Dans Ironie, N° 95, mars 2004

Le 11 septembre 2001, les attentats meurtriers engendrent un autre événement, secondaire sans doute, qui est la jouissance inqualifiable suscitée par les images en boucle des deux tours effondrées et du Pentagone atteint. La prédiction de Walter Benjamin se réalise : "(L'humanité) s'est suffisamment aliénée à elle-même pour être capable de vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre". C'est à notre destruction, apocalypse annoncée par la bombe d'Hiroshima, que nous croyons assister derrière nos écrans de télévision.

Dans la partie conclusive de son essai sur l'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique (1935, éditions llia : Paris, 2003, trad. Maurice de Gandillac/ Rainer Rochlitz), le philosophe a tenté de prendre la mesure historique, à la fois esthétique et politique, de la révolution technique qui nous rendait capables, dès le milieu du siècle dernier, d'une telle jouissance esthétique de premier ordre. Il notait que le cinéma (mais le propos est encore plus approprié à l'outil télévisuel) est le premier art pour lequel la reproductibilité technique n'est pas une condition extérieure de sa diffusion mais qu'elle est "inhérente à la technique même de sa production". Les images filmées rompent avec la tradition cultuelle de l'art, et renouent en même temps avec ces deux arts de contemplation collective qu'ont été dans l'histoire de l'humanité l'architecture monumentale et la poésie épique. Elles sont en mesure de produire le même type d'impact collectif maximal, mais indépendamment de tout rituel institué, religieux ou politique. Un des aspects de cette puissance pragmatique (Benjamin parle de "valeur d'exposition") est de mettre le public immédiatement en présence de lui-même, dans la perception immédiate et non réflexive de ce qui est reçu simultanément. La masse des spectateurs, particulièrement par l'intermédiaire des actualités filmées, peut enfin, note Benjamin, "se voir elle-même face à face". La réception planétaire des images d'actualité peut ainsi se vivre selon deux modes distincts, le mode de l'esthétisation du politique ou le mode de la politisation : abdication de la conscience réflexive et jouissance primaire de la toute-puissance virtuelle qui se spectralise immédiatement en répétition obsessive ou bien prise de conscience émancipatrice de la force collective de dégagement produite par la simultanéité de la réception.

"L'esthétisation de la politique" est pour Benjamin le propre de la propagande fasciste qui instrumentalise la jouissance esthétique de la perception collective pour éradiquer la réflexion individuelle. Mais par-delà ce que l'on croit savoir de la manipulation des images à des fins politiques, Benjamin dénonce la propension commune et spontanée de cette humanité à "s'offrir en spectacle à elle-même", et dont la jouissance trouve son comble, les plus grands cinéastes l'ont montré depuis, d'Oshima à Pasolini ou Kubrick, à déguster le spectacle de sa propre mise à mort.

C'est pourquoi le 11 septembre 2001 n'est pas un "bon sujet" littéraire, encore moins cinématographique (sans doute nous en prépare-t-on le mélodrame filmé) - à moins d'interroger explicitement et en connaissance de cause notre fascination du spectacle orchestré ce jour-là par les fascistes verts. Si l'on croit pouvoir ne pas désirer partager avec les terroristes suicidaires les bénéfices de cette haute jouissance esthétique, il est urgent de rompre avec ce qui est pour Benjamin le mot d'ordre du fascisme : "fiat ars, pereat mundus" (Qu'advienne l'art, le monde dût-il périr).

Contre l'esthétisation de la vie publique, Benjamin ne préconise aucun retour à l'art bourgeois du recueillement de salon ni aux délices décadents de l'autisme esthète ; la "théologie de l'art" si vantée depuis Mallarmé est une impasse qui ne prône l'émancipation technique et religieuse, la fameuse " autonomie " de l'art, que pour mieux l'enrégimenter dans l'extase nostalgique et réactive d'une pureté mélancolique.

Contre l'instrumentalisation spectaculaire des productions artistiques, il propose une "politisation de l'art", qui ne vise pas à évangéliser les masses pour leur apporter la bonne parole "critique" de leur libération, mais à assumer l'impact politique de la reproduction planétaire des images (et des écrits) en prenant acte de la force émancipatrice des collectivités virtuelles interactives qu'elles engendrent. Benjamin écrit, en 1935 (!) : "Chacun aujourd'hui peut légitimement revendiquer d'être filmé" (et, en 2003, filmer; en conséquence et ceci dit au passage, chacun peut légitimement revendiquer d'être payé pour ça) ; quant à "La compétence littéraire", "(elle) ne repose plus sur une formation spécialisée mais sur une formation polytechnique et elle devient de la sorte un bien commun". Loin de songer à établir des numerus clausus pour limiter la prolifération des artistes au nom d'on ne sait quelle exigence forcément clanique, Benjamin affirme que le nouvel art de masse doit être un art des masses.

Désesthétiser la politique et politiser l'art, c'est se dégager du suivisme pseudo-documentaire et de la religion de l'actualité, c'est préférer à la chronique apocalyptique l'aventure bien plus risquée et toujours inédite d'une conscience (n'importe qui) se libérant du désir morbide et érotique de son propre anéantissement et de celle de ses semblables.

Au docufiction passif et fasciné qu'on nous vante comme la soi-disant ouverture au monde de l'autofiction française "nombriliste", préférons l'héroïsme antispectaculaire d'une pratique de l'art capable d'être invention de soi - que l'exigence éthopoïétique de l'autofiction devienne une politique de l'existence.

Pascale Fautrier, dans Ironie, N° 95, mars 2004