Pourquoi Serge Doubrovsky n’a pu éviter le terme d’autofiction
(Isabelle Grell, paru in Genèse et autofiction, Ed. Bruylant, 2007)

Le terme d’autofiction a fait son apparition en 1977, parallèlement à la publication d’un livre intitulé Fils (Galilée, 1977). L’auteur en était dans les deux cas Serge Doubrovsky. La genèse de ce nouveau terminus technicus a une captivante histoire de gestation que nous allons tenter de retracer ici, grâce aux avant-textes que l’auteur de Fils, alias « Le Monstre » ou encore « Monsieur Cas », avait accumulés depuis 1970, date à laquelle il avait entrepris l’écriture de ce roman proustien postmoderne. Une des grandes découvertes résultant du travail sur le premier état rédactionnel fut la suivante : l’écrivain croyait avoir inventé le terme d’autofiction suite à la lecture du fameux tableau schématique de Philippe Lejeune (1) , qui déclarait, en 1975, peu vraisemblable l’hypothèse d’un ouvrage régi par un pacte romanesque explicite, alors que par ailleurs, l’auteur, le narrateur, et le personnage y porteraient le même nom. En fait, l’écrivain l’avait bel et bien déjà inscrit dans le roman au feuillet 1637. Il sera, dans la dactylographie, inscrit avec un tiret pour, justement, éviter l’amalgame encore inconcevable théoriquement entre l’autobiographie et la fiction. Nous allons donc nous interroger ici-même sur le processus réflexif de l’écrivain, en ajustant nos pas sur ceux de Serge Doubrovsky et en n’empiétant sur sa propre parole écrite que dans la stricte nécessité. Trois stades d’écriture (mémoires, bi-autographie, analyse), attelés à des styles rédactionnels hétérogénissimes devront se confronter avant que Serge Doubrovsky ait l’esprit assez dégagé pour relier les trois procédés scripturaux afin de parvenir à cette écriture qu’il appellera auto-fiction.

1. Écrire pour (faire) survivre

Lorsqu’on entame la lecture des 2599 feuillets (2), plusieurs figures se manifestent dont une première, celle à partir de laquelle tous les fils s’étoilent. Il s’agit du fruit incontestable d’un amour maternel absolu, de ce fils de Renée Weitzmann, morte en 1968 dans un hôpital parisien sans que son fils unique, émigré aux USA, l’ait revue. En 1970, lorsque Serge Doubrovsky amorce « Monsieur Cas », il ressasse avant tout des souvenirs en partant d’une image phare : celle des seins.

je n’ai pas pu. Je me suis rallongé contre toi. Lentement, j’ai du tirer le drap sur tes SEINS"

Début énigmatique et protéiforme, ouvrant le champ aux interprétations les plus diverses. Mais Serge Doubrovsky n’entend pas laisser courir l’imagination de son lecteur, il veut maîtriser sa plume et donc le destinataire qui est ici, semble-t-il, lui-même. Il doit la maîtriser pour que les mots ne s’échappent pas trop vite. Il y a trop de choses à dire, à partager, à confier à ces feuillets blancs. Le jeu intellectuel avec son lecteur, la supposition de lui laisser la possibilité de comprendre avant lui, premier concerné, ce qui est inscrit dans ce texte en train de naître, est la moindre des visées de l’auteur. Il préfère, au début, parler de son enfance, relier entre eux les souvenirs les plus divers pour revenir à la source de tout cela : la femme à laquelle il doit sa vie, son corps, son caractère, ses goûts, ses faiblesses, son attirance pour l’écriture.
Sont décrits avec précision les petits plats finement préparés de Maman, les promenades confidentielles en tête-à-tête, le moment d’aller au lit et de recevoir un dernier baiser, bref, le besoin viscéral, partagé par le fils et la mère, d’une relation fusionnelle. Dans les premières centaines de feuillets dactylographiés, rédigés dans un style proche des mémoires classiques, il s’agissait avant tout de redonner vie à un garçon amoureux de sa mère. Très tôt, Serge Doubrovsky, a su qu’il faisait partie de cette famille de fils de mères jocastiennes, mal mariées, frustrées, freinées dans leur intelligence et qui misent tout sur leur fils en l’obligeant à vivre avec elles dans une symbiose intellectuelle. Dès le plus jeune âge, Renée Doubrovsky habitue Serge à mettre des mots sur tout sentiment, développant ce faisant son intelligence par le souci qu’elle porte à ses cogitations. Elle fait de son fils un objet d’intérêt inépuisable, le stimule continuellement. L’enfant, qu’il s’appelle Serge-Julien D., Jean-Paul S., Henri B. ou Marcel P., acceptera et même demandera expressément ces preuves d’amour qui lui confèrent une grande sûreté de sa valeur, mais qui vont de pair avec un refus total de tout repos intérieur. Mais, en 1970, Serge Doubrovsky, âgé de quarante-deux ans et éminent interprète – entre autres activités – de l’œuvre romanesque de cet autre fils jocastien, Sartre, refuse de se laisser enliser dans la facilité d’un portrait naturaliste de sa vie antérieure. Rares sont les mémoires plus clairvoyantes et plus impitoyables que la sienne, clairsemées celles qui mettent à nu, non les petits ou grands secrets personnels de l’écrivain, mais, ce qui est infiniment plus difficile et douloureux, les mécanismes mêmes de la mise en branle de la pensée, de l’écriture.

écrire alors je dois il faut vois plus que ça pour le seul moyen je vois plus d’autre sortie c’est sans issue que je consigne me flagelle que je sauve ma saloperie pour la postérité ma punition éternelle y en a pas d’autre ni paradis ni enfer ailleurs que je frappe où ça me fait mal que je m’ouvre dépotoir que je sois le dépositaire qu’on disparaisse pas sans traces de tout ça ce soit pas en vain dans les ténèbres en silence Akeret c’est pas suffisant de lui raconter ça À LUI il faut que je le dise AUX AUTRES tous ceux qui veulent écouter à tout le monde quand je sombre dans un cri je veux hurler sur les toits exposer ma vie mon vice en public sera ma vidange si je purge ma peine peut-être ça purgera ma passion c’est un calvaire sans fin sans croix catharsis (f° 1480)

Les quatre-cents premiers feuillets l’inclinent aux souvenirs familiers, à ce que Roland Barthes appelait par un néologisme savant des « autobiographèmes », Stendhal des « petits faits vrais ». Sont intégrées à ces égographies de Serge Doubrovsky les « choses vues » de Victor Hugo, les récits des mondanités universitaires ou éditoriales : cocktails, colloques, congrès. C’est dans ce cadre que Doubrovsky se déboutonne en repensant à ses nombreuses amours éphémères avec des étudiantes. Outre le jeune intellectuel salace cherchant à s’instruire dans le domaine de la génitalité et de l’originalité féminine, se confesse le mari de Claire, l’Américaine, première épouse et mère de ses deux filles. Sont aussi déterrées des passions jamais compensées comme celle de cette femme tchèque (Elisabeth ou, en praguois : Eliska) à qui il avait déjà construit en 1969 un Taj Mahal baptisé La Dispersion (Mercure de France, 1969).
Enfin, une troisième figure jaillit subitement devant le lecteur et s’impose à lui par des formules acérées. Cette figure transgresse les lois classiques du roman ; déguisée, drapée dans des rêves notés dans un carnet beige de taille moyenne, telle Schéhérazade, elle nous garde éveillés à l’orée de nos propres songes que ses récits alimentent. Sa parole se consume et se reconstruit dans les blancs de phrases déchirées, lacérées, s’examine à la loupe psychanalytique : « Monsieur Cas ». Nous y reviendrons.
Ajoutons à ces narrateurs, ces parties d’un homme en plein devenir, le fils d’un père cornélien auquel Serge, adulte, n’osera se confronter qu’à partir de son travail de critique, comme il l’affirme pour la première fois dans un entretien (à paraître) :

Mon père était (…) ce que je ne pourrais jamais être. Ce qui m’a fasciné, c’est effectivement ce goût de la rigueur dans Corneille qui m’était le plus étranger mais pas tout à fait étranger car c’est certainement inconsciemment que j’ai réglé mon compte avec mon père. (…) Chez Corneille, il y la règle, la loi, la règle de l’État absolu, le héros est dans le rôle d’un serviteur et d’un créateur de cet état et il n’y a pas l’ombre d’un doute que c’était inconsciemment, en rapport avec mon père, certainement, que j’ai choisi Corneille(3) .

Tous voulaient avoir leur part dans ce texte auquel Serge Doubrovsky s’était attelé à la demande de son analyste. Tous demandaient à être entendus (par quel destinataire ?), tous élevaient leur voix, tantôt – surtout dans les premières centaines de feuillets – à la manière des confessions rousseauistes, tantôt à la manière d’un acteur de théâtre jouant savamment du verbe, de la prosodie, du souffle, tantôt encore comme un génie fou dont la tête est sur le point d’imploser. Chacun d’eux s’exprime sur des thèmes récurrents sans que jamais il n’y ait de redite lassante, les styles choisis répondant chacun à une exigence de restitution d’un contenu, processus dont Serge Doubrovsky est un maître incontestable.

2. Bi-autographie : le masque de l’écriture

Mais ces centaines de feuillets auxquels Doubrovsky n’avait plus touché après y avoir allongé dans une sorte de graphorrhée antédiluvienne des souvenirs gustatifs de l’enfance, où il avait couché des femmes qui cédaient ou non à ses caprices érotiques, développé des cours (peu, par rapport au livre publié), bousculé des collègues, vomi des colères, verbalisé sa dépendance vis-à-vis de son psychanalyste Akeret, sa crainte d’échouer en amour, sont un masque. Ne pouvant nier sa formation de khâgneux et de normalien, l’auteur se pose des questions sur les processus d’écriture engendrés par la rédaction du « Monstre » :

Elle dicte. Mais c'est moi. Qui écrit. Y a que moi. Qui puisse écrire. Puisque ma mère. Me manque. Elle dit. Quand je serai plus là, faudra bien que tu te débrouilles tout seul. Je me la donnerai. En rêve. I am with a woman in Normandy. Elle dit. Es-tu sûr d’avoir bien tout pris avec toi. Je serai sûr. De l’avoir prise. Avec moi. Puisque. I am a woman of 30. Je serai. Elle. Puisque le rêve. Est fait. Pour vous donner. Ce qui vous manque. Ce qui me manque. C’est le livre. De ma mère. Je me donnerai. Ma mère. En livre. Puisque mon rêve. Est le rêve. De mon livre. Puisque. Ce qui me manque. Dans mon livre. C’est ma mère (f° 1343).

L’aboutissement du fantasme doubrovskien serait donc l’invention d’une écriture propre au manque : écrire pour se situer dans un monde du manque en utilisant la langue et sa vie. Se faire exister.
Écrire une autobiographie, cela, Serge l’avait déjà tenté à plusieurs reprises. Sa première entreprise date de 1948 et il avait 20 ans (4).

Littérature. C’est. Littéral. Délivrance. C’est un accouchement. Quarante ans. En gestation. Dans moi-même. (…) Quarante ans. Sans compter les mois de nourrice. Que je rêve d’écrire. Sans pouvoir. Qu’on rêve. En moi. D’écrire. Sans qu’on puisse. Fiction. J’ai essayé. Une autobiogra- (f° 1314) phie. D’abord. Déjà. S’appelait. L’un contre l’autre. Un beau titre. Mais que le titre. De beau. Tout un programme. L’ai pas accompli. Alors. Ecris. Plus tard. Le Jours S. Roman. Réaliste. Jour. Où on a lancé. Le Spoutnik. Jours S. J.S. C’est mes. Initiales. Julien. Serge. J’ai récrit. L’un. Contre l’autre. Sans le savoir. Sans m’en en douter. Je m’écrivais. Déjà. Sans avoir. Le moindre soupçon (f° 1315).

Serge Doubrovsky cède avec « Le Monstre » de nouveau à la tentation autobiographique. Il semble même qu’il n’ait pas la maîtrise de ce choix. Toujours est-il qu’il compte vingt-deux ans de plus que jadis, en 1948. Il est professeur, mari, père et… orphelin. La question se pose différemment, aujourd’hui : Comment se libérer de soi-même, comment s’écrire, quand il faut simultanément écrire l’autre. Comment écrire en même temps sa propre biographie et celle de sa mère, lui rendre son dû, sa vie ? Nous touchons là, sans doute, à l’essentiel de la douloureuse découverte de l’écrivain lors des années de psychanalyse : on ne s’appartient pas. Même quand on est seul dans sa chambre, devant une machine à écrire, et qu’il n’y a personne pour vous voir, on ne s’appartient pas. L’absurde recherche de soi. La révélation de l’absurde se fait généralement dans l’angoisse : l’angoisse de la dignité chez Camus, celle de la responsabilité chez Sartre. Celle de ne jamais s’appartenir chez Doubrovsky. Seul subterfuge : se reprendre à autrui en se créant dans un langage, remanier le matériau de sa vie, des autres vies, en remplissant le vide en soi par celui du feuillet. Plus donc encore qu’une « auto-contemplation », l’œuvre est auto-genèse dont le point de départ pourrait se formuler comme suit : étant donné qu’on ne peut pas naître seul, s’auto-engendrer, il faut faire parler la mémoire en la réinventant pour soi-même. « Le Monstre » est un excès de mémoire. Une orgie d’écriture. Ce terrorisme de l’écriture, de la conscience ex-jectant l’autre, s’inscrit non seulement dans les réminiscences des lectures de maints écrits sartriens (Érostrate, L’Âge de raison, L’Être et le Néant : tout se passe en-dehors de la conscience) mais aussi dans une période où l’expérimentation littéraire était à la mode, les figures de Joyce, de Queneau, de Ionesco, de Beckett donnant une image de l’écriture comme expérience dans laquelle le lecteur n’était pas nécessairement invité à entrer de plain-pied.

Pourquoi. Pour vivre. Je vis. Pourquoi. Je vis. Pour écrire. Le but de ma vie. De notre vie. Ma mère et moi. On veut. Que je sois écrivain. Elle dit. Je sais, un jour tu écriras un livre. Mon livre. Ce sera. Son livre. Notre. Livre. J’écris. Le Jours S. Corneille et la dialectique du Héros. J’écris. Pourquoi la nouvelle critique. J’arrête pas. D’écrire. Des articles. Des savants, dits savants. Dans les revues. Savantes. Mais je ne sais pas. Aucune idée. Pourquoi. Notre livre. Il tarde. À venir. J’écris. La dispersion. Mais c’est pas. Son livre. C’est mon livre. Elle en est. Exclue. Je parle. De mon père. Mes grands-parents. Histoires de famille. Je lui montre. Les soixante premières pages. Elle dit. Tiens, pourquoi je ne suis pas dedans. Ajoute. Ça fait drôle. Notre livre. Il se fait attendre. De pages en pages. J’attends. Comme Godot, comme Charles. Le fameux livre. Notre livre. Que j’écrirai. Un jour (f°1335).

Serge Doubrovsky rédige des centaines et des centaines de pages. Obstinément. Trois feuillets par jour. Tous les jours. Peu de reprises. Ça coule.

3. Dépassement de l’écriture autobiographique

Dans ce dossier génétique, on croit parfois, dans l’enchaînement des mots, remonter un fleuve pour rechercher son origine. Puis, soudain, l’écriture, ce long fleuve plus ou moins tranquille, subit le choc d’une rencontre avec un second courant, plus puissant que le premier. Les syllabes se heurtent violemment, l’écriture, le langage explose, éclabousse les feuilles blanches de mots qui ne peuvent plus être contenus. Ils giclent, se déversent, débordent sur d’autres rives. Doubrovsky s’octroie tous les droits, l’écriture se déchaîne, l’écrivain lâche les amarres : non, il N’EST PAS les autres. Il N’EST PAS sa mère. Elle, elle…
N’ose pas. Rentrer les épaules. Il ne faut pas se faire remarquer. Moi, je me crois remarquable. Je veux qu’on me distingue. Être célèbre (f° 1047).

Ici me semble être l’équation centrale qui génère l’écriture doubrovskienne. Dans la tension de la rivalité pour l’être qui tourne en lutte pour la suprématie du langage, Serge Doubrovsky gagnera sa place en reprenant possession de cette langue qu’on appelle communément « maternelle ». La réponse se dessine à l’horizon et elle portera un nom : autofiction. Il s’agit de ce genre qui autorise la construction du mythe personnel : exister à plusieurs, à plusieurs niveaux, dans le rêve et la réalité, quelle qu’elle soit. C’est lors d’une réflexion sur la mise en mots de l’analyse de son rêve – ses rêves, car il y en a deux de plus dans le manuscrit –, en traversant un pont, que se place finalement la découverte du terme « auto-fiction » :

''si j’écris que je me lis si j’écris je suis en train de lire que je rêve que je lis un livre j’écris si j’écris je suis en train de lire que je rêve que je lis un livre DANS UN LIVRE j’écris DANS QUEL LIVRE pages of a book to read le LIVRE DU RÊVE c’est un livre imaginaire un livre FICTIF on peut pas le lire un pseudo-livre un RÊVE DE LIVRE si je mets le REVE DE LIVRE dans un livre si j’écris ++je suis en train de lire que je rêve que je lis un livre++ dans un livre (f° 1635) j’écrirai le LIVRE DU RÊVE puisque mon livre sera réel si on lit mon livre quand on lira je suis en train de lire que je rêve que je lis un livre lecture RÉELLE sera la lecture IMAGINAIRE de la FAUSSE lecture d’un LIVRE FICTIF

qui sera le VRAI LIVRE carnet beige me reflète mon rêve m’avale si je mets mon rêve dans un livre si je transporte mon carnet dans mon livre ce sera l’inverse je retourne la situation MON LIVRE DÉVORERA MON CARNET si j’écris ++assis là sur la banquette rouge carnet beige entre les doigts dos de la main sur le volant je lis je suis en train de lire++ j’écris un TEXTE EN MIROIR un LIVRE EN REFLETS si j’écris la scène que je vis que je vois c’est là c’est solide assis là sur littéral c’est vrai c’est littéralement vrai c’est recopié en direct j’écris recta ça tombe pile (f° 1636) (...) la scène paraît être la répétition de la même scène directement vécue comme RÉELLE pas un doute ça fait pas un pli suis assis là sur la banquette dos de la main sur le volant suffit que je mette le carnet beige entre les doigts livre du rêve construit en rêve me volatilise j’y suis c’est réel si j’écris dans ma voiture

mon autobiographie sera

mon AUTO – FICTION'' (f° 1637)(5)

4. Définition de l’auto-fiction : « On y croit, ça dit vrai, mais en fable »

Le critique normalien a inventé un terme qu’il définit aussitôt :

épousailles d’avant-naissance fini terminé me réveille c’était rien qu’un rêve à la place je mets QUOI a book bien sûr substitut c’est pas le produit d’origine c’est pas du vrai c’est de l’ersatz mais un livre c’est jamais RÉEL c’est comme un rêve m’inscrire en livre c’est m’inscrire EN FAUX même si c’est vrai vie qu’on raconte c’est qu’une fiction coquecigrues catoblépas y a rien à faire une existence c’est pas plus rattrapable qu’un rêve souvenirs j’ai de bonne références du référent y a du répondant mes échos c’est pas de la blague livre rêve ON Y CROIT ça dit VRAI mais EN FABLE (f° 1645)

« On y croit, ça dit vrai, mais en fable ». Et comment s’invente donc, concrètement, ce style de la fable ? C’est simple : En employant des animaux, nécessaires aux fables, ici le crocodile et la tortue du rêve principal. Le monstre, quoi. Inutile d’y revenir ici. Et il y a aussi … le pigeon.

Pour écrire. Y a qu’à. Laisser les mots. Se retourner. Contre eux-mêmes. Si on les laisse. En liberté. Surveillée. C’est la langue. Qui devient. Spontanément. L’anti-langue. Mon travail. C’est. Laisser faire. Les mots. Par un règlement. Systématique. De tous les sens. Si j’écris. Elle et moi. Comme deux pigeons. Notre fable. La Fontaine. De jouvence. Notre carte. De Tendre. Pigeon. Raconte. Notre histoire. Pigeon. C’est un tourtereau. Pigeon. C’est aussi. Une dupe. Ma mère nous aime. Elle veut pas. Qu’on profite d’elle. Elle sait bien. Qu’on en profite. Entendre. C’est. Comprendre. Elle. Comprend. Entend. Tu sais, j’ai de bonnes oreilles. Comprendre. C’est. Piger. Piger Pigeon. Mots. Semblables. C’est presque. Identique. Ça veut dire. L’inverse. Un pigeon. C’est quelqu’un. Qui pige pas. Ma mère. Est un pigeon. Qui pige. Y a qu’à laisser. Parler les mots. Ils racontent. Notre histoire. Jeu de mots. C’est les jeux de maux. Faut se laisser. Guider par eux. Si on donne. L’initiative aux maux. Les mots. Suivent. C’est dans la langue. Qu’on trouve. L’anti-langue. (…) Écrivain. Original. C’est quelqu’un qui laisse. Sa marque. Pour (f° 1301) débuter. Je démarque. Pour apprendre. A parler. Ou à écrire. Il faut. Imiter. Je commence. Par la mimique. Langue. De ma mère. Langue. Maternelle. J’épouse. Les moindres détails. (…) Des sons. Des sens. S’attirent. Le jardin. Des racines grecques. Ou françaises. C’est un champ. Magnétique. Se repoussent. Aussi. Aussitôt. Faut voir. Mettrai les mots. En liberté. Surveillée (f° 1302)

5. L’autofiction : une « liberté. Surveillée »

C’est dans cette perspective qu’il faut envisager, en dernière analyse, que le langage à inventer, le genre qui s’appellera finalement l’autofiction, est d’abord caractérisé par sa « liberté surveillée » :

Savoir. Où ils vont. On sait jamais. D’avance. C’est une. Expérience. Ça s’avance. Ou ça s’arrête. Erreur d’aiguillage. On déraille. C’est dingue. Moteur des mots soudain se coince. Il a calé. Impossible à remettre en marche. On repart. Pour aller ailleurs. C’est une. Aventure. Un voyage. On prend les mots. Comme on prend le large. La route. Ça démarre pas. (…) C’est capricieux. Les mots. Comme un cheval. Une monture. Fantasque. Comme une belle fille. Pire qu’une femme (f° 1303).

D’où la nécessité, pour survivre, de se tourner vers un langage qui serait maîtrisable. Celui des collègues, des autres écrivains. Impossible de contourner Stendhal et Sartre, de ne pas se frotter à Proust, Rousseau, à Chateaubriand. Et à cette langue empruntée, il s’agit de donner une empreinte.

''Faut écrire. Comme Voltaire. Imiter. Chateaubriand. Les grands modèles. Camus, c’est limpide. Même Robbe-Grillet. Ricardou. Tout le ban et l’arrière-ban. De l’avant-garde. C’est du classique. Ils ont pas. Inventé. Un mot. Ils écrivent. Comme tout le monde. C’est le langage. De chacun. Moi, je veux. Une langue. À moi. Sur mesure. À ma mesure. Si j’écris. Mon autoportrait. Il me faut. UNE LANGUE. À MON IMAGE. Forcément. Pour apprendre. À parler. Ou à écrire. Il faut. Imiter. Écrivain. Original. C’est un auteur. Qui laisse sa marque. Je commence. Par démarquer. Elle s’écrie. Toi, t’es renversant. Jeu de patience. Jeu de construction. Je mets. Bout à bout. Des expressions. Qui se renversent (f° 1303).

Admirative. Dès ton plus jeune âge, tu pouvais reproduire tous les mots. Si un perroquet. C’est un oiseau. Tu es un drôle d’oiseau. Qui répète. Tout ce que disent les autres. Un perroquet. C’est jamais. Original… comment faire. Pour être. Un perroquet original. Y a pas. Trente-six façons. Dix manières. Rien. Qu’une. Un perroquet. Si c’est quelqu’un. Qui parle. Comme les autres. Si les autres. Parlent pas. Comme des perroquets. Un perroquet original. C’est quelqu’un qui PARLE. COMME UN PERROQUET. Ainsi. Il parle pas. Comme les autres. Donc il est. Original. C’est logique. Donc. Si j’écris mon livre. A la place. De ma mère. Si je fais. Que la répéter. La reproduire. Dans mon être. Dans mon livre. Faudra. Que j’invente. UN LANGAGE DE PERROQUET. Elle dit. Quand tu parles, j’ai l’impression d’entendre un écho. Si j’entends. Par ses oreilles. Je dirai qu’ils sont beaux quand tes yeux. Si je vois. Double. Il faudra. Que j’écrive. Double. Toi et moi, on ne fait qu’un. Je parlerai. En échos. Jeux de mots. Je veux. Que mes maux. Se dédoublent. Mots, maux. Pas moi qui l’ai inventé. C’est banal. Langue. On invente jamais rien. C’est à tout le monde. Calembour traîne. Dans les revues d’avant-garde. Mais si j’écris. Je veux. Que mes maux. Se dédoublent. Ça rentre. Dans mon système. À moi. Ma maladie. Je veux. L’infliger. Au lecteur. Comme à ma mère. Quand il t’arrive quelque chose, c’est comme si c’était à moi que ça arrivait. Je veux. Qu’on s’identifie. À moi. À mes maux. Y a que. Par mes mots. Que c’est possible'' (f° 1305).

Voilà le but explicite de l’autofiction : Doubrovsky veut nous infecter, laisser des traces de lui en nous ! Il est loin de vouloir se décrire dans une autobiographie et ainsi en exclure le lecteur. Au contraire ! Lui étant possédé par sa mère, s’il met sa voix au service de sa mère, si la langue devient dictée, dictature, S. Doubrovsky cherche à renvoyer ses mots en s’insinuant par le biais d’une écriture autofictionnelle en son lecteur. Ce faisant il gagne son pari : « Telle est l’astuce. Si le lecteur a bien voulu me suivre, si j’ai réussi un peu, rien qu’un peu, à éveiller son intérêt pour mon personnage, je lui refilerai ma personne En dévorant le roman, il avalera l’autobiographie » . Serge Doubrovsky veut nous posséder. En cette pirouette méphistophélique qu’on peut rapprocher de ce que l’auteur, en plein dans la rédaction du « Monstre », analysera en 1971 dans « Une étrange toupie », article portant sur une autre biographie dérangeante : L’Idiot de la famille de Sartre (7) où l’auteur nous refile sa personne. Soudainement c’est nous qui nous retrouvons sur le banc des accusés, responsables du pire crime contre l’humanité, celui de ne pas assez aimer, d’être de profonds égoïstes, responsables d’un monde qui ne tourne pas rond. Serge Doubrovsky nous accuse à travers une pseudo-auto-accusation et s’en tire par un saut acrobatique sur ses propres épaules, nous laissant perplexe, ici-bas.
Mais Doubrovsky ne serait pas le « dernier écrivain existentialiste », comme l’a écrit Michel Contat, s’il ne nous poussait pas vers une lucidité plus authentique : le sens préétabli d’une vie n’existe pas, rien ne nous donne le droit d’exister à part un incessant travail sur notre situation au sens le plus large. Sauf que Serge Doubrovsky dépasse Sartre (qui est à ce moment en plein déclin physique), en intégrant dans sa réflexion les données psychanalytiques que son aîné, en son temps, refusait d’admettre. De ce qu’il s’agit de reconnaître, Doubrovsky nous donne quelques clés. En déployant avec ingéniosité devant nous son analyse, elle devient la nôtre. Mais attention ! Cette intelligence nous est seulement prêtée. Serge Doubrovsky se donne à nous… pour mieux se reprendre et nous laisser nous débrouiller nous-mêmes. Une fois le lecteur infecté du virus de la recherche de vérité sur soi-même, l’auteur se retire. Nous croyions lire une autobiographie fiable ? Nous estimions pouvoir lui faire confiance ? Eh bien il va falloir se détromper. Même sur des faits à première vue peu signifiants, il nous aura menés en bateau :

mon rêve c’est leur propriété livre du rêve si je l’écris FAUT LEUR REPRENDRE MON RÊVE à moi c’est mon bien dans mon livre j’en ferai ce que je veux je mélangerai l’ordre j’inventerai ma chronologie mon petit faut ranger tes affaires fragments vrais éclats de ma vie les jetterai dans la machine à fantasmes les concasserai triturerai je malaxerai mes malheurs dans la bétonnière à bouquin cimenterai mon édifice littéraire avec mes songes que comme ça qu’on fait du solide avec du vrai faut faire du fictif Rêve du Monstre Elisabeth-qui-sort-de-l’eau-en-Normandie la femme-homme marche en partie ça colle un peu entre dans le rêve y a qu’un malheur CETTE HISTOIRE-LÀ c’est arrivé APRÈS LE RÊVE un an après sans importance entre dedans quand même dates ça s’intervertit dans un rêve livre d’un rêve livre d’une vie sans importance la chronologie y a que LA LOGIQUE qui compte d’un bout à l’autre réglé comme du papier à musique composerai ma chanson avec les notations du carnet beige les emmêlerai les embrouillerai rêves rêvés à deux mois deux ans de distance télescoperai ils s’emboutiront ça aboutira quand même c’est pareil restes diurnes forcé ça se perd carnet beige de semaine en mois en années rêves écrits restent paroles se sont envolées sans importance (f° 1659)

Conclusion

On se souvient que Lévi-Strauss voyait dans la légende d’Œdipe un « instrument logique » pour jeter un pont entre le problème initial : « naît-on d’un seul, ou bien de deux ? ». Dans l’autobiographie classique, il y a prétention véridique à l’autoconnaissance, la parthénogenèse scripturale : le sujet y naît d’un seul. Mais quand il faut écrire pour deux, faire une sorte de « bi-autographie », quand on est soi-même double, trois, dix, cent, le monde, unique, seul, quand la réalité est « indisable », quand elle n’existe pas, ou, plutôt, quand une certaine réalité s’est volatilisée, que faire ? En 1968, S. Doubrovsky a perdu sa mémoire, sa langue, son repos. En 1970, il balbutie, se lance, affolé, dans le langage, à la recherche de son innocence, de la première langue, celle qui se rapprocherait le plus de la pureté perdue. L’encre coule comme les larmes, larmes de deuil, de colère ou comme coule la sueur froide entre les omoplates quand l’angoisse vous prend par derrière. En 1971, Doubrovsky continue à chercher désespérément sa mémoire. Or, il sait qu’il n’y a rien de moins innocent que la mémoire. Si elle dit vrai, c’est toujours en trichant. Mais Serge a un projet, il y tient, se tâte, il ausculte les mots, il fait sa propre Recherche : « Lorsque je suis complètement perdu , il y a un endroit où je suis sûr de me trouver : le matin, à ma machine »(8) .
Plus tard dans l’avancement de la rédaction, l’auteur s’avise que ce qui prime, dans l’écriture de soi post-moderne, n’est pas SOI. Pas MOI, c’est le langage. Selon la terminologie de Jakobson, le pouvoir poétique du langage constitue en soi le lieu de l’élaboration du sens. S’il n’oblitère point la référence, il la problématise, dans la mesure où il soumet le registre de la vie à l’ordre du texte. Herder disait : « Der Mensch empfindet mit dem Verstande » (9) . Et si c’était ce jeu avec sa propre intelligence, le besoin de confronter les sensations d’une vie à une langue individuelle qui serait le réel enjeu de l’autofiction ? Il est frappant que l’on trouve chez la plupart des auteurs qui se relient à l’autofiction ce besoin de conférer la primauté au langage choisi, utilisé, taillé à leur image ; image souvent inquiète, miroir de l’imprévisible chez autrui et en soi-même. Le propre de l’écriture doubrovskienne n’est pas plus la clarté, moins encore la mise en évidence de l’obscurité, ce cache-sottise complice de la mauvaise foi qu’il a en horreur. Le propre de l’écriture doubrovskienne est le remaniement incessant de la recherche. Il s’agit dans son écriture autofictionnelle d’une transparence énigmatique qui déconcerte les habitudes de l’esprit. Ainsi, comme Stendhal, il fait quelques heureux et offense tous les autres.

NOTES

(1)LEJEUNE, Philippe, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, coll "Points Essais", 1975, p. 28.
(2)Depuis la rédaction de cet article, Serge Doubrovsky a retrouvé 1500 feuillets - le début du roman - qui s'ajoutent au chiffre mentionné.
(3)Entretien d'Isabelle Grell avec Serge Doubrovsky, Parcours critiques 2, Grenoble, PUG, 2006.
(4) Voir aussi "Serge Doubrovsky: contes et comptes de la mémoire", Les Temps Modernes, n° 611-612, décembre 2000-janvier/février 2001, p. 212.
(5) Le tiret a été rajouté au feutre noir après relecture. Il serait intéressant de voir quand Serge Doubrovsky accolera les deux termes.
(6)Serge Doubrovsky, Le Livre brisé, Paris, Grasset, 1089, p. 256.
(7)Serge Doubrovsky, "Une étrange toupie", Le monde des livres, n° 8231, juillet 1071, p. 16. Commentant la parution de L'Idiot de la famille de Sartre, SD parle d'une "saga anthropologique", d'une "étrange toupie" où tournoient comme un soleil trente ans d'écriture sartrienne, "tout Sartre". Mais il élève aussi une objection de fond: le "roman vrai" est-il possible?
(8) Serge Doubrovsky, Le Livre brisé, op.it., p. 253.
(9) Herder, Abhandlung über den Ursprung der Sprache, Reclam, p. 86.