Extrait de L'Autobiographie, Paris, Ellipses, « Thèmes et études », 1996, p. 27-30.

Etre pointilleux dans l'effort pour distinguer l'autobiographie du roman peut sembler superflu : tout le monde croit savoir spontanément de quoi il retourne. Mais il s'agit de sortir de l'hypocrisie critique dont on se berce souvent et qui prend la forme du cercle vicieux suivant : une bonne autobiographie ne doit pas être un roman, mais se lire comme un roman... étant entendu qu'on prend plaisir à la lecture d'un roman quand on le sent un peu autobiographique ! Le meilleur moyen pour en sortir est de déterminer plus précisément l'endroit par où l'autobiographie a un pied dans le roman, afin de le localiser et de le circonscrire.

Structurellement, l'analyse narratologique peut concevoir l'autobiographie comme une sous-espèce particulière du roman, et situer la différence entre les deux sur le plan du contenu, dans l'engagement référentiel de l'un, fictionnel de l'autre. Historiquement, il est également possible d'observer comment les deux genres ont constamment évolué l'un par rapport à l'autre, la souplesse du roman lui permettant toute sorte d'hybridation : par exemple, lorsqu'il s'empare de la forme de la lettre pour donner naissance au roman épistolaire. Entre le roman et l'autobiographie, il semble possible d'établir trois moments exemplaires d'interaction. Ce sont des croisements qui, tour à tour, donnent le roman-mémoires, le roman autobiographique et l'autofiction.

Le roman-mémoires.

Le roman du XVIIIe siècle —et particulièrement chez deux de ses auteurs les plus importants, Marivaux et Prévost— s'est emparé de la forme des mémoires qui s'était développée au XVIe et au XVIIe siècle surtout. Résumer les choses rapidement ne signifie pas qu'elles se sont produites du jour au lendemain, mais permet de saisir la continuité d'un mouvement : en l'occurrence, celui d'une perte de la référentialité. Le succès des mémoires historiques du XVIIe siècle où un grand personnage racontait les événements auquel il avait pris part et mettait en valeur son rôle a fourni un modèle pour décrire la trajectoire d'une existence individuelle dans le contexte social. Mais bientôt ces écrits ont été moins lus pour leur valeur historique que pour leur sel romanesque. Et ainsi le modèle a dérivé et donné lieu à l'apparition de ce que René Démoris a appelé les « mémoires ambigus », produits par des auteurs qui, racontant leur vie, cherchaient à combler cette attente romanesque, en privilégiant davantage le récit de leur vie privée. « Ils ne s'installent pas dans la fiction, disons plutôt que c'est la fiction qui les mine de l'intérieur. (...) Le récit d'une existence prend le pas sur l'intention d'information qui est la justification traditionnelle des mémoires. » (Le Roman à la première personne, p. 124-125). Un glissement supplémentaire, et les mémoires sont ouvertement phagocytés par le roman, ces mémoires romanesques ayant préparé le terrain au roman-mémoires. La Vie de Marianne de Marivaux s'avoue comme une œuvre de fiction et raconte le destin « romanesque » d'une orpheline dont on suit les tribulations dans la société.

Ce que le roman a pris au discours autobiographique (à l'époque, aux mémoires), il va le lui rendre. Le roman à la première personne qui domine au XVIIIe siècle va peu à peu délaisser les péripéties de la vie extérieure au profit de l'analyse de la vie intime. Et l'introspection pratiquée par des narrateurs-héros de roman est un des modèles qui influe sur celle du héros-narrateur-auteur des Confessions. Rousseau se saisit, mais en vue du pacte référentiel que l'on sait, de tous les procédés que le roman d'analyse a affinés dans la fiction. L'autobiographie moderne naît ainsi d'un dialogue de cent ans entre roman et mémoires.

Le roman autobiographique.

De même que le succès des mémoires historiques avait suscité les romans-mémoires, le succès des Confessions a ouvert non seulement le sillage pour d'autres autobiographies, mais aussi pour le roman autobiographique. Le roman s'empare, comme sujet, de l'histoire de la vie intérieure. Nous nous sommes suffisamment attardés sur la différenciation qu'il fallait opérer entre autobiographie et roman autobiographique pour y revenir ici. Il faut seulement souligner que le constat qu'au plan de l'analyse interne du texte, il n'y a pas de différence entre ces deux genres (la distinction se faisant par le recours au quasi hors-texte du nom de l'auteur sur la couverture), explique qu'ils influent si aisément l'un sur l'autre : ils ne rencontrent aucun obstacle de structure pour s'investir réciproquement.

L'autofiction.

Ce dialogue entre les deux genres n'a pas manqué de trouver à s'alimenter à l'occasion de l'un des derniers soubresauts de la vie du genre autobiographique, qui fut l'étude même de ce genre par Philippe Lejeune dans le Pacte autobiographique (1975). Comme d'autres découvertes fameuses, celle de l'autofiction est née d'une erreur de manipulation. Définissant l'autobiographie dans son étude, Philippe Lejeune déclare peu probable l'hypothèse d'un ouvrage régi par un pacte romanesque explicite, alors que par ailleurs, l'auteur, le narrateur et le personnage y porteraient le même nom. Systématisant sa présentation en un tableau, cette éventualité y laisse une case vide (Le Pacte autob., p. 28). Serge Doubrovsky, critique littéraire et romancier, reçoit cette analyse comme un défi qu'il décide de relever, stimulant dans une nouvelle direction la rédaction de son livre Fils qui paraît en 1977. Fils de Serge Doubrovsky est un livre dont la narration est exprimée à la première personne du singulier et dont le héros est « Serge Doubrovsky » ; et en sous-titre, dès la couverture, Fils porte l'indication générique : « roman ». Son expérience de critique littéraire rend Doubrovsky particulièrement au fait de la problématique de la vérité dans le champ littéraire : « Certes, selon la célèbre formule de Sartre, “tout art est déloyal” (Situations I), ou encore, comme dit Aragon, la tâche de l'écrivain est de “mentir vrai”. Mais le “mensonge”, dans mon livre, est d'une espèce qui vaut d'être soulignée : d'un côté, en sous-titrant le livre “roman”, à suivre la terminologie de Philippe Lejeune, on conclut un “pacte romanesque” reposant sur une non-identité (de l'auteur et du personnage) et une “attestation de fictivité” (roman) ; mais, en établissant d'emblée l'identité de nom entre auteur, narrateur et personnage, le texte relève automatiquement du “pacte autobiographique”.

S'agirait-il tout bonnement d'un “roman autobiographique” ? Non, si l'on suit Philippe Lejeune (...) » (« Autobiographie / vérité / psychanalyse », in Autobiographiques, P. U. F., 1988, p. 61-79). L'auteur de Fils semble véritablement s'être ingénié à passer au travers des mailles du filet théorique tissé dans Le Pacte autobiographique ! Ayant déjoué toutes les étiquettes préconçues, il peut inaugurer la sienne propre et la porter directement sur soi, avec cette inscription sur la quatrième de couverture : « Autobiographie ? Non ... Fiction, d'événements et de faits strictement réels ; si l'on veut, autofiction ». Philippe Lejeune a expliqué comment il a lu cet ouvrage qui faisait fonctionner de façon inattendue son texte critique, croyant d'abord qu'il ne s'agissait que d'une nouvelle manifestation de l'interaction entre roman et autobiographie : « De même que Boudard, Cavanna ou Claude Duneton écrivent leur autobiographie en “célinien”, voici que Doubrovsky écrit la sienne en “Claude Simon”. » (Moi aussi, p. 65). Mais les informations données par celui-ci confirment que Fils mène bien, au-delà de son dispositif de présentation, deux engagements de front, référentiel et fictif. Le néologisme d'autofiction a rencontré un large succès, mais qui ne va pas sans ambiguïté. Doubrovsky estime qu'il convient à ses ouvrages (il a continué à le donner à ces œuvres postérieures, entre autres Un amour de soi en 1982 et le Livre brisé en 1989), arguant du fait que lui-même, dans son double rôle d'écrivain et de critique, est bien placé pour savoir dans quelle mesure, dans ces livres, les éléments référentiels et les éléments inventés sont mêlés. Philippe Lejeune lui a rétorqué qu'il fallait placer le débat du point de vue du lecteur : avec le seul texte de Fils entre les mains, n'était l'indication « Roman » bientôt oubliée, il ne dispose d'aucun élément lui faisant deviner qu'il a affaire à une œuvre de fiction ; il ne l'apprend qu'après coup, par la grâce des confidences « hors-texte », c'est-à-dire hors-jeu, de l'auteur. Étendre l'emploi du terme « autofiction » comme le permet la définition ouverte de Doubrovsky est assez hasardeux : que des éléments vécus, référentiels, se trouvent agencés de manière fictive n'est finalement pas loin ce qu'avouait Poésie et vérité. Le néologisme de Doubrovsky, comme le titre de Gœthe, peut aider à définir toute autobiographie. En fait, le point de vue de la réception par le lecteur est le seul pertinent en la matière : Doubrovsky a reconnu combien les travaux de Philippe Lejeune avaient orienté la manière de présenter son livre. L'autofiction n'est pensable qu'avec la conscience aiguë de la notion de pacte autobiographique et de pacte romanesque tels qu'ils sont énoncés dans le Pacte autobiographique. Fils joue délibérément avec ces pactes, il les superpose quand on les croit incompatibles : c'est pour le lecteur une réception inédite qui est programmée, qui jette le trouble sur lui. Le succès du terme est révélateur : parce qu'il est entendu comme un aveu allègre de ce que fait toute écriture sur soi, et parce qu'il rencontre une évolution contemporaine du roman, lequel est de plus en plus gagé sur un retour manifesté du discours autobiographique. On pourrait, par exemple, désigner Femmes de Philippe Sollers (1983) comme un roman autobiographique (ce qui, certes, ne conviendrait pas à Fils) ; mais l'étiquette est usée, perçue davantage à sa place dans le temps d'Adolphe ou de Dominique : dans une acception atténuée (car sans le nom de l'auteur dans le texte), « autofiction » dit de manière plus séduisante la tentation autobiographique qui habite ce roman.

Le dialogue continuel entre autobiographie et roman traverse donc une période particulièrement intense : chez Doubrovsky, l'autobiographie se renouvelle à la faveur de prestiges romanesques ; chez de nombreux romanciers, avouer plus ou moins une part autobiographique devient presque une loi du genre. Le piquant n'est plus dans le romanesque, mais dans l'autobiographique. L'interaction est si forte que c'est peut-être l'idée même de genres distincts qui, en l'occurrence, se brouille. L'autofiction se développe dans cet « espace sans limites et comme indéterminé de la littérature moderne » que décrit Gérard Genette (Figures III, p. 265). L'histoire des genres y serait dépassée.

Née du roman, l'autobiographie semble y retourner. Le roman est comme un large fleuve porteur de nombreux courants : l'un d'eux, l'autobiographie, s'en est séparé pendant deux siècles en un bras divergent : au point de paraître un cours indépendant au destin émancipé. L'autofiction sera-t-elle le canal au tracé imprévu par lequel d'ingénieux praticiens le ramènent dans le roman, ce cours plénier qui absorbe tous les genres narratifs en prose ?

(Publié par Isabelle Grell)