Isabelle Grell est responsable du groupe « Autofiction » à l’ITEM (Institut des textes et manuscrits modernes), ENS, CNRS, où elle travaille avec son équipe constituée d’Arnaud Genon, Philippe Weigel, Claude Burgelin et Patrick Saveau, sur le dossier génétique (manuscrits, dactylographies, corrections…) de Fils de Serge Doubrovsky.

Q : Isabelle, la critique génétique n’est pas très répandue en Espagne. Est-ce que vous pourriez nous expliquer brièvement en quoi elle consiste ?

R : L’objet de la critique génétique est avant tout ce qu’on nomme le « dossier génétique », donc les manuscrits de travail d’écrivains, mais cette approche est aussi de grand intérêt concernant des peintres (p. ex. Da Vinci), des compositeurs (p.ex. Haydn), des chercheurs (carnets des Curie), voire, des cahiers d’élèves.
Le manuscrit est étudié en tant que support matériel, espace d’inscription et lieu de mémoire des œuvres in statu nascendi, des premières esquisses, des premiers brouillons, des premiers plans au livre publié (ou laissé en plan). Ce qui nous intéresse, c’est de mettre en lumière ce qu’on appelle le work in progress. De saisir au vol les ouvrages à l’état naissant pour mieux les comprendre. Les questions qu’on se pose sont tout d’abord : L’écriture est-elle à « structuration rédactionnelle », réfractaire à toute programmation initiale, à tout plan avant-coureur (Serge Doubrovsky) ou est-elle à « programmation scénarique », faisant donc précéder l’écriture par un travail de conception minutieuse préliminaire, sous forme de plans, scénarios, notes, ébauches, recherches documentaires (Flaubert).
Il est ensuite nécessaire de déceler les différentes phases d’écriture (endogenèse), la phase pré-rédactionnelle (conception, recherche d’un thème, faux départs, scénarisation), la phase rédactionnelle (l’exécution proprement dite : brouillons, mises au net corrigées), la phase pré-éditoriale (finition, préparation de l’édition imprimée, épreuves à corriger…), la phase éditoriale et parfois même une phase post-éditoriale (remaniements lors d’une seconde édition, l’écrivain le plus terrible de ce point de vue étant Balzac).
Sont étudiés non seulement les diverses strates, les divers avancements ou régressions d’un texte en devenir, les divers remaniements (suppressions, ajouts, substitutions, déplacements, transferts, corrections lexicales ou stylistiques) mais aussi le support matériel (différents papiers témoignant de diverses strates d’écriture, les filigranes) et les « outils de scription (stylos, encres, emploi de couleurs. Tout doit être pris en considération, même l’espace graphique (la page est-elle structurée ou non ? Qu’est-ce qui la structure ?) L’écrivain a-t-il besoin de marges pour s’offrir la possibilité de faire des ajouts conséquents dans un deuxième moment d’écriture ? L’interligne aussi a son importance : le scripteur peut-il faire des corrections interlinéaires ou doit-il recommencer son feuillet lorsqu’il souhaite corriger son texte ? L’espace écrit peut présenter des taux de remplissage fort variables. Comptent ici le type d’écriture (grande, petite), le taux des ratures et réécritures, la dimension des marges…
Il faut aussi pendre en compte les éléments exogénétiques qui englobent les documentations étrangères à l’écriture en tant que telle (quel fait divers a été repris , quelle discussion que l’écrivain a eue, quel lieu visité se retrouve dans le texte, quels intertextes deviennent les hypotextes de l’œuvre en devenir, …).
Pour le dire rapidement, voir les coulisses, l’atelier d’écriture, le laboratoire intérieur, permet au chercheur de faire des avant-textes un objet de connaissance de l’œuvre publiée, d’éclairer d’une manière différée un texte connu par le lecteur, d’en enrichir la compréhension par la découverte des variantes qui ont conduit à construire le livre qu’on tient entre les mains.

Q : Est-ce que la critique génétique peut aider à mettre en lumière les problèmes théoriques que soulève l’autofiction ?

R : C’est ce que notre équipe tente de mettre à la lumière. Dans le cas de Serge Doubrovsky, p.ex., la première écriture se trouve être rédigée à la manière des mémoires classiques (Rousseau) et se meut peu à peu en un texte qu’on ne peut plus identifier à une simple autobiographie. Serge Doubrovsky qui tape ses textes à la machine à écrire trouve au cours de l’écriture un rythme, une invention de l’écriture qui est un élément stylistique de l’autofiction.

Q : Selon vous, est-ce que Serge Doubrovsky a réussi à créer le monstre littéraire dont il parlait en Fils ?

R : Question vaste. Trop vaste pour en parler en quelques phrases, il faudrait un livre pour illustrer que oui, Serge Doubrovsky a réussi à (se) créer en temps que monstre littéraire, si l’on veut comprendre le terme de monstre dans son étymologie : le "monstre" existe pour "montrer" (demonstrare), pour fustiger les péchés de la plupart et, par contraste, révéler l’excellence des élites (les héros, quoi), mais il est aussi la matérialisation d’un danger qui peut-être autant moral que physique.

Q : D’après vous, est-ce que l’autofiction peut être définie comme un genre littéraire indépendant, à l’écart du roman et de l’autobiographie ?

R : L’autofiction fait partie de la famille des romans du JE. Il en est une forme spéciale.

Q : Pouvez-vous nous expliquer comment est née le groupe « Autofiction » ?

R : Serge Doubrovsky m’avait confié les 5 caisses et une valise contenant environ 5000 feuillets témoignant de strates d’écritures hétérogénissimes. Apres avoir lu, trié, classé les divers avant-textes pour la plupart dactylographiés, il était clair que je ne pouvais faire ce travail de reconstruction toute seule. J’ai donc lancé un appel et ainsi l’équipe s’est construite au sein de l’ITEM/ENS/CNRS.

Q : Pourquoi avez-vous décidé de vous consacrer à l’étude de Serge Doubrovsky ?

R : FILS est la première Autofiction déclarée comme telle. Il était donc évident de commencer par cette œuvre-là.

Q : Jusqu’à présent, vous avez travaillez avec les manuscrits de Fils (aussi appelé Le Monstre). Mais une fois finie votre tâche, envisagez-vous travailler avec d’autres manuscrits ?

R : Bien évidemment. Nous avons encore un à deux ans devant nous pour créer ce site et le CD-ROM que nous voudrions mettre à la disposition de toutes personnes intéressées.
Voir http://www.everyoneweb.com/doubrovskymanuscrit.com/

Ensuite nous déciderons ensemble sur quel corpus nous allons nous pencher.

Q : Vous êtes la responsable du colloque sur l’autofiction qui aura lieu à Cerisy pendant la fin du mois de Juillet 2008. Pouvez-vous nous en parler ?

R : Ce colloque risque de devenir fort vivant car différentes intelligences vont frotter leurs têtes les une contre les autres, vont discuter de cette problématique épineuse qu’est l’autofiction. Claude Burgelin et moi espérons qu’après les dix jours, si non nous aurons pu nous mettre d’accord sur une définition unanime de l’autofiction, nous pourrons au moins offrir une publication de référence sur la question.

Je vous remercie infiniment de votre attention, Isabelle.

Initialement paru sur le site http://www.autoficcion.es/entrevistas.html