Interview Serge Doubrovsky - Valérie Berty et Elizabeth Molkou Juin 2007

En décembre dernier, après 40 années d’enseignement, Serge Doubrovsky mettait un terme à sa longue et riche carrière de professeur du département de français de l’Université de New York. Désormais domicilié à Paris où il travaille à ce qu’il désigne comme son dernier roman, il a accepté de revenir sur ce parcours exceptionnel et de nous livrer quelques réflexions.

1) Vous avez débuté à NYU en 1966. Est-ce l’année de votre installation en Amérique ?

Non, j’étais déjà installé aux Etats-Unis depuis onze ans. J’avais enseigné à Harvard, Brandeis mais également Smith College, avant ce printemps de 1966 où j’ai reçu un coup de téléphone de Bill Starr. NYU n’était alors qu’une université de second ordre, très loin de ce qu’elle est devenue aujourd’hui, l’une des meilleures universités américaines. J’ai véritablement suivi le développement pas à pas de cette université, et ce fut passionnant.

2) Qu’est-ce qui vous a poussé à quitter la France ?

C’est une question à laquelle je tente de répondre dans plusieurs de mes livres et dont je ne détiens pas la réponse ultime. A un niveau assez superficiel, je dirais qu’il était tout naturel pour quelqu’un se destinant à être professeur de littérature anglaise de passer au moins deux années aux Etats-Unis. A quoi il faut sans doute ajouter une histoire amoureuse qui m’a conduit à suivre celle qui devint plus tard ma femme…

3) Qu’est-ce qui était alors susceptible de séduire le jeune professeur normalien que vous étiez ?

Ce qui m’a séduit tout d’abord, c’est de me retrouver brusquement à Washington Square, qui est devenu pour moi un des lieux de ma vie, de mes romans. Je peux considérer avoir construit toute ma carrière active à NYU, bien que je conserve un excellent souvenir des autres universités, chacune offrant quelque chose de différent. J’ai le sentiment d’avoir été témoin d’une époque en pleine mutation, celle de l’émergence de la « French Thought ». L’Amérique était extrêmement ouverte sur le monde extérieur et le monde des idées. J’ai été plongé dans un univers typiquement américain. Il n’y avait rien de tel en France surtout dans la distance qui sépare le professeur de l’étudiant mais aussi dans le rapport entre collègues. J’ai appris beaucoup, j’ai travaillé dur dans la mesure où je me destinais à être professeur d’anglais dans une université française et je me suis retrouvé professeur de français dans une université américaine. Je peux dire que je dois énormément à l’Amérique.

3) Vous avez néanmoins savamment entretenu votre lien avec la France….

Ayant ma mère et ma sœur en France, j’avais toujours le désir d’y retourner. Je suis parvenu à y aller de manière régulière. C’est ainsi que j’ai assisté au tout début de NYU in France, alors que nous étions hébergés rue Chardin dans une petite pièce qui nous était attribuée, sous la houlette de Tom Bishop. Je l’ai vu naître et j’en ai profité aussi. De la sorte, j’ai pu vivre la moitié du temps à NY et l’autre à Paris. Ma vie personnelle a certainement souffert de ce partage géographique, mais en gardant mon contact plénier avec la France tout en m’imprégnant de l’Amérique, j’ai nourri mon oeuvre littéraire.

4) Quelles rencontres avez-vous pu faire ?

Pendant ces premières années passées en Amérique, j’ai eu la chance de rencontrer l’intelligentsia américaine, dont de grands professeurs tels que Irving Howe, Milton Hindus mais aussi Claude Vigée, un des tout premiers à avoir eu l’idée de faire venir des écrivains français en Amérique. Je dois aussi mentionner Elie Wiesel, Jerzy Kosinski etc… J’ai eu ainsi l’occasion de fréquenter des intellectuels de premier ordre et aussi de jeunes mais prometteurs écrivains français tels Yves Bonnefoy, Pierre Emmanuel ou américains, comme Ronald Sukenik.

5) A travers le développement de NYU, vous avez connu plusieurs générations d’étudiants. Quels ont été les moments forts de cette histoire ?

Oui, juste après mon arrivée à NYU, il y eut tout d’abord l’arrivage massif d’un type d’étudiants, Juifs et autres personnes déplacées venues d’Europe de l’Est. Ces gens-là avaient tous plus ou moins été dans des lycées français, apportant une autre culture d’Europe que celle de l’Ouest. Peu à peu, le département de français s’est agrandi de manière étonnante. Dans Fils, j’évoque « 50 paires d’yeux » qui me regardent dans un de mes cours, une phrase, une réalité inconcevables aujourd’hui. C’est pourquoi l’on peut parler de la fin des années 60 comme d’une période féconde tant du point de vue de la quantité que de la qualité.

6) Les étudiants devinrent alors moins nombreux….

Oui, pour se tourner vers des métiers plus lucratifs. C’est d’ailleurs un phénomène propre à toutes les littératures. J’ai cependant été le témoin d’une amélioration grandissante de la qualité du département de français et je voudrais rendre hommage à Tom Bishop qui a su recruter les meilleurs professeurs dans les divers domaines et fonder ce qui est devenu un des meilleurs départements de français en Amérique. Aujourd’hui, force est de reconnaître que nous avons beaucoup moins d’étudiants, mais que la qualité reste remarquable. Je suis souvent impressionné par l’étendue du bagage théorique des étudiants. A mes yeux, une des forces de NYU, c’est son ouverture à des origines ethniques, culturelles très variées, qui a certainement contribué au plaisir que j’ai eu à y enseigner.

7) Comment êtes-vous parvenu à concilier vos fonctions de professeur, critique et romancier ?

Je n’ai jamais eu le sentiment d’une opposition entre ces trois activités. Pendant l’élaboration de mon ouvrage sur Corneille, je n’ai jamais abandonné le désir d’écrire, notamment mon premier recueil de nouvelles. Il s’agit véritablement de la même chose mais sous une autre forme. Dans mes livres, je parle d’auteurs que je suis en train d’étudier. Mon expérience de professeur, je l’ai intégrée dans mon expérience d’écrivain, Proust dans Un amour de soi, Sartre dans le Livre Brisé, Racine dans Fils. Pas d’opposition, car quand on est jeune, on a toute l’énergie nécessaire.

8) Qu’est-ce qu’au fond l’Amérique vous a apporté ?

Je suis reconnaissant à l'Amérique et NYU non seulement de m'avoir permis d'exercer honorablement et agréablement mon métier mais aussi de m'avoir permis de continuer à exercer mes activités de professeur, de critique et d'écrivain. J'ai pu enseigner des auteurs vivants tels Ionesco, Beckett, Camus, à une époque où en France cela était impossible, impensable, car ils étaient encore vivants. Et cette littérature contemporaine était au fond celle qui m'intéressait. C'est pour ces raisons que j'ai aimé enseigner en Amérique et à NYU. Je pouvais enseigner des oeuvres de mon temps, des oeuvres qui me touchaient aussi bien que le théâtre classique, qui m’a toujours passionné. Je pouvais vivre et écrire la littérature en train de se faire.

9) Et maintenant que vous êtes à la retraite, quels sont vos projets?

Je rentre chez moi en France. J'ai certes un grand amour, une immense gratitude envers l'Amérique, mais je suis français. Je rentre là d'où je sors. Je vais essayer de vivre le plus longtemps possible, continuer à jouir de la vie et finir mon dernier roman. Mais vous savez, à 79 ans, je vis une expérience intéressante. A mon âge, la vie vous quitte peu à peu, c'est cela l'expérience. On est vivant et il y a des aspects de la vie qui s'éloignent de vous. Moi qui adorais conduire, traverser des espaces immenses en voiture, et bien je ne le peux plus, ma vue a baissé. C'est difficile, mais l'écriture est encore là. J'ai un dernier roman à finir.

10) Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?

Je tiens encore à dire ceci, qui me permettra de compléter votre question initiale sur les véritables raisons qui m’ont poussé à quitter la France dans les années 50. Au-delà des histoires de désir, d'amour, de professeur d'anglais en 1955, j'ai fui l'Europe et tous les souvenirs d'Europe. En Amérique, j'ai trouvé une libération par rapport à mes origines, un accueil chaleureux. J'ai bien conscience que mon Amérique à moi, à mon époque et dans l'enceinte d'une grande université, a été heureuse. J'étais titulaire de mon poste et jouissais donc d'une sécurité difficile à trouver aujourd'hui. J'ai bien conscience de la chance que j'ai eue d'être là à une époque dorée. Cela m'a changé de l'Europe où je suis passé à côté de la mort, un matin de 1943, lorsqu'un policier en civil a sonné chez mes parents, nous annonçant qu'il viendrait nous arrêter dans une heure. Une heure pour partir et ...vivre, une toute petite heure. Bien sûr, maintenant tout cela s'est éloigné, mais j'ai vraiment été marqué par l'histoire.

Je suis un écrivain du XXè siècle, pas du XXIè. Je suis heureux d'avoir eu une vie qui m'a permis de vraiment traverser le XXè siècle et de l'écrire. Et pour ceux qui accusent l'autofiction de narcissisme, de nombrilisme, ceux-là m'ont mal lu. Quand je parle d'une histoire qui m'est arrivée, si on lit le texte intelligemment, ce n'est pas seulement de mes petits problèmes personnels que je parle. A travers moi, on voit l'étonnement devant certains aspects de la vie américaine. Il n'y a pas de subjectivité refermée sur elle-même, ça n'existe pas. J'ai essayé, par exemple, de faire revivre ce qu’ont pu être les années 40, mais aussi de faire comprendre, à travers mon expérience personnelle, la naissance du féminisme en Amérique, d’en avoir été le témoin et le participant involontaire, mais finalement heureux d’assister à la fin du règne masculin.

Mes 50 années en Amérique et mes 40 années à NYU, auront été une traversée spéciale, une expérience inoubliable. Je ne pourrais jamais assez remercier l'Amérique et NYU. La seule manière dont je peux les remercier, c'est dans mes romans. Je suis le premier écrivain français à avoir mis NYU au cœur de son oeuvre. NYU joue un rôle essentiel dans mes romans, comme dans ma vie. Le lien ne sera jamais coupé.

Pour conclure, je dirai que j'ai par mon écriture, tenté de couvrir un parcours dans une vie, dans une carrière et dans son siècle.