’avance, ça ne m’intéresserait pas. Je sens le besoin d’exprimer quelque chose que je n’ai jamais vraiment approfondi et exprimé, mon profond athéisme. Je sais qu’il n’y a pas d’autre côté de la vie. Une vie après la mort, je n’y crois absolument pas. C’est fondamental pour moi d’y réfléchir car je n’y crois absolument pas. Donc, je viens de lire le bouquin de Michel Onfray (15), c’est amusant, et il y a des détails très très précis, mais je sens que je veux exprimer une autre conception de l’athéisme que sa vision d’historien. Et il faut revoir le XXème siècle. Je suis un homme du XXème siècle. Ce que devient l’espèce humaine, le problème démographique en 2500, ça m’est égal, ça ne me concerne pas.

IG : Sartre a fait des critiques d’art. Vous n’y avez jamais songé ?

SD : Non, j’admire, je peux jouir d’un tableau mais je ne saurais vous dire pourquoi. Ça me passionne, mais je n’avais pas de place pour ça. Ça aurait été trop. Il faut garder ses forces pour ce qui vous intéresse vraiment. Et maintenant, le temps est compté. Je ne peux plus dire j’ai deux trois ans, je fais ci ou ça puis après je ferai mon roman. J’ai été sauvé in extremis il y a 6 ans d’un cancer au rein, on a opéré tout de suite à New-York. Le mois dernier les examens ont montré qu’il n’y a pas de métastases. Donc là, je sais que je n’ai pas le temps. C’est tout. Je me dis toujours, j’aimerais encore vivre une bonne dizaine d’années, sans histoire, être heureux avec cette femme que j’ai eu la chance extraordinaire de rencontrer à la fin de ma vie qu’est Elisabeth et je voudrais jouir de ca le plus longuement possible.

Notes :

(1) Claude Simon, La Route des Flandres, Ed. de Minuit, 1960.

(2) Camus a été enterré à Lourmarin, dans le Vaucluse, où il avait acheté une maison en 1958.

(3) J.-P. Sartre, L’Idiot de la famille, Gustave Flaubert de 1821 à 1857, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de Philosophie, T. I, II : 1971, T. III : 1972, rééd. corrigée 1988.

(4) J.-P. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952, rééd. 1996.

(5) Repris in Serge Doubrovsky, Autobiographiques de Corneille à Sartre, PUF, Perspectives Critiques, 1988, p. 123-167.

(6) « Empreinte de L’Ecole des femmes dans Un amour de soi » in Ecriture de soi, lecture de l’autre, éd. Jacques Poirier, colloque des 18 et 19 mai 2001, coll. Le Texte et l’Edition, EUD, 2003.

(7) Roland Barthes, Sur Racine, Seuil, coll. Points, 1963.

(8) Charles Mauron, L'Inconscient dans la vie et l'œuvre de Racine, Gap, Annales de la Faculté des Lettres d'Aix, Ophrys, 1957.

(9) Les Mots, Gallimard, 1964, coll. Folio, 1990.

(10) Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, 1990, rééd. avec le Carnet I, 1995.

(11) Lettres au Castor et à quelques autres, Gallimard, T. I, II, 1983, rééd. 1990.

(12)Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, « L’ordre du récit dans Les Mots de Sartre », Seuil, 1973.

(13) Cf f° 1335 : « Pourquoi. Pour vivre. Je vis. Pourquoi. Je vis. Pour écrire. Le but de ma vie. De notre vie. Ma mère et moi. On veut. Que je sois écrivain. Elle dit. Je sais, un jour tu écriras un livre. Mon livre. Ce sera. Son livre. Notre. Livre. J’écris. Le Jours S. Corneille et la dialectique du Héros. J’écris. Pourquoi la nouvelle critique. J’arrête pas. D’écrire. Des articles. Des savants, dits savants. Dans les revues. Savantes. Mais je ne sais pas. Aucune idée. Pourquoi. Notre livre. Il tarde. A venir. »

(14) Texte écrit entre1772 et 1776 publié en 1789 nommé les Dialogues ou Rousseau juge de Jean-Jacques ou La Comédie de l'orgueil et du cœur. Il s’agit d’une justification virulente et agressive où le personnage se dédouble en Rousseau et « le Français ». Armand Colin, 1962.

(15) Michel Onfray, Traité d'Athéologie, Grasset, 2005.