Entretien initialement publié dans Michel Contat, Portraits et rencontres, Genève, Ed Zoé, 2005, p. 231-264.

Serge Doubrovsky : « Quand je n’écris pas, je ne suis pas écrivain »

Cet entretien a été réalisé, le 2 octobre 1999, chez Serge Doubrovsky, à New York, dans l’appartement de Washington Square où il vit et dont les fenêtres donnent sur SoHo et downtown Manhattan. La fin d’après-midi d’été indien allumait des couleurs mauves dans le ciel derrière les fûts lumineux des Twin Towers que l’écrivain a si souvent décrits. Quelques jours plus tard Doubrovsky devait subir une opération chirurgicale à risques. De là le sentiment, partagé, que cet entretien pouvait être le dernier, et le tour parfois un peu testamentaire qu'il a pris. D'habitude, lorsque nous nous entretenons avec un écrivain sur ses manuscrits, nous les avons examinés, ne serait-ce que superficiellement, afin de nous faire notre propre idée de ses procédures d'écriture. Dans le cas de Doubrovsky, cela n'avait pas été possible. Une partie de ses manuscrits est à Paris, une autre à New York; lui-même n'a jamais tenté de les classer systématiquement. Les accidents de santé subis par Doubrovsky durant l'été 1999 m'avaient empêché de lui rendre visite préalablement, à Paris, comme nous avions prévu de le faire afin de parcourir ensemble ses cartons. Nous avons donc décidé, sous l'urgence, de nous entretenir de la genèse de ses "autofictions" en nous fiant à son seul souvenir, quitte à procéder ensuite à des vérifications. Ceci va d'ailleurs dans le sens d'une préoccupation qui s'est fait jour dans les études génétiques : celle d'évaluer la distance qui peut exister entre le discours de la genèse par un écrivain et sa pratique effective du manuscrit.

Michel Contat — Pensez-vous qu'il puisse y avoir une différence dans la façon d'écrire entre la fiction, l'autofiction et l'autobiographie au sens strict ?

Serge Doubrovsky — Je crois que l'autobiographie au sens strict tend au style classique — je songe aussi bien à Gide qu'à Green ou même, pour prendre quelqu'un de plus près de nous, à Annie Ernaux, qui prétend ne pas faire de roman. Ces écrivains tendent à écrire dans un style soutenu, articulé par une syntaxe stricte, et ils s'efforcent à une expression littéraire et non pas simplement à consigner des éléments de leur vie. Ce qui distingue l'autofiction pour moi, avant toute autre considération, est l'importance spécifique de la verbalisation immédiate. Ce ne peut être l'écriture périodique — sans aller jusqu'à Bossuet, pensons simplement à Proust — articulant merveilleusement les mille et une nuances d'une sensation sur vingt lignes reliées entre elles par des "bien que" des "quoique", avec des incises, des parenthèses. L'autofiction ne pourrait pas s'écrire de cette façon. L’écriture autobiographique est celle d'un narrateur parfaitement conscient des moindres nuances de son expérience et qui cherche à les transcrire par les procédés de la syntaxe. Tandis que dans l'autofiction il y a un rapport beaucoup plus immédiat à la brutalité des mots, des scènes, des souvenirs, et c'est cette formalisation-là qui la "fictivise", si je puis dire. La formule qui est devenue "canonique" en la matière est celle du prière d'insérer de Fils, "fiction de faits et d'événements strictement réels" — "autofiction qui a transformé le langage d'une aventure en une aventure du langage". Je crois que cette aventure de langage définit l'autofiction. Les faits sont réels — pour autant, bien sûr, que les faits soient réels dans une autobiographie —, et je crois qu'on a tendance à faire la part trop belle au mot “fiction” dans “autofiction”. L'autobiographie la plus classique est faite aussi de tous les fantasmes du scripteur. Avec mes étudiants, quand je fais un cours sur “autobiographie / autofiction” je commence toujours par le Premier Livre des Confessions de Rousseau. Dès le deuxième paragraphe nous sommes dans la fiction que Rousseau avait des rapports de sa mère et de son père « qui s'étaient aimés dès le plus jeune âge ». Il écrit ce qu'écrira Bernardin de Saint-Pierre quelques décennies plus tard, c'est Paul et Virginie, on est en pleine fiction. Donc, l'autofiction est la fictionnalisation du vécu par la manière de l'écrire. Si je prends un de mes textes, ce ne peut pas être la retranscription d'une expérience réelle, c'est forcément sa modulation par une musique de l'écriture. Il y a des passages où, comme dans Fils, il y a des virgules après presque chaque mot, il y a des blancs — cela ne correspond pas à un récit ordonné, c'est la recréation d'émotions immédiates. Il s’agit d’une fiction non dans le sens où seraient relatés des événements faux, car je considère que dans mes livres j'ai vraiment raconté ma vie de façon aussi véridique que si j'avais écrit mon autobiographie — et aussi fausse également... Mais cela devient une fiction à partir du moment où cela se lit comme une fiction. Pour le lecteur, c'est une fiction. Pour moi c'est une fiction par la mise en mots. C'est le mode particulier de mon écriture qui fait que dans chacun de mes livres il y a un rapport différent à telle ou telle partie de ma vie. Je ne peux pas avoir un style unique qui traiterait de façon indifférenciée de mes plus jeunes années et du moment présent. Chaque livre, du moment qu’il se situe grosso modo à une période différente de ma vie, relève des lois de son propre fonctionnement et de sa propre écriture. En ce sens-là, ce n'est jamais le ressaisissement graduel et total d'une vie selon sa complexité, mais aussi sa linéarité comme dans l'autobiographie classique. C'est un mélange. Ce sont des échos verbaux de noms qui se ressemblent et qui s'assemblent par paronomase, comme les pensées qui nous reviennent de notre propre vie et qui s’associent selon leur logique propre. C'est du moins ce que j'ai essayé de transcrire. Naturellement je n'ai pu le faire que par des procédés qui, eux, sont fictifs.

Michel Contat — Vous parlez de procédés mentaux et de procédés d'écriture immédiate, avec les associations, les assonances, les jeux avec les mots qui caractérisent votre style, cette façon d'improviser l'écriture. Mais la question serait celle de savoir s'il n'y aurait pas quand même une différence essentielle entre l'autofiction et l'autobiographie : un geste de l'autobiographe auquel vous ne recourez pas est celui de la documentation préalable sur votre propre vie. Vous n'allez pas constituer un dossier, rassembler des témoignages et des documents, chercher dans des agendas, des journaux intimes ou des lettres de quoi alimenter votre mémoire. Vous vous fiez plutôt à votre mémoire pour qu'en surgisse...

Serge Doubrovsky — Ce n'est pas tout à fait exact. Par exemple, dans mon dernier livre, Laissé pour conte, j'utilise beaucoup les lettres que j'écrivais à ma mère et quelques lettres de ma mère elle-même.

Michel Contat — Mais dans ce cas-là, n’est-ce pas fortuitement que vous avez récupéré cette correspondance ?

Serge Doubrovsky — A la mort de ma mère, ma soeur a pris les dispositions nécessaires à la liquidation de l'appartement, des meubles. Elle avait trouvé un carton sur lequel était écrit "A détruire après ma mort". Il y avait des lettres de mon père à ma mère, elle les a détruites et brûlées — ça c'est leur vie —; elle a trouvé toutes mes lettres, et elle m’a dit : “Celles-là je n'ai pas pu les brûler.” Elles les a mises dans un coffre de banque, à Birmingham, et il y avait déjà plusieurs années que je lui avais demandé de me les rendre. J'ai reçu un grand carton plein de mes lettres, allant de 1947, qui est la première fois où je me suis éloigné de la maison pour aller en vacances en Normandie, jusqu'à la mort de ma mère en 1968. Je me suis replongé dans ces lettres, je me suis redécouvert, donc ça a joué le rôle d’une sorte de documentation, introduite à l'intérieur du roman. Mais pour les autres textes aussi je m’étais déjà servi de la correspondance. Dans Un amour de soi, les lettres de "Rachel" au narrateur sont les lettres réelles; j'ai simplement extrait des fragments, parce qu'il y avait des passages qui n'avaient pas d'intérêt par rapport au roman. Il y a eu là ce qu'on appelle en anglais “editing” : non pas suppression, mais aménagement de ces lettres en vue de leur jointoiement avec le roman, si je puis dire. Il m'est arrivé aussi — par exemple dans Fils —, pour vérifier tous les méandres du narrateur en voiture avec son amante tchèque, de consulter des carnets, car je tenais à l'exactitude absolue, par exemple des noms des hôtels où nous sommes descendus. Il y a là un côté “commémoratif”. Je n'ai jamais tenu de journal; en ce sens-là je ne peux pas nourrir comme un Gide ou un Green une autobiographie avec des pages de journal, et je ne garde pas non plus toutes mes lettres comme Rousseau copiste le faisait des lettres qui lui ont servi de documentation. Mais j'ai eu recours, à ma manière, dans une mesure limitée mais malgré tout significative, aux traces du passé.

Michel Contat — Vous êtes donc bien un autobiographe dont le témoignage sur sa propre vie peut éventuellement être vérifié sur des documents administratifs, registres d'hôtel, factures etc. Vous tenez à la véracité de ce que vous racontez, et le pacte autobiographique est en ce sens respecté ?

Serge Doubrovsky — Oui, la Résidence de Rohan à Royan m'a laissé un souvenir inoubliable, je l'ai intégré au roman, une enquête policière pourrait à la limite retrouver les traces de notre passage.

Michel Contat — Et c'est important pour vous, parce que ça ancre l'autofiction justement dans le projet autobiographie ?

Serge Doubrovsky — Oui, "fiction de faits et d'événements strictement réels" — je tiens à ce "strictement réels".

Michel Contat — Vous trouveriez donc licite l'enquête d'un critique biographique qui voudrait vérifier la part de vérité et la part d'invention dans vos livres ? Ne pensez-vous pas avoir écrit avec vos livres une autobiographie qui rendrait vaine toute biographie ?

Serge Doubrovsky — Non. Je connais une dame très calée dans ce domaine qui est professeur et qui avait songé à un moment donné à écrire une biographie de moi. Je lui ai dit : “Mais j'ai déjà tout dit.” C'était un réflexe de défense. En réalité, on pourrait écrire une biographie, et il faudrait à ce moment-là avoir le témoignage de gens qui m'ont connu et qui n'ont pas la même vision de moi que je puis avoir de moi-même. C'est surtout là que la biographie intervient par rapport à l'autobiographie, qui est quand même toujours centrée à partir de son propre point de vue, même si on se documente. C'est une expérience qui m'arrive avec des amis : “Tu te souviens de...?” et là j'ai un trou de mémoire absolu, alors qu'il y a eu des événements importants ou intéressants. Avec ma soeur cela arrive sans arrêt. Un biographe, si cela en valait la peine pour lui, se donnerait le mal d'interroger des familiers. Je suis sûr que ma première femme a une vision différente de notre mariage que celle que je relate.

Michel Contat — Que faites-vous de vos brouillons ? Je crois que c'est Lacan qui a dit que "la littérature commence avec la rature". Qu'en pensez-vous ?

Serge Doubrovsky — La rature prend chez moi une forme très particulière : ce n'est pas une rature. La manière dont j'ai écrit mes livres est très précise. C'est toujours le matin, relativement tard parce que je suis un lève-tard, donc je me mets au travail vers dix heures; il me faut deux cafés, et je travaille jusqu'à deux heures de l'après-midi. Quand j'ai un livre en train, c'est comme ça tous les jours, il n'y a pas de vacances. Je tape directement à la machine électrique, je ne suis jamais arrivé jusqu'au traitement de texte, je suis un homme du XXe siècle, pas encore entré dans le XXIe. J'ai deux machines électriques, l'une en France, l'autre en Amérique, et ces machines sont exclusivement réservées à l'usage de la littérature, ce qui provoque des problèmes, parce qu'on me demande administrativement de taper à la machine, alors j'écris manuellement en lettres majuscules, mais je ne tape pas. Mes lettres sont entièrement écrites à la main.

Michel Contat — Il n’y a pas de stade manuscrit, d'aucune sorte, pour vos écrits littéraires ?

Serge Doubrovsky — Non, je n'ai jamais écrit à la main. Le Corneille, si, mais c'était un essai, une thèse, je l'ai écrit à la main et tapé ensuite. Mais pour le reste il n'y a que ce que vous appelleriez des tapuscrits. Je tape, et c'est l'instrument qui crée le texte; parce que, si on me posait la question, mon texte pour moi est à la fois auditif et visuel. Dès ma première œuvre, La Dispersion, la graphie a été essentielle, avec des paragraphes de facture classique, d'autres sans ponctuation, d'autres avec des blancs, etc. J'ai besoin de le voir imprimé à mesure que je le fais, je ne pourrais pas avoir l'équivalent dans une graphie manuelle. Ce qui se passe, c'est que j'écris mes deux ou trois pages environ, le lendemain je les relis, et la rature intervient sous cette fome que je déchire une page et la mets au panier.

Michel Contat — Vous déchirez avant de récrire , sans garder la première version sous les yeux pour la récrire mieux ?

Serge Doubrovsky — Non, je ne reprends pas. Je crois répondre honnêtement : je n'ai jamais, ou très peu repris des feuillets que j'estime mauvais. Je me remets dans le mouvement, mon écriture est semi-automatique, c'est-à-dire que le flux verbal domine tout. Je ne sais plus dans lequel de mes livres — je lis maintenant des mémoires de maîtrise et des thèses de doctorat qui connaissent beaucoup mieux mon œuvre que je ne la connais — j'ai écrit, je crois que c'est dans L'Après-vivre : “ Je n'écris pas mes livres, mes livres s'écrivent à travers moi. " Et c'est vraiment mon expérience. Evidemment, je peux corriger, je peux couper, je peux déchirer, je peux changer tel ou tel passage, mais il y a le jet, l'orgasme de l'écriture... à peu près toutes les métaphores que l'on voudra fonctionneront. Je n'utilise pas les restes de la veille, parce que c'est une autre coulée. Quelquefois elle ne me plaît pas. Dans Fils, c'est pourquoi j'ai eu énormément de mal avec ce roman, il y avait deux mille et quelques pages à l'origine, il a fallu couper, réduire. Mais à chaque fois il faut retrouver le mouvement.

Michel Contat — Quand vous relisez vos trois ou quatre feuillets de la veille, vous arrive-t-il de les trouver bons, mais de juger qu'il y a peut-être un ou deux mots qu'il faut changer, et de faire à ce moment-là une correction manuscrite ?

Serge Doubrovsky — Manuscrite, jamais.

Michel Contat — Vous ne touchez pas la feuille avec un stylo ?

Serge Doubrovsky — Jamais, c'est comme un interdit. Ce que je trouve, en me relisant, comme pour des épreuves de livre, c’est un deleatur, mais ce sont des signes de la typographie, pas mon écriture. Ce qui veut dire que j'ai dû retaper ces pages-là. Mais je ne crois pas avoir jamais utilisé la rature au sens classique du terme.

Michel Contat — Donc, pour vous, la rature c'est la réécriture d'un ensemble de feuillets ?

Serge Doubrovsky — Non, il faut que la page me plaise avant que je puisse passer à la suivante. Mais quand même, en gros, c'est la production de la veille que soit je remets en chantier, soit je conserve pour continuer. Il peut y avoir deux pages qui me plaisent, et que je garde, mais une que j'estime ne pas aller. Ça ne veut pas dire que je récris forcément les trois pages. Si l’une ne me plaît pas, je la récris et j'essaie de faire en sorte qu'elle s'enchaîne avec les autres.

Michel Contat — Comment se passe l'accumulation du texte ? Je suppose que vous ne relisez pas tous les jours tout ce que vous avez écrit pour le livre en cours ?

Serge Doubrovsky — Non, je relis la production de la veille.

Michel Contat — Ce qui veut dire que ce que vous avez jugé bon une fois, vous le jugez suffisamment bon pour rester. Ça fait le début du livre et c'est suffisamment travaillé pour n'avoir plus à y revenir, et le reste va venir s'accumuler quotidiennement avec la production du jour précédent ?

Serge Doubrovsky — Je n'ai jamais retouché un livre, à part les remaniements locaux de deux ou trois pages réécrites. Une fois le livre terminé, je n'ai jamais touché à rien

Michel Contat — Là, je crois quand même que votre mémoire vous trompe. Car il vous arrive malgré tout qu'à la relecture vous voyiez des choses à modifier. Depuis que nous nous connaissons sur un plan d'amitié, depuis Le Livre brisé, vous me donnez à lire votre manuscrit achevé, pour avoir ma réaction de lecteur. Et vous le faites avec d'autres aussi, n'est-ce pas ? Il vous est arrivé, après des conversations avec moi ou avec d'autres, d'éliminer des passages qui apparaissaient comme des redondances ou des répétitions, voire de changer quelque chose à la composition générale ?

Serge Doubrovsky — Ah oui, certainement. Par exemple, de façon très précise, pour L'Après-vivre, j'ai coupé des tas de passages à la demande de celle que j'ai appelée "Elle" dans le livre, et qui ne voulait pas que je raconte certaines choses. Il n'y a que Jacques Lecarme qui possède le manuscrit original, à remettre un jour à l'IMEC. Là j'ai fait des coupures sur demande. Maintenant je sais trop bien comment la mémoire peut vous tromper, donc je dirai tout ça avec prudence. Dans Fils, évidemment, il y a eu des remaniements, par définition pour passer de deux mille pages à cinq cents, ça a été récrit, et c'est le seul de mes livres qui a été retravaillé.

Michel Contat — Récrit comment ? Coupé ? Ou bien récrit par chapitres entiers ?

Serge Doubrovsky — Coupé. Je crois qu'il y a des parties qui ont dû être récrites et d'autres élaguées. Dans le cas de Fils, à un moment donné je ne voyais plus comment je pouvais couper, arranger le texte, et c'est un ami, Jean Paris, qui a relu le texte, et qui, au crayon, a indiqué les parties à couper etc. Je dois dire que j'ai suivi ses indications à 90%. Le texte de Fils tel qu'il existe aujourd'hui résulte de la collaboration ultime et de la relecture de Jean Paris qui m'ont aidé à le réaliser. Je lui en ai une très grande reconnaissance.

Michel Contat — Il a joué somme toute le rôle d'un "editor" dans une maison d'édition anglo-saxonne, fonction qui n'existe plus, à ma connaissance, dans l'édition française.

Serge Doubrovsky — Non, et c'est dommage. Parce que là ça m'a aidé considérablement. Toutes les coupures qu'il suggérait m'ont paru justifiées.

Michel Contat — Vous n'avez jamais eu, dans la succession de vos livres chez différents éditeurs, d'intervention d'éditeur ?

Serge Doubrovsky — Si, chez Galilée, je me souviens qu'après nombre de refus cruels de Galligrasseuil, Minuit etc., auxquels j'avais présenté le manuscrit, sur la recommandation de vous ou de Roland Jaccard...

Michel Contat — François Bott, plutôt.

Serge Doubrovsky — Oui, François Bott. Qui m'a dit : “Va voir Michel Delorme.” Je suis allé le voir et dans les vingt-quatre heures il m'a appelé et m'a dit : “Je prends, sauf le titre.” Cela s'appelait Le Monstre. Donc c'est là que j'ai été amené à constater, en relisant le livre, que le mot fils ou fils apparaissait à presque toutes les pages, et c'est alors que j'ai trouvé le titre final. Là, il y a eu une intervention d'éditeur, décisive.

Michel Contat — Si je me rappelle bien, Roland Jaccard et moi sommes intervenus pour Un amour de soi, pour le faire prendre chez Hachette. Et après cela vous êtes passé chez Grasset. Là on ne vous a jamais suggéré des modifications ? Les livres étaient lus, et imprimés tels quels ?

Serge Doubrovsky — Je sais qu'il y avait des gens qui avaient des réserves. Par exemple, pour mon dernier livre, certains des membres du Comité de lecture n'aimaient pas le titre Laissé pour conte, mais j'ai dit que c'était le titre sous lequel j'avais conçu le livre, et on l'a gardé. En France, c'est à prendre ou à laisser, les écrivains. En Amérique, on peut dire "On prend mais il faut changer ceci ou cela". Les plus grands écrivains américains, comme Thomas Wolfe, ont eu des "editors" qui les ont aidés à couper des longueurs. En France, si on vous trouve quelques petits défauts, on ne vous prend pas.

Michel Contat — Dans les années 30, on a l'exemple de La Nausée où Brice Parain fait des suggestions très précises de suppressions, le service légal de Gallimard fait remarquer que certains passages exposent le livre à des poursuites pour atteinte aux bonnes mœurs, et donc l'auteur lui-même "normalise" son livre en fonction des remarques qui lui sont faites.

Serge Doubrovsky — Je crois que c'est un exemple assez rare.

Michel Contat — Peut-être plus fréquent qu'on ne le pense, pour les années 20 et 30, mais il faudrait vérifier. C'est une chose qu'un éditeur expérimenté pouvait demander à un jeune auteur, et se plaisait même à faire. Surtout à la NRF, où régnait l’idée qu'il y avait un style maison, un goût maison qui était la grande littérature, à laquelle l'auteur devait plus ou moins se conformer. Dans les années d'après-guerre encore, quelqu'un comme Georges Lambrichs discutait avec les jeunes auteurs et pensait pouvoir les inciter à améliorer leur livre. Ce qui est un peu particulier dans votre cas, c'est que vous avez eu un premier livre publié au Mercure de France qui n'a sans doute pas causé de problème, qui n'a pas eu un énorme succès, tout au moins commercial, malgré le succès d'estime et de réception critique, si bien que vous n'aviez pas de contrat avec un éditeur pour un second livre. Donc, quand vous avez terminé Fils, vous l'avez présenté d'abord à Gallimard, puisque c'était la maison qui avait édité votre Corneille. Qui la refusé chez Gallimard ?

Serge Doubrovsky — Ils l’ont eu dans la version de deux mille pages. Ils ont passé six mois à lire ça, ils étaient furieux, à vrai dire j'étais complètement cinglé de penser qu'ils pouvaient publier ce monstre. Finalement j'ai reçu une lettre furibonde, je ne me rappelle pas de qui, je ne l'ai pas gardée. Là je me suis vraiment rendu compte qu'il fallait couper le texte.

Michel Contat — Pensiez-vous à ce moment-là qu'un livre monstrueux était justement possible parce qu'on était dans une période où l'expérimentation littéraire était à la mode ? Une période où les figures de Joyce, de Musil, d'Artaud donnaient une image de l'écriture comme expérience dans laquelle le lecteur n'était pas forcément invité à entrer de plain-pied ?

Serge Doubrovsky — Je dirai que l'exemple qui m'a permis cette folie d'écrire ces deux mille pages — d'ailleurs je suis curieux de voir, si on arrive finalement à les donner sur Internet, si les lecteurs trouveront que c'était une folie, ou non, ils en décideront eux-mêmes — c'est Proust. A l'époque j'étais plongé dans Proust, donc trois mille pages ou deux mille finalement ce n'était pas si anormal. L'exemple de Proust a été sur moi déterminant. Et pour la coulée de l'écriture, ça a été Claude Simon, ces immenses flots de langage se lovant autour de leurs propres articulations — au fond il aurait pu continuer encore chaque livre avec deux ou trois cents pages de plus. C'est dans cette mouvance plutôt proustienne que je me suis inscrit. Comme "Rachel" dit au narrateur dans Un amour de soi, : “ Tu as nui à ton roman, tout comme tu as nui à notre vie, en te prenant pour Proust et moi pour ta mère. ” Je cite de mémoire, c'était mieux dit. Mais votre question sur le rapport technique à l'écriture est intéressante parce que je n'ai pas la réponse au pourquoi. Ce que je viens de dire répond un peu au “comment”. Pendant la période de ma vie où j'ai un peu quitté Sartre pour Freud, je me suis aperçu qu'il y avait un inconscient et que par conséquent une grande partie de mes choix esthétiques viennent d'impulsions ou de pulsions inconscientes. Par exemple, nous parlons en ce moment, et je n'ai pas fait un seul jeu de mots. Quand j'écris une lettre à des amis, je ne fais pas de jeux de mots. Et dès que je me mets à écrire au sens intransitif, il faut que les mots commencent à s'assembler par exemple parce qu'ils se ressemblent, ou parce qu'au contraire ils s'excluent. C'est une autre attitude complète envers le langage. D'où vient cette attitude-là, je n'en sais absolument rien.

Michel Contat — Dans Laissé pour conte il y a une hypothèse qui est formulée. Vous thématisez cette question de l'écriture en tirant une analogie entre le clavier de la machine et celui de piano. Et c'est à ce moment-là que vous parlez de votre rapport à la musique. Dans un moment de dépression que vous racontez, vous allez écouter une pianiste jouer à la Maison française de NYU et cette musique vous redonne un élan pour l'écriture, vous comparez alors le geste de l'écrivain à celui de la pianiste. Ce que vous avez dit tout à l'heure était intéressant: il y a le rythme, mais il y aussi le ruban visuel d'une partition en train de se dérouler. Vous vous écoutez et vous vous vous regardez écrire.

Serge Doubrovsky — Les deux vont ensemble. Le son des mots, cette fameuse voix intérieure — je lisais récemment le livre de Derrida sur La Voix et le phénomène, où il rappelle que pour Husserl cette voix est tout à fait fondamentale pour le sujet lui-même — donc la sonorité de cette voix-là est capitale, parce que je ne passe pas mon texte par mon "gueuloir" au sens flaubertien, je ne me lis jamais à voix haute — une fois qu'il est publié, quand on me demande des lectures de textes, je le fais volontiers, mais je ne lis pas mon texte à haute voix pour moi-même. Cependant je l'entends. Ça, c'est la musicalité. Je crois que le compositeur aussi entend, mais il compose en même temps.

Michel Contat — Il y a le compositeur qui compose sa partition par écrit, et qui l'entend dans sa tête, et il y a celui qui la compose au piano, en l'entendant effectivement jouée. J'ai l'impression que vous écrivez plutôt comme un jazzman improvise. Vous venez de le dire : vous récrivez en réimprovisant, et non pas en corrigeant détail par détail, note par note pour ainsi dire. On y reviendra. Mais je voudrais une réponse à une question précise : vous arrive-t-il, parce que vous êtes content d'une formule que vous avez trouvée, de la mettre de côté, de l'écrire à part, pour ensuite l'insérer dans le flux de votre improvisation ?

Serge Doubrovsky — Les choses ne me viennent qu'en écrivant. Quand je n'écris pas, je ne suis pas un écrivain. Quand je marche, je regarde, à New York, les gratte-ciel, à Paris, les ciels, et puis aussi les filles qui passent. Mais il n'y a pas de mouvement d'écriture dans ma tête. Une phrase dont je me dirais : “Tiens, ce ne serait pas mal, ça.” Jamais.

Michel Contat — Dans votre conversation il arrive que vous ayez des formules dont on se dit : “ Tiens, ça il a dû l'écrire, c'est bien trouvé. " Il m'est arrivé de reconnaître dans ce que vous disiez quelque chose que j'avais déjà lu chez vous.

Serge Doubrovsky — On m'a demandé de faire des lectures de textes dans pas mal d'endroits, donc il m'est arrivé de lire des fragments ou même une grande partie de certaines de mes œuvres. (Je n'ai jamais relu Le Livre brisé, et je ne pourrais pas.) Alors il y a sans doute des formules qui me restent, parce que je les ai relues à haute voix, elles se sont mémorisées d’elles-mêmes. “Elle pense à moi, donc je suis.” C'est malheureusement l'obsession d'un cogito faussé. Il y a une chose qui me frappe comme relecteur de ma propre œuvre, c'est l'obsession du cogito dans tous mes livres. Il est mis à toutes les sauces. Il y a chez moi un ancien khâgneux et un ex-cartésien, et un sartrien qui, à l'époque, avait lu attentivement tout ce qui concernait le “cogito pré-réflexif”, et ça revient comme une métaphore ou une ritournelle de tous mes livres. Un cogito tordu.

Michel Contat — Je vous ai toujours rangé parmi les écrivains existentialistes. Votre généalogie littéraire, s'il est vrai que chaque écrivain a un écrivain modèle, et dans votre cas c'est Proust, fait de vous un héritier de Proust, de Sartre et du Nouveau Roman — de Sartre surtout pour la pensée ?

Serge Doubrovsky — Et l'écriture. Ce mélange de style philosophique et puis brusquement un mot d'argot, cette liberté souveraine avec laquelle l'écrivain chez Sartre traverse des couches de langage très différentes et en fait sa phrase à lui, ça m'a ouvert tout grand la voie de ma propre écriture. Je rgrette de le dire, mais si l'entreprise proustienne a été absolument vitale et déterminante, ce n'est pas son écriture, mais celle de Sartre, et, à travers Sartre, il faut bien le dire, celle de Céline qui a été inspiratrice. Je hais Céline, pourtant sans lui je n'aurais pas pu écrire comme j'écris. C'est triste à dire, mais il faut être honnête là-dessus.

Michel Contat — Ce n'est pas seulement Céline à travers Sartre, c'est Voyage au bout de la nuit en lui-même qui littérairement vous a emporté, comme il le fait de tous les lecteurs ou presque, non ?

Serge Doubrovsky — Absolument. Mais je trouve qu'il se relit un peu moins bien avec les années. Il y a des longueurs, une ratiocination, une certaine complaisance du langage. Cela reste une trouée extraordinaire dans l'histoire de l'écriture.

Michel Contat — Et la part de l'œuvre de Céline qu'on appelle "autographie", à partir de Féerie pour une autre fois, où il commence à écrire sa vie sur le mode d'une fiction aussi, on est très proche de ce que vous appellerez, vous, l'autofiction.

Serge Doubrovsky — J'ai lu un remarquable mémoire de maîtrise sur Le Livre brisé, d'un étudiant qui avait été chercher dans le livre d'Henri Godard Poétique de Céline la notion de "roman autobiographique" qui était différente de l'autofiction. Il est certain par exemple que Fils est plus radicalement une autofiction que Laissé pour conte ou L'Après-vivre, où la temporalité même du livre, du moins de certains passages, relève presque du journal intime. Dans Laissé pour conte il y a ce que j'appelle, dans ma tête, des séquences, et non pas des chapitres, qui sont toutes datées. Si on regarde les dates, cela va de 1934 à 1997. Or 97 c'est le moment où j'étais en train d'écrire le livre. Donc là le discours affleure dans le présent de l'écriture. D'autres fois, l'autofiction se distancie et se rapproche des mémoires. C'est un genre essentiellement polyvalent.

Michel Contat — Alors que le cadre temporel autour duquel le livre s'articule en avant ou en arrière est juillet 40 à mai 44.

Serge Doubrovsky — La fin a été une décision d'auteur. Le début, non, j'ai commencé comme ça, par quelque chose qui manque, le pont du Pecq qui a sauté, il y avait déjà dans Le Livre brisé des trous de mémoire. Donc les trous dans mon œuvre, les failles, les vides, me sont apparus comme une matière d'écriture toujours essentielle, générative. Vers la fin, j'ai senti qu'il fallait rabattre toute l'histoire de ma vie sur cette période-là. J'avais déjà parlé de la période de la guerre, de mon séjour dans la maison où nous avions été recueillis, mais finalement c'est ça qui devait coiffer l'ensemble de mon œuvre. Je n'aurais pas écrit si je n'avais pas été l'enfant des années 40. C'est ce qui m'a propulsé dans l'écriture. Mon premier livre La Dispersion, avait été suscité par une histoire d'amour très ardemment mais également très douloureusement vécue, puisque, accompagnant une jeune femme — dans le livre je n'ai pas dit qu'elle était Tchèque — en gare de Munich, le narrateur n'a pu s'empêcher d'aller à Dachau, et donc tout le livre est devenu le livre du souvenir. C'est comme ça que j'ai débuté comme écrivain, et c'est comme ça que j'ai voulu terminer aussi.

Michel Contat — Ce qui vous rangerait, selon les catégories que Jean-François Louette tente d'établir, parmi les écrivains "lazaréens". Vous êtes un écrivain de la survie.

Serge Doubrovsky — Oui, c'est absolument ça. J'y tiens. Le dernier mot de Laissé pour conte, le dernier mot que j'ai écrit, c'est “écrire ma survie”. Il y a deux choses que je voulais ajouter. Ce qui fait l'autofiction, fondamentalement, ce n'est pas le plus ou le moins d'exactitude par rapport à la vie dite réelle — parce que dans l'autobiographie le même problème se pose — et dans l'autofiction, je dis "faits et événements strictement réels", mais je suis sûr qu'il y en a qui sont transformés par la mémoire et par l'imagination. Ce qui fait l'autofiction, c'est un fait très précis : tout est écrit au présent. Et ça, c'est une fiction absolue. Pour prendre le dernier livre, Laissé pour conte, je relate au présent juillet 40, 1934 où le narrateur avait six ans, c'est écrit au présent, comme quand il écrit en 97. Cette espèce de présence du présent est je crois la signature même de l'autofiction. Si on lit un récit autobiographique, il est au passé. Et peut-être, à la fin, comme chez Rousseau, on retrouve le présent de l'écriture. Le présent affleure également lorsqu'une scène détachable se présente mémorisée, alors on voit dans le texte de Rousseau un passage de quatre ou cinq lignes au présent : " Imaginez ma colère, je me lève, je dis..." Mais le fait que tous mes textes sont toujours écrits au présent est le signe même de l'écriture d'une fiction. Cette présence absolue du présent — cette impossibilité narrative même — est le signe profond de l'autofiction. J'ai lu également une réflexion qui m'a vivement intéressé dans le livre d'un de mes amis américains, l'écrivain Ronald Sutrenick, I n Form, publié en 1986. Ce livre réfléchit à la condition postmoderne — notion très américaine — et Sutrenick disait que, pour lui, l'écriture moderne est celle de Joyce pour les anglophones, de Proust pour les francophones, de Musil etc. Ce sont des écritures architecturales de la compréhension et de la fabrication d'un ensemble où tout se tient. Dans un livre comme Ulysses, la présence du tout dans la partie est extraordinairement sensible. L'écrivain est là, maîtrisant son œuvre. Si Proust était mort plus tard, s’il avait eu le temps de mettre cette ambition totalement en œuvre, il n'y aurait pas de variantes et ni d'incohérences. Ce sont des écrivains de la totalité. Par opposition à cet art moderne qui a connu son apogée dans la première moitié du siècle, aujourd'hui — et c'est une formule qui m'a frappé — l'improvisation est ce qui définit l'écriture. Sutrenick dit : “ Ce que je considère le plus proche de ce que j'écris, c'est le jazz. ”

Michel Contat — La question est alors celle de la part de composition et de la part d'improvisation. En jazz, un musicien qui improvise — sauf en free jazz, qui est encore autre chose, puisqu'il n'y a plus de structure, du moins préétablie — le fait à l'intérieur d'une forme que les musiciens avec qui il joue ont eux aussi en tête. C'est-à-dire qu'ils vont dans une direction qu'ils connaissent; mais à l'intérieur de cette forme il y a des libertés possibles, surtout dans la phrase et dans l'interaction entre les musiciens, là l'improvisation est quasi totale. Mais il y a quand même cette forme à la base. Vous connaissez peut-être cette distinction un peu sommaire que nous faisons, en génétique, entre "écriture à processus" et "écriture à programme", étant entendu que les deux ne sont jamais entièrement différentes mais apparaissent comme tendancielles. La question est celle-ci : à partir de quel moment connaissez-vous les proportions de votre livre, vous faites-vous une idée de la composition d'ensemble et de ses sections ? Les avez-vous avant de vous mettre à écrire, ou apparaissent-elles au fur et à mesure que vous écrivez ?

Serge Doubrovsky — J'aime bien cette définition différentielle entre œuvre à processus et œuvre à programme. Je crois que l'une n'empêche pas tout à fait l'autre. Pour prendre des exemples très opposés et différents, dans Un amour de soi je voulais raconter une partie bien délimitée de ma vie : une aventure sentimentale avec une jeune femme, comment ça a marché et comment ça n'a plus marché. Donc là j'avais mon histoire, mais je ne pouvais pas dire “je vais en faire deux cents pages ou trois cents pages”, cela je ne le savais pas, et c'est le côté processus qui l'emporte. Mais il y avait un programme : il s'agissait de raconter cette histoire-là, en la rendant intéressante pour le lecteur, et en laissant à travers l'aventure individuelle filtrer aussi toute l'Amérique des années 70. J'ai été frappé en relisant le livre : j'avais oublié des détails que je donne, de cette époque où les femmes étaient en train de devenir féministes; il y avait des calendriers féministes avec chaque jour, à la place des noms de saints catholiques, des noms de femmes qui avaient accompli quelque chose d’exceptionnel. J'avais oublié ces détails. Donc, à travers mon destin individuel, je voulais aussi qu'affleure la sensiblité de l'époque, d'une classe d'intellectuels. Mais c'était un livre programmé, dans la mesure où je savais d'avance ce que je voulais raconter.

Michel Contat — Et vous aviez déjà en tête le titre, parodique d'Un amour de Swann ?

Serge Doubrovsky — Certes. Le problème était le processus à l'intérieur de ce programme. Un amour de soi est très construit, avec des métaphores musicales, prélude, fugue, in coda, et des spirales. Mais dans Laissé pour conte — je peux mieux en parler parce que ma mémoire à son sujet est plus présente — je n’avais aucune une idée, en commençant, de ce que serait le livre. Pour moi Laissé pour conte voulait dire d’abord tout ce que je n’ai pas encore raconté, tout ce qui reste à dire. Au début je croyais être à la fin de mon rouleau — de mon rouleau de machine à écrire — et effectivement quand j’étais à ce concert où la pianiste a joué cette musique de Chopin, c’était, si mes souvenirs sont exacts, un scherzo, une musique qui donnait une grande impression d’improvisation, des gammes qu’on montait, qu’on redescendait, c’était très loin d’un concerto de piano de Bach, mais un déluge de notes, et j’en ai été remué, je me suis dit: il faut m’y remettre.

Michel Contat — Vous vous êtes en quelque sorte remis au clavier pour écrire comme on joue ?

Serge Doubrovsky — Oui, je n’avais absolument aucune idée de ce dont j’allais parler. C’était l’improvisation absolue de chaque jour, à la condition que cela n’ait pas été narré précédemment ou alors que cela mette l’accent d’une manière différente sur ce que j’avais déjà raconté, dans La Dispersion. Ainsi je n’avais jamais raconté cet épisode du pont qui manquait d’un seul coup, et il m’apparaissait que mon livre devait d’une certaine manière faire le pont.

Michel Contat — Est-ce que ce qui donnait le cadre du livre quand vous vous êtes mis à improviser était l’idée de faire le livre du père ? La dédicace y était-elle déjà ?

Serge Doubrovsky — Non, pas vraiment. La dédicace est venue une fois le livre fini.

Michel Contat — Le père est cependant la figure dominante. Fils était le livre de la mère; Un amour de soi celui de la maîtresse; Le Livre brisé celui de l’épouse. L'Après-vivre, celui de la dernière femme. Le père était certes présent dans La Dispersion, peut-être plus important que la mère, mais quand même en retrait.

Serge Doubrovsky — Ce que vous dites est tout à fait possible, mais ce n’était pas intentionnel. Il y avait ce titre : Laissé pour conte et il indiquait le programme, qui était justement d’improviser. Avec bien sûr aussi le sentiment d’être maintenant un laissé pour compte de la vie. Le jeu de mots était mon programme, à partir de quoi il fallait trouver le processus. C’est là que j’ai senti qu'il se formait par séquences datées et sans lien apparent entre elles. Mais je n’avais aucune idée de ce que j’allais mettre dans le livre. Il y avait un programme donné par le titre qui ouvrait l’espace de la mémoire, à la condition que je n’aie pas déjà raconté ce souvenir en détail dans un livre. C’était le côté “oulipien” de la contrainte personnelle que je me donnais, et qui n’existait pas dans mes autres textes.

Michel Contat — Plus l’idée aussi du dernier livre, du livre ultime, qui donne le dernier mot ?

Serge Doubrovsky — Oui, « écrire sa survie », je crois que c’est ce qui caractérise l’ensemble de mon œuvre. Si Jean-François Louette en fait une catégorie, j’entre absolument dans cette idée de “roman lazaréen”. Mais ce qui est aussi intéressant, c’est ce que le livre refuse. Puisque nous parlons de genèse, et puisque je n’ai pas de textes raturés, de brouillons, il nous faut quand même essayer de comprendre la genèse des textes. Avant de commencer un livre, je me dis parfois : tiens, il faudra que je parle de tel ou tel épisode. Et puis je n’arrive pas à le placer. Il y avait une histoire que je n’ai jamais racontée dans aucun de mes livres, et je me disais : ce sera le morceau de bravoure de ce dernier livre. Mais je n’ai pas pu l’écrire. C’était un voyage à Auschwitz, en octobre 1964. Un de mes amis, Walter, que j’avais rencontré à Dublin, et qui apparaît d’ailleurs dans le livre, avait épousé une Polonaise en exil. Il enseignait en Nouvelle-Zélande. En 64, il a eu un congé sabbatique, sa femme l’a suivi en Europe, et à l’époque elle a réussi à avoir la permission d’aller voir sa famille en Pologne, qu’elle avait quittée en 1944. Il m’a dit: “Pourquoi tu ne nous rejoins pas là-bas ?” Mon ami Walter avait acheté en Europe une superbe DS. On se baladait à Varsovie en 64 avec une DS neuve et tous les regards se tournaient vers nous. J’ai voulu voir les restes du ghetto : il restait trois ou quatre mètres carrés de poussière et une indication commémorative. Pendant qu’on était là un homme s’est approché et nous a parlé en anglais. Il était Américain, il était déjà venu la veille, et quand il s’était agenouillé, quelqu’un lui a jeté une pierre. Finalement, on a pris la voiture, on est parti de Varsovie à Cracovie pour aller jusqu’à Auschwitz. Les femmes étaient restées à Varsovie, et il y avait dans la voiture mon copain Walter, son beau-frère polonais, et moi. En arrivant à Cracovie on a été déjeuner dans un petit restaurant, et à la table d’à côté il y avait deux filles superbes — et comme mon ami avait appris le polonais grâce à sa femme, ils ont commencé à parler aux filles. Elles n’avaient jamais entendu parler d’Auschwitz, ou n’y étaient jamais allées, c’était à côté. On leur a montré la Citroën, on les a embarquées, et ça a été une partie de rigolade, les hommes commençaient à avoir les mains autour des filles, elles gloussaient, on commençait à se peloter. Et brusquement on arrive. “Arbeit macht frei.” On pénètre là-dedans. Le contact entre la gaudriole et brusquement les gibets avec les cordes où on pendait les types... On est ressorti au bout de deux heures de là, personne ne touchait plus personne. Je n’ai pas pu l’écrire. On ne peut pas faire de la littérature avec ça.

Michel Contat — Peut-être était-ce ce livre-là qui refusait cette histoire, mais vous pourriez l’écrire ailleurs, autrement.

Serge Doubrovsky — Oui, c’est étrange qu’il l’ait refusé, puisqu’il n’y avait aucune raison, du moment que c’étaient des séquences disjointes, pourquoi pas Automne 64 ? Je n’ai pas pu le caser. Ça n’est pas venu. Je me suis dit : je ne peux quand même pas faire un épisode comique sur Auschwitz, ce n’est pas possible. C’est un scrupule moral qui a repris le dessus chez l’écrivain. Parce que c’était très riche de sens...

Michel Contat — Cela pourrait être la difficulté du ton à trouver...

Serge Doubrovsky — Passer de la gaudriole aux piles de valises, avec les adresses, avec les cheveux entassés, avec ces sortes de cheminées ouvertes dans le mur où on poussait les gens vers le haut, et puis on fermait, il fallait 48 heures pour qu’ils meurent d’asphyxie. Commencer dans la gaudriole et puis arriver là-dedans. Je l’ai vécu comme ça. En plus j’étais furieux d’être exclu de ces jeux-là parce que je ne comprenais pas un mot de polonais!

Michel Contat — C’est une histoire forte, et j’aime bien l’idée qu’un livre peut rejeter un élément de la vie, parce qu’il a sa tonalité, comme en musique, où on ne peut pas introduire brusquement un changement de ton. Vous avez parlé de conscience morale de l’écrivain, c’est peut-être aussi l’oreille du compositeur.

Serge Doubrovsky — Il est possible que ce livre ne se soit pas prêté à ça. Je ne sais pas. Mais ce qui me frappe dans cette genèse, c’est qu’un livre a aussi des pouvoirs sur l’auteur. A mesure qu’il se constitue, il se constitue quelquefois contre lui. Je l’ai senti plusieurs fois. Ce refus de quelque chose qui détonne. C’est comme un embryon, à mesure qu’il se fait, il commence à avoir une vie à soi. Et dans mon dernier livre j’ai été très frappé que finalement à aucun moment n’est venue l’impulsion d’écrire ce voyage auquel j’avais pourtant souvent pensé. Le livre n’en pas voulu. Je n’ai pas la réponse.

Michel Contat — A partir de quand vous êtes-vous mis à penser la succession de vos livres comme une aventure séquentielle, les livres formant œuvre, pour finir, malgré les différences de ton et de proportions ? Vous avez parlé du modèle proustien. Mais Proust pense tôt son livre comme une cathédrale, sur les modèles à la fois de Balzac et de Saint-Simon. Vous semblez avoir avancé livre par livre, mais il y a eu un moment quand même, je crois, où vous vous êtes mis à penser qu’il y avait une unité de cette oeuvre et qu’on pourrait un jour la publier dans sa chronologie d’écriture en un seul gros volume, et qu’elle pourrait donc être lue comme une œuvre continue.

Serge Doubrovsky — Oui, absolument, dans une collection du genre Bouquins. Je crois que c’est l’autofiction qui détermine cela, parce que, quels que soient les épisodes et quelles que soient les différences de style, cela tourne autour de la vie, des amours et des malheurs d’un individu, Julien Serge Doubrovsky, et je crois que peu à peu les livres apparaissent forcément comme des séquences qui reconstruisent l’ensemble de son existence.

Michel Contat — Auriez-vous un titre pour l’ensemble ?

Serge Doubrovsky — J’avoue que, là... “Autofictions” peut-être, au pluriel. Après tout Borges a écrit Ficciones. Pourquoi pas Autoficciones ?

Michel Contat — Vous aviez demandé à votre éditeur, pour le dernier livre, d’avoir sur la couverture comme indication générique non pas “roman” mais “autofiction”.

Serge Doubrovsky — Cela a été fait sur la bande publicitaire. Mais le livre reste “roman” sur la couverture. La bande, c’est un choix de l’éditeur. De même que “Le livre monstre” pour Le Livre brisé.

Michel Contat — Considérez-vous que ce livre a en effet quelque chose de monstrueux dans la littérature de son époque ?

Serge Doubrovsky long silence — Oui et non. Je ne suis pas le seul à avoir pris sa vie comme fil narratif. Hervé Guibert, par exemple, avait déjà commencé, avant même sa maladie, avec Mes parents, donc on peut dire aussi que l’ensemble de ses livres forment un tout qui est la mort d’Hervé Guibert. Qu’il y ait un caractère monstrueux, oui, probablement. Mais il ne s’applique pas seulement à mon œuvre, il s’appliquerait aussi à d’autres où l’ego du narrateur devient le centre fondamental du livre. Il y a un caractère “totalitaire” de mes sept livres qui en fait une œuvre. Mais je ne me souviens pas quand j’ai commencé à la voir ainsi.

Michel Contat — N’y a-t-il pas eu effet de légitimation de l’œuvre par elle-même, du fait que les livres se sont accumulés et ont fini par être reconnus par la critique ? Cette reconnaissance vous conduit-elle vous-même à voir ces livres comme un tout ?

Serge Doubrovsky — Encore une fois, c’est ma vie, transformée bien sûr par l’écriture, mais il y a une unité. Le type que j’étais à vingt ans est loin de moi, donc il y a une partie de mes livres qui a pu s’éloigner de moi, mais en même temps je ne peux pas renier le type que j’étais à vingt ans, et je ne peux pas renier des livres comme La Vie l’instant que je n’écrirais plus maintenant, mais qui font partie de moments de ma vie. C’est à chacun de juger de la monstruosité. Mes livres provoquent deux attitudes violentes et antithétiques. Il y en a qui aiment, et quand ils aiment c’est vraiment une adhésion, j’allais presque dire une adhérence totale au texte, et ceux qui détestent. J’ai rarement eu de réaction tiède, du genre “ce n’est pas mal”, “c’est intéressant”. Ce qui me rassure sur moi-même, si je devais disparaître dans un avenir proche, perspective qui n’est pas impossible, c’est que j’ai pu recevoir des lettres de lecteurs et surtout de lectrices qui sont des lettres d’amour. Donc malgré toutes les faiblesses et insuffisances, toutes les petites lâchetés, tous les petits trucages du personnage, grâce à l’habileté du narrateur, “je” (en donnant à ce ”je” toute l’équivoque possible) provoque des réactions de désir et d’amour. Des réactions passionnelles.

Michel Contat — Si on ne résiste pas, si on n’a pas de répulsion, on est attiré et happé.

Serge Doubrovsky — Nourissier dans son compte rendu de Laissé pour conte a écrit : “On est comme englué.”

Michel Contat — Oui, et je crois me rappeler un autre critique écrivant : “On sort de la lecture de Doubrovsky comme d’une maladie.”

Serge Doubrovsky — Il y a des gens comme Jérôme Garcin qui ont un rejet absolu. J’ai reçu une lettre d’un type qui n’a jamais signé et qui m’écrivait : “Salaud! Je t’emmerde, je me suis arrêté à la page 262 du Livre brisé, t’es un dégueulasse, je te retourne et je t’encule.” J’ai gardé la lettre, parce que c’est intéressant, des lettres comme celle-là.

MC — Ce qu’il y a de très fort dans ce que vous écrivez est cette façon d’attirer le lecteur dans votre vie intime. Mais il y a autre chose, qui fait que vous n’écrivez pas en définitive de la littérature intimiste, c’est l’aventure transatlantique, et vous savez très bien parler des autres aussi, si bien que les personnages de votre vie existent comme des personnages romanesques, et les deux continents existent. Une des grandes réussites, pour moi, de Laissé pour conte est le récit de la création de l’université Brandeis.

Serge Doubrovsky — J’étais heureux à cette époque là.

Michel Contat — A ma connaissance on n’avait pas écrit de cette façon sur les juifs américains. De la même façon, vous présentez votre belle-famille, et c’est un document sur la Nouvelle-Angleterre.

Serge Doubrovsky — Je crois qu’une vie individuelle ne l’est jamais totalement, elle est forcément liée aux autres. Un amour de soi c’est l’Amérique des années 70, avec la guerre du Vietnam, “make love not war”, les bagarres sur les campus, les gaz lacrimogènes dans le nez. Je ne pouvais pas vivre dans le royaume des amours sans être touché par la réalité qui m’en.... Un jour je donnais une conférence dans le Wisconsin — je ne sais pas si je le raconte ou non — et à un moment il y a eu des bruits comme des coups de feu, j’ai demandé ce que c’était, un collègue m’a dit: “Oh that’s nothing, students demonstrating”... L’époque traverse mes livres, toute histoire individuelle est prise dans l’histoire avec un H majuscule, par conséquent la mienne aussi.

Michel Contat — Mettons que vous la faites entrer plus que d’autres. Si on compare à Christine Angot, qui elle aussi agrippe le lecteur avec sa vie intime, sa vie sexuelle, l’inceste qu’elle a subi de son père, le fait qu’elle est provinciale, qu’elle vit avec sa fille à Montpellier, qu’elle ne fait rien d’autre qu’écrire, tout cela donne le sentiment d’une vie étroite, par rapport à laquelle la vie d’un professeur de littérature aux Etats-Unis n’est certes pas celle d’une star qui rencontre tous les jours des gens nouveaux, mais c’est une vie quand même socialement ouverte. Vous avez une autre vie que celle de l’écriture. Grâce à votre double vie intercontinentale, votre vie écrite a quelque chose de romanesque en soi.

Serge Doubrovsky — Je suis très sensible aux lieux, même en dehors de la France et de l’Amérique. Par exemple Venise dans La Dispersion, ou, dans Un amour de soi, le voyage en Italie, ou dans L’Après-vivre la présence de l’Espagne. Je crois que c’est dans L’Après-vivre (je ne connais pas mes livres par coeur), un des souvenirs les plus extraordinaires que j’ai de l’Espagne : nous étions allés M. et moi dans un night-club, toutes les filles qui étaient là étaient des filles de vingt ans, brunes, et puis elles ont dansé leurs danses modernes, les hommes ont quitté la piste, il n’y avait que les femmes qui dansaient entre elles. Et peu à peu il y en a qui quittaient, car c’était fatigant, et il est finalement resté face à face une superbe Espagnole toute jeune et M. Elles ont continué à danser. C’était extraordinaire, ce duel, dans ce pays machiste où les hommes étaient là à regarder fixement, ça a duré je ne sais combien de temps. Finalement l’Espagnole a abandonné et c’est M. qui est restée seule en piste; les hommes se sont levés et ils ont applaudi. Un moment comme çelui-là fait toucher aussi tout un pays. Dans un autre genre, je crois que j’ai dû le raconter dans Un amour de soi, le ministère des Affaires étrangères m’avait envoyé en mission en Espagne, je suis allé à Salamanque, on m’a montré la chambre où Calderon écrivait, et puis j'ai été invité à dîner dans une superbe demeure. J’ai dit au maître de maison : “Ecoutez, demain je veux vous inviter au restaurant. On ira manger des tapas, mais c’est moi qui vous invite.” Il m’a dit “d’accord”, et le lendemain il m’a emmené dans un restaurant où il n’y avait que des hommes. Nous avons fait un magnifique repas, debout au comptoir j’ai fait un signe au garçon et j’ai mis de l’argent, un gros billet sur le zinc; le garçon continuait à servir. Je le regarde, je lui fais un signe, le garçon ne répond pas, et à ce moment là Don José éclate de rire : “Mais mon pauvre Serge Doubrovsky, si vous croyez qu’il va accepter de l’argent d’un étranger quand il vous voit avec moi ? Est-ce que vous croyez que je vais le payer avant de sortir ? On m’envoie la note.” On était en Espagne. Ce n’est pas transposable à New York ou à Paris, cette histoire. Des choses comme ça m’ont marqué... J’ai été frappé en relisant La Dispersion par la précision avec laquelle j’avais vu les rues de Munich, les boutiques, comme le chemin de croix du narrateur qui raccompagnait cette femme qu’il croyait perdre. Tout s’était gravé, le nom de l’hôtel, Schottenhamme, je suis sûr que si on vérifiait on le retrouverait. Donc, ce regard sur le monde est une des justifications de ce qui peut apparaître par ailleurs comme la monstruosité de mon livre. De même que la forte présence des autres, de personnages comme ma mère, comme mon père; et les diverses femmes, Ilse, Rachel, Elle ont leur personnalité bien à elles. Un des compliments qui m’ont été droit au coeur, est celui d'une amie qui m'a dit un jour : “Ce que j’aime dans vos livres, c’est la manière dont vous parlez des femmes.” Et j’ai retrouvé cette réaction dans un compte rendu récent de La Quinzaine littéraire. Tout cela pour dire que je crois que mes livres sont encore autre chose que l’histoire de Serge Doubrovsky. C’est aussi celle de la Seconde Guerre mondiale, un drame qui a été vécu par des millions de gens, j’ai eu la chance extraordinaire d’en réchapper, mais c’est quelque chose qui ne m’est pas personnel. J’ai essayé de le raconter comme je l’ai ressenti et comme je l’ai vécu. J’ai essayé de faire sentir qui était mon père, qui était mon oncle. Marie Miguet-Ollagnier, qui est professeur à l’université de Besançon, a bien voulu s'intéresser à chacun de mes livres. Elle en a fait une étude très intéressante sur l’oncle-fable, dans un livre récent, Le Voisinage du moi.. Etudiant le personnage de mon oncle, elle dit : “ C’est ce qui lui sert d’inter-texte.” Avant, il y avait Sartre, il y avait Proust, il y avait toujours un inter-texte, et là l’inter-texte c’est l’oncle. L’histoire de Brandeis, la reconnaissance que j’ai pour Claude Vigée, pour Alain Bosquet, pour Yves Bonnefoy, pour Henri Thomas, est immense, j’ai tenté de les faire revivre comme je les ai sentis moi-même, comme de grands frères.

Michel Contat — En fait, vous êtes un Narcisse qui s’intéresse aux autres, ce qui est assez rare.

Serge Doubrovsky — C’est une bonne définition, qui ferait un bon titre d’article.

Michel Contat — Mais c’est ce qui fait aussi que vous êtes intéressant, du coup. Parce que le Narcisse qui se contemple indéfiniment...

Serge Doubrovsky - Oui, sa propre gueule on s’en lasse très, très vite. Je suis content que vous soyez sensible et que d’autres le soient à l’importance d’autrui pour moi. D’ailleurs, dans mon cogito très particulier “elle pense à moi donc je suis”, “elle” compte plus que moi; ce n’est pas “cogito ergo sum”, je n’arrive pas à cette solitude autosuffisante du cogito, je n'ai pas de Dieu pour m’en sortir, comme Descartes. Mon cogito est donc tordu par la présence du “pour-autrui”. Ce n’étaient pas toujours les femmes, d’ailleurs, c’était le pour-autrui quand je portais mon étoile jaune sur la poitrine.

Michel Contat — Une question génétique au sujet du Livre brisé — car il y a là quelque chose de neuf non seulement par rapport à la génétique littéraire mais aussi par rapport à la littérature en général — est celle du contrat entre l'auteur et la personne dont le livre parle. La question de l'autofiction est aussi celle de la distance temporelle à laquelle on raconte au présent une histoire vécue. Or dans Le Livre brisé vous faites coïncider pratiquement l'écriture et la vie, et à un moment donné, cette coïncidence devient mortelle. Comment choisissez-vous cette distance entre le moment où vous racontez et le moment vécu?

Serge Doubrovsky — Dans Laissé pour conte j'ai voulu varier les séquences temporelles. Pour Le Livre brisé, qui est un livre étrange de ce point de vue — c'est pourquoi cet étudiant disait “ ce n'est plus de l'autofiction, c'est du roman autobiographique ”, au sens où Céline a pu écrire sa trilogie allemande —, je ne sais pas comment il faut l'appeler, mais en effet il y a une contemporanéité de l'écriture et de la vie. J'ai commencé à écrire ce livre le 8 mai 1985, quarante ans après l'événement. Donc là c'est presque du journal intime, je n'ai pas été voir le défilé, et tous ces trous de mémoire sont vrais. Une dame m'a téléphoné un jour pour me demander : “ Vous aviez réellement oublié ce qui s'était passé le 8 mai 45, vous aviez réellement oublié la première fois avec une fille ? ” Absolument. Le cours à préparer pour lundi, on pourrait vérifier les programmes, c'était absolument vrai : Les Mots de Sartre. Donc c'est un livre étrange parce qu'il est fait à deux. Tous les gens qui ont étudié le livre ont remarqué cette dédicace: “ Pour Ilse, par Ilse, son livre. ” Est-ce que toutes les interventions que je lui fais faire sont celles qu'elle a faites ou est-ce que je lui ai construit le personnage du double du narrateur qui lui renvoie une autre vérité ? Je crois qu'il doit y avoir des deux. La scène, par exemple, où elle me renvoie à la tête mon manuscrit, en disant “ j'en ai marre que tu parles de tes putes, et pas de moi ” c'est de l'autobiographie pure, et presque du journal, puisque ça se passait pratiquement en même temps. Pour le langage, c'est différent. Est-ce qu'elle a dit “putes”, je n'en sais rien, je ne me souviens plus du mot qu'elle a employé, mais c'est l'écrivain qui a mis un mot fort. Il y a des fois où je me suis mis à sa place et je lui prête une séquence de pensées, avec Cathy notamment, mais ce sont des choses qu'elle m'a dites, et que j'ai récrites à ma manière. Beaucoup de critiques ont pensé que la première partie avait été retouchée après la mort d'Ilse, pour en faire la chronique d'une mort annoncée. Or, et on entre là dans la genèse, je n'ai jamais récrit mes livres, je n'ai jamais retouché une ligne. Ça a été écrit comme ça au début. C'est tellement frappant : “ Epouse - suicide, femme - kamikaze, que je nous fassse hara-kiri, ça qu'elle demande ”. Toutes les prémonitions de mort, “ si elle me manquait, là ce serait le trou des trous ” etc. ont été écrites alors qu'elle était vivante. Donc, très curieusement, cette mort qui paraît si évidemment annoncée a été évoquée avant qu'elle ne soit morte, telle quelle, sans aucun changement de la part de l'auteur. Là, évidemment, on peut ne pas me croire, mais j'en suis absolument garant. Alors, comment expliquer ça ? J’étais à l'époque très porté vers la psychanalyse et Freud, et vous savez qu’il y a un chapitre de L'Interprétation des rêves qui s'appelle “Le rêve de mort des personnes chères”, donc ça peut aussi se lire comme un désir inconscient. Dans mon livre l'alcool arrive au dernier chapitre avant sa fin. Mais dans la vie réelle c'était là dès le début. Alors il est possible — il faut voir les choses en face — qu'il y ait une part du narrateur qui ait souhaité cette mort, inconsciemment, ça va sans dire , parce que d'un autre côté quand Ilse ne l'appelle pas à 9h du soir, il est au plus bas, et ceci est strictement autobiographique : elle était en voyage en Angleterre, elle n'avait pas pu m'appeler — donc, d'un côté j'étais dans une dépendance totale vis-à-vis d'elle et d'un autre côté, dans l'inconscient, il y avait un souhait de mort. Freud nous fait comprendre de telles anomalies. Pour moi, au moment d'écrire, je n'avais aucune conscience des implications de cette écriture. Donc, là il n'y a eu aucune retouche, il faut croire qu'il y a une genèse inconsciente des textes et je crois que j'en ai la preuve dans Le Livre brisé, parce que ça a frappé bien des lecteurs : “ Pas possible, il a écrit ça après, il a remanié ça après”. Eh bien, non.

Michel Contat — Que pensez-vous de l'idée de Roland Jaccard selon laquelle Ilse s'est sacrifiée pour votre livre.

Serge Doubrovsky — Non, elle ne savait plus se dominer. Maintenant je connais l'alcoolisme. Ce n'est pratiquement plus dominable une fois qu'on est accro. Elle était accro, et puis c'était fini. Elle préparait son départ pour l'Amérique, elle ne comptait pas du tout se sacrifier, elle venait de s'acheter une nouvelle paire de lentilles de contact, la malle était prête, tout était rangé à l'autrichienne, elle se préparait à partir la semaine d'après. J'ai trouvé une bouteille de vodka vide. Ensuite il y a eu le rapport médical : 7,2 mg d'alcool, dose mortelle pour tout individu. Elle avait bu la bouteille. Qu'est-ce qui s'est passé dans sa tête ce soir-là? Elle avait été un mois avant à l'hôpital avec des brûlures d'estomac absolument épouvantables, on lui avait trouvé une gastrite, on lui avait fait une biopsie, on ne lui avait pas trouvé de cirrhose. Mais on lui a dit : “Il ne faut absolument plus boire plus d'un verre de vin le soir.” Elle avait recommencé à boire, elle avait vu un médecin qui lui avait dit de nouveau de s'arrêter, sous peine de graves conséquences. Rien à faire, c'est irrésistible.

Michel Contat — Ça ne dément pas l'interprétation, disons, psychanalytique et littéraire de Jaccard : pour que le livre soit fort, il faut que la femme meure. Ce que vous racontez, somme toute, c'est un suicide...

Serge Doubrovsky — Comme l'avait dit un collègue et ami, à l'époque : “ Si elle n'était pas morte, ton livre aurait été moins bon. ”

Michel Contat — Mais, surtout, vous aviez en tête une fin de ce livre, une fin heureuse, de retrouvailles, de vie nouvelle...

Serge Doubrovsky — Mais elle n'était pas uniquement de mon invention. Ilse m'avait dit : “Tu sais, j'ai reçu des lettres de Renée ma fille qui dit ‘Je sens qu'on aura une vie de famille. Je sens qu'entre nous il y a de nouvelles relations.'” Donc, mon idée de retrouvailles n'était pas simplement un fantasme de l'écrivain. Elle-même envisageait alors son retour aux Etats-Unis avec plaisir et confiance. Elle pensait trouver du travail plus facilement qu'en France et avait la certitude qu'avec mes filles il y aurait une amitié.

Michel Contat — Ce dont vous ne parlez pas, là, maintenant, c'est de l'envoi du chapitre "Beuveries", qui lui donne d'elle-même cette image insupportable.

Serge Doubrovsky — Je ne peux pas mieux l'analyser maintenant que je ne l'ai fait à l'époque. On peut m'accuser de tout...

Michel Contat — Il ne s'agit pas d'accuser, il s'agit de comprendre l'effet de la littérature sur ceux qui en sont les objets.

Serge Doubrovsky — J'étais comme l'écrivain qui sent qu’il a un bon livre. Si on veut aller jusqu'au bout : je crois que c'est un des meilleurs passages du livre, du point de vue littéraire, l’un des mieux écrits. Je réglais mes comptes, elle m'avait fait subir cinq ans d'alcoolisme, c'était beaucoup. Il y a une alacrité dans ce passage qui vient certainement d'un désir de régler des comptes. Je le lui ai envoyé parce que je lui envoyais tout. Je lui avais envoyé le chapitre “Avortement”, elle m'avait répondu : “J'ai été très touchée de la manière dont tu as parlé de notre petit Alexandre.” Là c'était un miroir tendu, avec une certaine allégresse d'écriture.

Michel Contat — Qui supposait justement qu'elle soit vivante et qu'elle s'en sorte. Vous n'auriez jamais pu écrire ce passage-là avec ce ton-là si elle était morte accidentellement auparavant, si le livre avait été brisé par autre chose que votre relation.

Serge Doubrovsky — Non, je n'aurais pas pu. Ou même morte d'alcoolisme avant que j'aie écrit ce chapitre. Si Ilse en était morte avant que j'écrive, je n'aurais pas pu le faire après.

Michel Contat — Donc il y a un autre livre...

Serge Doubrovsky — Oui, il y aurait eu un autre livre, qui aurait eu probablement beaucoup moins de succès.

Michel Contat — C'est la part aussi de la contingence inclue dans le genre lui-même, s'il est branché sur la vie en cours. A un moment le livre bascule, malgré l'auteur, il bascule dans la part mortelle du livre en tant que projet. On se demande alors où sont les intentionnalités. C'est ce qui fait que le livre est ouvert à tant d'interprétations dont aucune n'exclut les autres. La question de l'autofiction est aussi celle-ci (d'ailleurs elle vaut aussi pour cet entretien) : "Comment faire une fin ?"

Serge Doubrovsky — Je pense, avec mon dernier livre, avoir fait ma fin. Elle est inscrite dans le texte.

Michel Contat — Est-ce que pour les autres livres, la fin était prévue? Pour Le Livre brisé la vie vous a apporté une fin que vous n'aviez pas prévue. Et pour les autres livres ?

Serge Doubrovsky — Un amour de soi comportait déjà sa fin. Mais la fin d'Un amour de soi me pose le problème de l'autofiction, parce que je crois que la dernière scène telle que je la raconte a une part de fiction : qu'il y avait dans une poche de marobe de chambre, le matin, la lettre de divorce et dans l'autre le couteau espagnol... C'est vrai qu'il y avait une lettre de divorce, c'est vrai que j'avais un couteau espagnol, et c'est vrai que ma fille était dans la pièce, je la revois encore me disant "What's wrong, daddy?" Mais est-ce que j'avais l'intention : " Je la saignerai, la signerai... " ça je pense que c'est de la littérature.

Michel Contat — Ilse entre dans le livre à la fin d'Un amour de soi. Donc, l'histoire avec Rachel, “la femme qui n'était pas votre genre", est finie, une nouvelle histoire commence, un autre livre s’annonce

Serge Doubrovsky — C'est vrai, mais la nouvelle histoire n’a pas encore commencé, je n'étais pas encore amoureux profondément d'Ilse, j'étais encore très attaché à "Rachel".

Michel Contat — Mais là aussi, c'était un règlement de comptes. Vous saviez l'histoire finie. Le livre avait sa fin inscrite dans son projet même.

Serge Doubrovsky — Oui, c'était programmé. Et la présence d'Ilse donnait la suite aussi, mais incertaine.

Michel Contat — Pour L'Après-vivre, qu'est ce qui donne l'arc temporel ?

Serge Doubrovsky — J'ai essayé de raconter dans leur succession réelle les tentatives que fait un homme pour survivre. C'est aussi “écrire sa survie”. Là ce n'est pas la question juive, c'est la question d'un homme d'un certain âge et qui a perdu sa femme : comment lui survit-on? C'était le problème d'un type de soixante ans qui aime encore les femmes jeunes. Je ne l'ai pas relu depuis longtemps, ça m'est dur à relire maintenant, "Oaristys", où je raconte toutes les histoires avortées avec des femmes. Là, l'arc temporel se rapproche encore une fois de tous les romans autobiographiques. Ce qui en fait toujours un roman, c'est les dialogues. Quand on lit Nadja d'André Breton, on le remarque toujours avec les étudiants, on pourrait croire après tout que c'est le journal intime de Breton, mais quand on voit brusquement un dialogue de trois pages où Nadja parle pendant une page et demie et Breton répond sur deux pages et demie, on est dans l'autofiction. Les dialogues trahissent. Ceux du Livre brisé sont trop spirituels, on ne se parlait pas comme ça. C'est de l'écriture. Et c'est de l'autofiction d'avoir une conversation et puis ensuite les associations qui créent l'histoire, puis de nouveau un fragment de conversation. Je l'avais déjà fait dans Un amour de soi, c'était une technique autofictive, parce qu'évidemment je ne pouvais me souvenir des détails d'une conversation. Par contre, je me souviens d'un passage que j'aime bien dans Un amour de soi où justement Rachel lui dit : “ Tu nous a fait tellement de mal, en te prenant pour Proust et moi en me prenant pour ta mère.” C'était ce qu'elle avait écrit dans une lettre. Je l'ai utilisé dans un dialogue. Dans le cas d'Ilse qui ne savait pas le français comme Rachel, il est évident que j'ai récrit ce qui s'est passé entre nous, elle ne pouvait pas l'avoir dit comme cela. Si j'avais voulu faire une pure autobiographie, il aurait fallu écrire le livre en partie en anglais, en partie en français, et même vers la fin une partie en allemand, mais personne ne l'aurait lu.

Michel Contat — Quelles sont les dernières pages de L'Après-vivre ?

Serge Doubrovsky — Elles sont de l'héroïne du livre, elle me les avait dictées. Sinon, je n'aurais rien compris à Elle. Et elle raconte la mort de son père. Elle dit comment ce soir-là elle s'est allongée près de lui. Je disais toujours à M. : "Après avoir connu une fille comme Rachel en train de devenir une féministe à tous crins, je tombe sur une femme qui est l'inverse absolu d'une féministe." Ce qu'elle aimait chez l'homme c'était l'assertion de soi, l'autorité. Elle disait : “Maintenant, décide. C'est toi qui décides. Dans quel restaurant on va ? Ce n'est pas à moi de le choisir. Tu décides. Tu entres le premier.” Je lui disais toujours : “Toi, ce n'est pas moi que tu aurais dû rencontrer, c'est mon père.” L'Après-vivre se termine sur les mots qu'elle m'a dits, que j'ai restitués à ma manière, mais là encore je lui donnais la parole. J'ai essayé dans mes livres de donner la parole aux autres, par des moyens différents. Dans L'Après-vivre par les citations de lettres réelles, dans Le Livre brisé par la reprise de remarques qu'Ilse m'avait faites elle-même. Mais parfois je les adapte. Par exemple, à propos de notre propre bague de mariage je lui fais dire : “Ce n’est pas une alliance, c’est un alliage.” Ça elle ne l’a pas dit. Mais le sens y était. Il y a beaucoup de remarques aussi qui viennent d’elle presque textuellement. Entre nous il y avait cet accord : je ne publierai absolument rien sans ton approbation. Dans mon esprit, c’était sujet à changement, puisque c’était fait d’un accord commun : elle avait son droit à dire dans le livre. De même que plus tard, M. m’a fait enlever beaucoup de pages de L’Après-vivre, si Ilse m’avait dit : “Tu ne peux pas publier ça”, je ne l’aurais pas fait.

Michel Contat — Mais n’est-ce pas le contrat que tout écrivain prend par rapport à son entourage proche ? Question de morale. Il prévient ses amis qu’ils sont dans le livre, et demande leur accord. Y a-t-il des personnes que vous avez “raptées” sans leur accord ?

Serge Doubrovsky — “Rachel”, on avait beau se dire entre nous, “ j’écrirai Elle et lui et toi tu écriras Lui et elle ”, on se l’est dit réellement, parce qu’elle connaît bien la littérature française du XIXe. Ou encore jouer à Sartre/Beauvoir, on s’est vraiment amusé à ça. mais je n’avais certainement pas son imprimatur pour publier Un amour de soi. Elle aurait pu me poursuivre.

Michel Contat — Vos livres sont-ils traduisibles ?

Serge Doubrovsky — Je dis dans L’Après-vivre : “Mes livres ne sont pas exportables, à l’inverse de moi.” Mon écriture est tellement liée aux idiomatismes et aux jeux des mots de la langue française, que la traduction me paraît quasi impossible. Si je savais le portugais, j’aurais été très curieux de voir comment Le Livre brisé a été traduit. Quand j’étais à Paris, un Américain m’a écrit : “ Monsieur, j’ai essayé de traduite votre livre Le Livre brisé en anglais, qu’en pensez-vous ? ” Il m’a envoyé cent pages, il y avait des choses qui n'étaient pas mal, qui se lisaient. Mais dans le texte français, il est dit “J’ai descendu les marches quatre à quatre, il était moins cinq”, alors il a traduit “He ran downstairs, it was minus five”... Il aurait fallu que je relise chaque phrase, et que je compare avec l’original, franchement je n’avais pas le temps. Il y a une femme qui serait capable de traduire ce livre c’est Armine Mortimer, elle a publié vingt pages dans le numéro de Genre qui m’est consacré, c’était remarquablement bien traduit. Avec quelqu’un qu’on paierait, ce serait faisable, mais il faudrait quelqu’un de haute classe.

Michel Contat — Il y avait un problème dont vous m’aviez parlé pour une éventuelle traduction anglaise, c’est que vous ne vouliez pas que vos filles lisent ce livre.

Serge Doubrovsky — Oui, mais les années passent, elles ont d’autres chats à fouetter. Si le livre était traduit en allemand, treize ans après, je ne pense plus que les parents d’Ilse en seraient affectés. Nous n’avons plus de rapports. Une jeune femme qui avait fait un Diplomarbeit sur Le Livre brisé ma dit qu’elle voudrait bien le traduire en allemand, je lui ait répondu que si elle trouvait un éditeur prêt à payer cette traduction, pourquoi pas ? Je laisse cela à l’avenir. Je ne peux pas le contrôler. Mais je ne cherche pas activement à me faire traduire. Ce que j’ai écrit est vraiment très franco-français. C’est vrai que si le livre est bon, il doit pouvoir être traduit, mais il faut alors le recréer dans une autre langue.

Michel Contat — Franco-français, peut-être, je n’en suis pas sûr. Vos livres, et en particulier Le Livre brisé, sont aussi faits pour des lecteurs qui s’intéressent à la culture américaine.

Serge Doubrovsky — Le livre n’est pas à traduire, il est à récrire. C’est une autre génétique, ce n’est plus celle de l’auteur, mais celle du livre. Pour moi la question génétique est : d’où est venue la nécessité d’écrire sur moi ? Par la psychanalyse, c’est certain. Freud écrit à Fliess : “ Depuis que j’ai découvert l’inconscient, je me trouve beaucoup plus intéressant. ” Avant, je n’étais ni introspectif, ni narcissique. Autre question : pourquoi cette écriture de la consonance ? Une hypothèse : comme j’ai fait ma psychanalyse en anglais, j’ai refait une expérience quasi analytique en laissant l’initiative aux mots. Pourquoi deux mille pages pour Fils ? Parc que j’étais seul dépositaire de la langue. Depuis que je n’écris plus, il n’y a plus de jeu avec les mots. D’autres pourront avoir des hypothèses différentes. Vous savez bien qu’on est pour soi-même un mystère. Mais dans l’écriture ce qui compte pour moi est la présentification de toute la vie. Je ne pourrais pas écrire sur moi au passé. J’écris dans un éternel présent. Est-ce par refus de la mort ou est-ce pour rendre la narration plus forte, plus impliquante pour le lecteur ?