Dans la littérature, l’autofiction est une œuvre par laquelle un auteur s’invente une personnalité et une existence tout en conservant son identité réelle, à travers son nom propre. Soulignons par ailleurs que le mot fiction, du latin fingere, signifie inventer, feindre mais également façonner.

Dans l’art contemporain, certains artistes ont mis en œuvre différentes sortes d’autofictions pour se « façonner » une identité et qui plus est, une identité artistique. Ils se sont pris comme « objet»de leur œuvre pour s’inventer un destin, élaborer une autre représentation de soi et ce, à travers une « fiction d’événements et de faits strictement réels » comme l’écrit Serge Doubrovsky.

Invention d’alter ego, de pseudonymes, d’autobiographies, voire de « mythologies personnelles »(1) … On pourrait même ajouter que c’est devenu une pratique habituelle car nombreux sont les artistes qui expriment leur réalité la plus intime. Cependant, si ces artistes ont en commun une « quête de soi » à travers des techniques variées et des formulations très différentes, certains artistes ont travaillé plus particulièrement à la construction de leur identité d’artiste. C’est alors bien le terme d’autofiction qui sied à ces recherches artistiques. Recherches qui élaborent des sujets-artistes par relais d’identité et font écho à une sorte de « nécessité intérieure ».

Christian Boltanski, Jean Le Gac et Gérard Gasiorowski ont « rêvé » ce qu’ils sont devenus en fouillant leur propre étrangeté et en faisant émerger « l’autre » en eux-mêmes. C’est, en tout cas, « ce retour sur soi » qui a participé de leur devenir-artiste. Et, c’est parfois en « s’abîmant le portrait », en « ruinant leur identité » que ces artistes ont enclenché le processus artistique. Car qu’est-ce que créer, quand on n’a pas passé l’épreuve de la perte de soi ? Qu’est-ce que s’affronter à l’identité artistique sans prendre en face le problème du nom, voire du re-nom ?

Cette posture a permis à ces artistes d’acquérir une distance critique face à l’image traditionnelle de l’artiste et a permis en outre de mettre à jour ce qu’il en est du processus artistique, du rapport qui s’établit entre « réalisation et expérience de vie ».
En regardant d’un peu plus près leurs œuvres, on s’aperçoit que Gasiorowski s’est constitué une identité artistique en marge de l’académisme contemporain, Jean Le Gac a joué le peintre du dimanche contre une certaine image de l’artiste conceptuel et Christian Boltanski a mis en lumière un artiste dont tout l’intérêt biographique réside dans une personnalité à la vie parfaitement banale et lisse.
Avec ces pratiques de « façonnage de soi », de nouvelles conceptions du sujet et de l’identité apparaissent, de l’identité représentée à l’identité créée, de la transformation de soi à l’invention de soi. Car, après tout, ne peut-on être ce que l’on désire être ? Ces artistes, en allant puiser au plus profond d’eux, vont nous démontrer que l’identité artistique se fabrique et qu’elle est bien une affaire de choix. Pour Gérard Gasiorowski, l’autofiction lui a permis de régresser pour « s’autoriser »(2) comme artiste. Tandis que Jean Le Gac a mis en scène un peintre paysagiste qui n’est autre que lui-même, lui permettant de prendre un réel plaisir à peindre. Enfin, l’image de l’artiste « simple d’esprit » a permis à Boltanski de raconter « la vie impossible de Christian Boltanski »(3), une tentative de traverser le fantasme pour accéder à une autre identité et tenter de vivre « La vie possible de Christian Boltanski ». individuelles ». L’organisateur de la manifestation indiquait ainsi comment des pratiques quotidiennes, parfois à forte charge affective, étaient élevées au rang de croyance, de nouvelles mythologies.
Affirmation artistique comme régression, comme effacement et comme ruine de l’identité. Ces trois autofictions ont généré des démarches différentes mettant en crise le sujet un et individuel et l’œuvre devenue alors processus du processus artistique.

GERARD GASIOROWSKI : AUTOFICTION ET REGRESSION

Essayons de comprendre comment l’autofiction a été un opérateur de transfert, permettant à Gasiorowski de puiser au plus profond de son être pour pouvoir assumer son identité artistique. Voyons comment il s’est détaché de son œuvre et a entrepris un voyage en lui-même. En 1975, après des débuts d’artiste, de peintre hyperréaliste, Gasiorowski se retire du monde de l’art pendant six ans.

S’immerger dans la fiction

Il se consacre à une fiction pour mieux organiser une régression et disparaît derrière des personnages qui peignent à leur façon : Kiga l’Indienne et le professeur Hammer ainsi que les Elèves, les Paysans, les Indifférents, les Vagabonds. Pendant plusieurs années, Gasiorowski ne signe plus de son nom. Il observe sa fiction. L’exposition organisée à l’époque est celle de Worosis-Kiga (anagramme de Gasiorowski). Il note dans ses carnets « la peinture n’est que du cinéma ». Véritable autofiction donc, c’est son nom ou plutôt l’anagramme de son nom qui structure la fiction. En 1976 il fonde l’Académie d’art (fictive) Académie Worosis-kiga l’AWK. Seuls les artistes connus y sont admis, ils doivent peindre un chapeau sous la haute autorité du professeur Hammer. Tandis que Kiga (deux syllabes du nom) est une indienne qui vit à côté de l’Académie. Tout est joué dans le réel et tout est tellement vrai que sa vie se fond et se confond dans la fiction.

Gasiorowski continue à travailler à travers la mise en scène des personnages qui gravitent autour de l’Académie Worosis Kiga. D’ailleurs, il note dans ses carnets les différentes étapes de la fiction et le règlement de l’Académie. L’enseignement dure quatre ans. Le professeur Arne Hammer donne tout pouvoir à chacun des maîtres des différentes classes pour l’exécution des règlements de cette école d’art. Pour prouver l’existence de cette Académie, il présentera des fiches de règlement, des listes d’élèves, des exercices, des bons points et des médailles. Plus de quatre cents dessins de chapeaux seront exécutés aussi fidèlement que possible. Et l’on comprend que des élèves (ayant des noms d’artistes célèbres… Beuys, Picasso, Warhol, Oppenheim..) sont refusés parce qu’ils ne se livrent pas à la « bonne reproduction » du chapeau. Le processus ne s’arrête pas là. Gasiorowski va continuer, à travers des phases successives, à assumer d’autres rôles. Revenons aux personnages. Dans l’histoire de cette école apparaît une indienne, Kiga. Elle est « douée en art » mais rebelle. C’est elle qui pousse les élèves à la révolte.

Plus de reproduction de chapeau à partir de son entrée en scène mais des fabrications de colliers, de pots et de constructions bizarres. Avec Kiga, Gasiorowski, retrouve le rôle primitif de la peinture. Gasiorowski-Kiga utilisait ses excréments pour peindre, modeler (les Tourtes 1979) et puisait en elle-même, les ressources de son art, cuisinant ses excréments, recueillant le jus de cuisson pour faire des dessins (Les jus 1978).
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Dédoublement
Le dédoublement dont joue Gasiorowski dans cette fiction oscille entre le professeur Hammer symbolisant l’ordre, la censure et la révolte de l’Indienne. Est-ce alors une façon de faire coexister le censeur en lui et les pulsions libérées ? Un processus psychique assez proche de ce que décrit Didier Anzieu, dans la régression créatrice, où « le créateur dédouble son moi en une partie qui régresse et une autre qui reste vigilante et qui prend conscience »(4) .

Ainsi, le temps de l’Académie WorosisKiga, c’est le temps de la discipline, c’est-à-dire de l’exercice d’école. Une période conventionnelle où s’affirme la maturité d’une technique. Le professeur Hammer disparaît au cours d’un attentat fomenté par Kiga en 1981. Kiga, c’est la mutation créatrice, elle permet à Gasiorowski de mal faire en toute conscience, elle « tue le censeur » en lui et donne ainsi vie à Peinture. Le professeur comme censeur est à la fois la figure à incarner et à éliminer pour que Gasiorowski puisse être « lui-même ». Ce sont l’autorité et la transgression de cette autorité, à travers ces personnages, qui ouvrent à la re-naissance. En 1983, Kiga meurt à son tour et Gasiororwski s’autorise enfin comme artiste, il réapparaît dans la signature GG XX S « Gérard Gasiorowski vingtième siècle » Il est auteur de Peinture et producteur de cette matière même, il est peintre. La fiction peut prendre fin.

La peinture est libérée de tous les académismes et préjugés.

Fusion entre Gasiorowski et les personnages

Dans un film réalisé en 1983 par Jacques Boumendil, Gasiorowski Worosis-Kiga, Gasiorowski présente l’Indienne Kiga et ses ouvrages. Il met une telle distance entre elle et lui dans ses commentaires que le doute s’installe sur l’existence réelle de l’Indienne. Finalement, n’a-t-elle pas vraiment existé ? Quand ses amis lui téléphonaient, il répondait parfois d’une voix neutre : « A qui voulez-vous parler, à Kiga ou à Gasiorowski ? »

Gasiorowski, au cours d’un entretien, expliqua d’ailleurs qu’il y avait une indienne qui utilisait son atelier pour faire des choses bizarres… Gasiorowski se place ainsi en auteur absent temporairement de l’œuvre mais reste l’observateur. Il témoigne et contresigne les exercices « refusés » par l’Académie. Les deux personnages (Kiga et Hammer) sont pris dans l’acte d’une opposition qui les soude, sous les yeux d’un troisième personnage présent et absent à la fois Gasiorowski.

Ces différentes identités et postures, ces différents points de vue, synchronisant œil de primitif et œil de spécialiste et ce va-et-vient entre une image de lui et une autre lui ont permis de pouvoir revendiquer une signature, de devenir artiste. Nous pouvons d’ailleurs observer la mutation fragile de l’auteur en artiste, moment problématique qui lui donne une existence en le niant. En effet, toute cette autofiction « peinte »(5) , Peinture telle qu’il la nomme, est le miroir du processus à l’œuvre. Les différents changements de style, l’attribution de ces œuvres à d’autres et l’affirmation d’une conduite altérant son image de peintre le constituent paradoxalement comme auteur. Son œuvre met en scène pendant plusieurs années, à travers des pratiques différentes et la narration qui l’accompagne dans les carnets, les différentes étapes du processus créateur.

Inscription de la fiction dans l’œuvre contre la signature de l’artiste

A chaque fois la fiction est telle qu’elle s’inscrit dans l’œuvre avec la logique de la narration. Lorsqu’un personnage a fait son temps, il disparaît : le professeur Hammer est tué, Kiga meurt mais laisse des descendants. La production suit la fiction et, de la fiction renaît la peinture. C’est à chaque fois lors d’une crise de sens que Peinture –personnage central- transgresse son destin, que la fin d’une étape devient le vecteur d’une dynamique créatrice. C’est alors la capacité d’entrer et de sortir de la fiction qui est mise en jeu. Seule compte la quête de Peinture. Ces différentes identités et ces différentes postures sont enfin verrouillées par la conscience que Gasiorowski en a et par le récit qui l’anime : « Reste Gasiorowski, celui-là il me faut une fois pour toutes l’intercepter ; et si fait, le distraire dans un autre voyage. »

En juin 1986, Gasiorowski se retrouve auteur intégralement de son œuvre, il signe. Tout peut donc (re)commencer : il peint, il intitule une de ses pièces de peinture Fertilité. La peinture et son auteur sont nés. Cependant, retour à la biographie (la vraie), il meurt prématurément en août 1986. Ainsi autofiction et « vie d’artiste » se rejoignent et se nouent par la force du destin quand l’identité artistique est enfin revendiquée, « c’était un artiste à n’en pas douter » avait-il écrit ironiquement dans ses notes.

JEAN LE GAC, AUTOFICTION AU NOM DU PEINTRE

Après quelques tentatives d’exposition, Jean Le Gac abandonne l’idée de devenir artiste. En 1968, c’est un changement radical. C’est en tout cas ce qu’il dit. Et, c’est à partir de ce moment-là que se présente à lui, en bloc, telle une révélation, tout ce qui se fera par la suite. Suite dans laquelle il tient le rôle d’un reporter qui surveille un peintre, pour cela il sera équipé d’un appareil photo et d’une machine à écrire.

Amorces de fiction

Plusieurs amorces de fiction justifient sa pratique et ce qu’il est, il raconte : « Un jour aux Puces, j’ai retrouvé un petit fascicule des Aventures d’un petit Buffalo d’Arnould Galopin, des histoires de détectives et de cow-boys. Il y avait un très beau dessin pleine page : un paysagiste, de détective Ramon Nozaro déguisé en peintre pour observer un repère de malfaiteurs. C’est à partir de là que j’ai endossé une silhouette. Ce personnage indéfendable. .. Lorsqu’on prend les habits d’un autre, on entre dans la fiction.» Jean Le Gac écrit beaucoup sur sa pratique et dans son œuvre. D’ailleurs, souvent les discours se brouillent entre ce qui est inclus dans l’œuvre et les déclarations faites lors d’entretien ou dans le livre qui retrace son histoire. Fiction et réel se nouent sans que l’on sache vraiment qui parle.

Une autre version de ces débuts s’articule autour d’une boîte de pastels. L’artiste écrit « 1981-84, découvre, oubliée dans un tiroir, une boîte de pastels offerte à sa fille. Dans de grands diptyques et triptyques de photos, de pastels et de textes, commence la saga d’un peintre qui se remet à copier humblement les illustrations de ses livres d’enfant, qui sont à l’origine de sa vocation artistique ». Ou alors, « 1981-1982 découvre des pastels offerts à sa fille, une boîte complète presque neuve qui sans lui continuerait de se morfondre dans un tiroir et un certain carton de mauvaise qualité qui lui rappelle les années de pénurie de l’après-guerre, les découpages et les boites de ceux de sa jeunesse. Aussitôt comme s’il attendait que cette minute, rouvre ses livres d’enfant et se met à copier sans relâche les belles illustrations qui autrefois l’ont éveillé à l’art. »(6)

Le rôle du peintre du dimanche

Dans ces textes, remarquons que le « il » met à distance le sujet et affirme la fiction, « Il vit ainsi un agréable phénomène de dédoublement. »(7) Dissociation de la personnalité qui lui permettra de ne pas perturber la neutralité de « l’observateur zélé ». D’ailleurs, Quelle que soit l’histoire racontée, ici l’objet du regard n’est plus l’œuvre mais le rôle de l’artiste. Jean Le Gac a ainsi trouvé une solution efficace qui lui permet d’être à la fois l’auteur de l’œuvre et de s’identifier à son double, sans représenter tout à fait l’autoportrait du peintre. La mise en scène selon un mode distancié de l’activité de ce « peintre du dimanche » lui permet une posture critique, analytique. Le dédoublement implique d’ailleurs une pratique du second degré et même une certaine forme d’ironie.

Comment se traduit plastiquement cette double posture ? Il dessine, photographie, écrit, installe des objets et en quelques occasions « peint » avec du pastel pour raconter des histoires de peintre. Une façon de s’interroger et de nous interroger : Comment peut-on être peintre aujourd’hui ? Comment assumer cet héritage historique ? La peinture n’est-elle pas qu’une question d’identité ? Car, nous nous retrouvons, face à ces œuvres composites, nous aussi dans un rôle de détective traquant les détails, retrouvant des indices d’un personnage à l’autre, d’une anecdote à l’autre.

Se faire un nom

Dès 1976, 1977 dans une série intitulée Et le peintre, Jean Le Gac utilise des noms d’artistes différents dans les textes qui accompagnent les dessins et les photos : King Brayton, Francis Benedict, Asphaldo Chaves, Ange Glacé (son anagramme presque), Bill Hawkes, Florent Max, Peter Stevens, le Peintre L … D’autres noms pourraient encore être cités. Chacun appartenant à une étape de sa réflexion et à une aventure du Peintre. L’hétéronymie s’accompagne pour Le Gac d’un désir d’effacement pour laisser advenir en lui les multiples figures. Il ne dissimule d’ailleurs pas qu’il est l’auteur, ces pseudonymes fonctionnent simplement comme des noms de personnage. L’image du peintre et le rôle du peintre qu’il endosse vont lui permettre de retrouver un plaisir de peindre sans complexe et vont lui procurer « la sensation d’une découverte imminente » (8). Dans les années 1981, dans la série des Délassements, l’artiste va recopier au pastel les illustrations de livres d’aventure de son enfance. Le peintre n’a pas d’inspiration puisqu’il va jusqu’à recopier des illustrations. Mais sa faiblesse devient une force car ce peintre « raté » fréquente la pègre. Autrement dit, la peinture n’est finalement pour lui qu’une couverture. Ainsi, apparaît le sens des textes et les citations d’œuvres ainsi que le procédé de mise en abyme. Sens qui peu à peu nous éloigne de l’illustration recopiée. D’ailleurs, les textes qui accompagnent ces réalisations dessinées ou photographiées sont inscrits à même les toiles ou tapés à la machine, encadrés… Ils ne racontent pas ce que l’image montre, pas plus que l’image n’illustre ce que dit le texte. En décalage, ils construisent une image du peintre et de l’histoire de la peinture. Le texte permet donc cette position double : l’acteur dans le rôle du peintre et le narrateur en observateur qui se place, comme il le dit « au-dessus de l’épaule du peintre ». Point de vue où la réalité engendre la fiction qui à son tour met en relief la « vérité des faits ».

Naissance de l’artiste dans la scission de l’auteur

Jean le Gac le dit dès 1973 : "J’ai compris que si je suis capable d’inspirer une fiction, alors il y aura une preuve de mon existence…" (9). Il est d’ailleurs un pionnier dans cette forme particulière d’art, introduisant la fiction dans les arts plastiques. Une façon de porter au grand jour l’importance du biographique qui exerce sur le travail des artistes une influence particulière mais non-dite. Une façon aussi de mettre en question cette importance que l’on accorde à la biographie des peintres depuis Vasari. Est-ce l’accès à la connaissance du moi profond qui anime Le Gac ? Une façon de mettre « l’autre » à jour en se projetant dans des doubles ? Dans l’une des anecdotes d’Ange Glacé, le peintre fait sienne cette pensée de Borgès : « il n’y avait personne en lui. Derrière son visage et derrière ses discours. » L’œuvre se développe donc dans la scission de l’auteur et dans une dispersion de la pratique (dessin, photo, texte, installation d’objets) avec, néanmoins, pour sujet unique : Le peintre.

Dans la série Et le peintre 1976-1977 Le Gac raconte des voyages, des vacances, la vie quotidienne. A chaque fois ces « petits » événements sont transcendés et deviennent des éléments révélateurs de la quête : le peintre, la peinture. Cependant, l’œuvre (la grande, celle à venir) est toujours située au-delà de sa faisabilité, ce sont ses doubles qui réalisent ce qui est donné à voir. Ses doubles ou bien sa femme, ses élèves. D’ailleurs, il de dit : « j’ai souvent été le narrateur de mes propres tentatives pour réaliser l’œuvre que je ne doute pas de faire un jour. J’ai utilisé cette possible dissociation mentale, qui est naturelle, chacun en a fait au moins une fois l’expérience Je me suis rendu compte que tout seul je n’arrive pas à mener à bien cette entreprise : l’observateur zélé risquant de se substituer à son objet d’étude, ou encore l’expérience de l’activité artistique pouvant par contagion perturber ma neutralité et mon objectivité en cette affaire. »(10)
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Dans une perspective où le double, l’écho, l’autre renvoie à lui-même et la réalité engendre une fiction qui, à son tour met en relief la « vérité » des faits biographiques, Le Gac conçoit sa biographie à la fois comme prétexte et comme œuvre, éparpillée dans les œuvres à travers des notices romancées. En prenant les aventures du peintre comme fil conducteur de son œuvre, Jean Le Gac propose une idée de cet art associé à d’autres formes présentations. Des Délassements du peintre en délassements, une réflexion s’ouvre sur la peinture (la peinture n’est-elle pas alors qu’un point de vue ? Une activité de fiction ? ) mais également sur l’artiste qui petit à petit, en se dévoilant, s’éloignerait de l’artiste comme auteur unique et original. Notre regard se retourne alors sur nous autres, spectateurs. Si à suivre le peintre nous avons élargi notre regard sur la peinture, en cherchant à donner du sens aux indices picturaux trouvés, ne nous sommes pas déplacés du côté de l’artiste ?

CHRISTIAN BOLTANSKI, AUTOFICTION ET IDENTITE EN PIECES

Pour Christian Boltanski l’identité se dédouble, s’efface pour finalement s’affirmer. Dans son œuvre, c’est bien à partir de l’identité mise en pièces dans des autofictions visuelles que va émerger le temps de la conquête d’une identité, la seule qui vaille, la sienne, celle de l’artiste. Aujourd’hui, l’identité artistique est alors assumée et ouvre à des sujets graves et grinçants.

C.B.

Mais, revenons à ces débuts. Il en parle ainsi « c’était une réflexion sur un monsieur fou que j’étais en même temps »(11) et il retrouve l’enfance dans son premier livre (1969), un album photocopié intitulé Recherche et présentation de tout ce qui reste de mon enfance, 1944-1950 qui rassemble une photo de classe, une composition de rédaction et des petits objets. Tandis que dans les Saynètes comiques (1974) il joue à être un personnage de clown. Il s’est ainsi maintenu pendant plusieurs années dans un va–et-vient entre plusieurs personnages et plusieurs modes opératoires (photographies, installations d’objets dans des vitrines, affiches gouachées).

L’identité double l’écartèle dans une double position, d’un côté, le fou, le clown, le personnage hors-limite et de l’autre, un enfant comme les autres, voire même un stéréotype de l’enfance. Pouvons-nous dire « enfant modèle » comme il parle de ses « images modèles » ? Nous assistons ainsi à la ruine de son identité. Boltanski perçoit d’ailleurs la difficulté d’assumer l’autorité artistique de ses travaux. Et, ces fictions contradictoires nous perdent : qui est qui ? A qui appartiennent ces objets de la Vitrine de références (1971) ? Qui produit ces « boules de terre », ces « sucres taillés » ? Il utilise alors souvent plus les initiales C.B. que son propre nom et il justifie cela ainsi « C.B. avait un sens plus générique ». Si comme le dit Blanchot « l’œuvre d’art ne renvoient pas immédiatement à quelqu’un qui l’aurait faite » (12) que penser d’un artiste dont l’identité se dédouble à travers des autofictions ? Comment s’établit ici l’identité artistique de Christian Boltanski ?

Pendant longtemps Christian Boltanski a travaillé sur des documents photographiques, sans doute parce que la photographie porte en elle la notion de preuve. Dans les 10 portraits photographiques de Christian Boltanski, 1946-1964, nous nous trouvons face à un document qui semble authentique, la légende témoigne : ce sont des portraits de Christian Boltanski entre deux et vingt ans. Pourtant ces photos ne représentent pas Christian Boltanski mais des enfants et adolescents croisés au parc Montsouris le même jour. Si, les photographies ne sont pas des photographies d’identités et sont par ailleurs falsifiées par l’écrit qui les accompagne, un doute subsiste lorsqu’en regardant bien, sur l’une de ces photos, on reconnaît formellement l’artiste. Il en va de même pour les Vitrines. Dans Vitrine de référence (1970) est présenté un assemblage de textes, de photographies et d’objets, l’on y retrouve les « sucres taillés ». A travers des archives qu’il trouve et qu’il associe avec des objets fabriqués, il se reconstitue ainsi une enfance et une adolescence qu’il n’a pas vraiment vécues. Il produit Les archives de C.B. de 1965 à 1988 car il souhaite garder une trace « de tous les instants de la vie » sous la forme de six cent quarante six boîtes à biscuits en fer blanc, par endroit rouillé qui sont superposées et éclairées par des lampes de bureau. L’ensemble renvoie à des archives domestiques, archives personnelles sans que le spectateur ne puisse savoir ce que contiennent finalement ces boîtes.
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La vraie-fausse biographie, la vie exemplaire de l’artiste

Dans son livre La vie impossible de Christian Boltanski, il le dit : « Il avait tellement parlé de son enfance, tellement raconté de fausses anecdotes sur sa famille que, comme il le répétait souvent, il ne savait plus ce qui était vrai et ce qui était faux, il n’avait plus aucun souvenir d’enfance. »(13) . Et il ajoute : « les bons artistes n’ont plus de vie, leur seule vie consiste à raconter ce qui semble à chacun sa propre histoire. » En 1984, il rédige une sorte de biographie pour le catalogue de l’exposition du Musée national d’art moderne et il démarre au moment où sa vocation s’impose à lui : « 1958. Il peint, il veut faire de l'art. 1968. il a un choc, il n’achète plus de revues d’art moderne, il fait de la photographie, blanche et noire, tragique. humaine »

Par cette initiative, le genre hagiographique est tourné en dérision, et le lecteur doit repenser au sens que prend la vie dès lors qu’on la considère d’un point de vue rétrospectif. La vie des peintres, et qui plus est des artistes fascinent. La biographie, les moments de l’enfance, on le sait maintenant à travers ce que des études psychanalytiques ont démontré, « font et fondent » l’artiste. Chez Boltanski, cette visée biographique est déjouée, il le dit d’ailleurs : « l’art est plus intéressant quand il n’est pas directement autobiographique »14) Les questions des influences, des événements qui construisent un individu, sont reprises à contre-pied ici dans les souvenirs de Boltanski qui ne sont autres que des souvenirs collectifs.
C’est bien cette question de l’identité du sujet-artiste qui taraude Boltanski. Et si l’autofiction lui a permis de se montrer « autre », c’était pour mieux travailler son image d’artiste, d’ailleurs il le dit : « J’ai toujours eu l’idée que ce qui compte chez un peintre, c’est sa vie exemplaire et la création de sa propre mythologie. Il y a donc toute une série de textes qui sont faits pour créer sa mythologie… ce sont des textes parallèles à l’œuvre, qui sont là pour créer l’exemple »(15) .

En 2001, Christian Boltanski reprend le thème des archives personnelles avec une œuvre intitulée La vie Impossible. Là une vingtaine de vitrines présente des papiers de toutes sortes. La frustration du spectateur est grande car il est impossible de vraiment voir ce que contient cet empilement de paperasserie et l’on se trouve donc toujours dans l’impossibilité d’identifier le vrai Christian Boltanski.

Le procédé de reprise

A défaut de recycler de vrais souvenirs, il lui arrive de recycler des travaux qui proviennent d’une autre œuvre et qui deviennent des éléments d’une nouvelle œuvre. Cette reprise peut se faire dans l’association nouvelle d’éléments, devenus reliques, association qui peut être la reprise d’un modèle antérieur lui-même copié ou être, comme nous l’avons vu, une reprise corrective, une façon alors de corriger la réalité. Car, les reconstitutions et les essais de reconstitutions sont des vestiges inventés.

Ce processus repéré dans ses réalisations vaut-il pour évoquer la tentative monographique qui fonde son œuvre, entre reprise d’éléments biographiques et reprise corrective de souvenirs ? L’enfance que Boltanski nous raconte dans Les boîtes à biscuits datées contenant de petits moments de la vie de Christian Boltanski, et ces multiples détails autobiographiques le cachent d’ailleurs plus qu’ils ne le révèlent. La force de son travail est qu’il va justement se constituer une identité à travers des identités anonymes, en montrant que l’artiste pour nous toucher renvoie à notre personne, à notre mémoire collective. C’est finalement le « degré zéro » du personnage, ce personnage qui se glisse en nous à travers cette communauté de souvenirs et de pulsions, ce personnage qu’on ne peut saisir tout à fait.

De l’autofiction à l’expofiction

Aujourd’hui, un grand trouble s’installe à la lecture du très riche entretien qu’a mené Catherine Grenier. Entretien intitulé La vie possible de Christian Boltanski en écho à son carton d’invitation de mai 1968 pour l’exposition et le film La vie impossible de Christian Boltanski. L’artiste donc, au cours de cet entretien revient sur des œuvres, sur des amitiés, sur son enfance et sa famille. Il s’expose tout à fait. Aurait-on enfin affaire à Christian Boltanski en personne ? Mais, celui-ci finit par se définir « comme quelqu’un d’extrêmement menteur »(16) ; sans doute parce le récit est vrai tout autant que mensonger. Nous comprenons alors que pour lui, la vie légendaire et la vie réelle tirent réciproquement leur vérité l’une de l’autre (17) et que ce rapport à l’autofiction lui a permis de s’inscrire « hors de lui-même » afin à partir des années 80/90 de nous mettre devant l’Histoire, celle du destin fatal de l’homme.

A partir des années 80 est en effet apparu « l’autre » dans des photographies (photographies d’enfants, de disparus) . Un passage s’est ainsi opéré de « l’autre en lui-même » à « l’autre que lui-même ».

L’autofiction va alors se transformer chez lui en expofiction. En effet, l’exposition devient le médium de son œuvre et va lui permettre de faire éprouver au spectateur des sensations, quelque chose de réel. D’ailleurs, son exposition dite de « maturité » Dernières années en 1998, se présentait comme une seule œuvre scénographiée dans l’espace du musée, comme un « chemin avec une progression » selon l’expression de l’artiste. Le spectateur était invité à pénétrer dans une salle obscure où Menschlich (Humain 1994) se déployait telle un immense mémorial de mille cinq cents photos d’individus anonymes. Absence, mémoire, disparition, oubli et perte d’identité… on passait de l’omniprésence de la mort à l’Holocauste. Dans une autre salle les registres du grand Hornu présentait des boîtes métalliques évoquant les souvenirs d’enfant ayant travaillé dans les mines en Belgique. Le visiteur était donc invité à progresser dans une sorte de malaise : Les lits, les Images noires et les Portants évoquant une sorte de passage entre la vie et la mort. Au sous-sol du musée, on retrouvait La réserve des enfants, entassement de vêtements d’enfants et Perdu, une installation d’environ cinq mille objets accumulés sur des étagères. Cette exposition nous invitait à « entrer dans le tableau », à suivre un parcours et, tels des fantômes, à habiter un tableau dont l’atmosphère oscillait entre réel, mémoire et imaginaire. L’intérêt enfin de son œuvre est bien que la fiction s’est déplacée de l’image de l’artiste à l’image de l’autre, mettant le spectateur au centre du dispositif. Nous passons ainsi du Boltanski qui a fini par lier son être profond à son identité sociale pour s’intéresser au destin de l’homme, au Boltanski qui propose au spectateur de tenter la traversée du fantasme/phantasme en « tombant dans le lieu » pour acquérir une identité propre.

L’AUTOFICTION POUR DES POSTURES ARTISTIQUES SANS IMPOSTURES

Dans ces trois exemples, l’autofiction a nettement à voir avec une œuvre de « formation » comme on dirait un « roman de formation ». Œuvre de formation dans la déformation du sujet artiste, sa dissolution et sa perte. C’est à chaque fois, une entreprise artistique qui menace et fragilise la constitution de l’identité du sujet. Gasiorowski disparaît dans des personnages pour SE (re)constituer en artiste, Le Gac se cache derrière le Peintre du dimanche, ce raté de l’art, et Boltanski dédouble sa personnalité jusqu’au jour où il peut être lui-même pour aborder des sujets graves. Alors l’artiste considère-t-il cette autofiction comme une expérimentation artistique ou un véritable travail sur soi, une perlaboration au sens freudien du terme ? L’autofiction définit plus les artistes par ce qu’ils ne sont pas que par ce qu’ils deviennent. Si tout artiste développe une posture d’artiste en toute conscience, ces postures sont délibérément construites chez ces artistes. En s’inventant des doubles, en se fabriquant une image, l’autofiction leur permet d’atteindre une vérité profonde et l’artiste qu’ils veulent être sans imposture . Car, tout artiste peut être soumis à l’idée de l’imposture (18) : si je construis cette image, qu’en est-il de l’authenticité ? En vertu de quoi suis-je artiste au-delà de cette image ?

Une chose est sûre, le processus artistique s’inscrit bien dans l’aventure artistique de l’édification du sujet-artiste et donne alors à l’œuvre une dimension particulièrement critique.

NOTES

1 Le terme de "mythologie personnelle" a été employé en 1972 par l'organisateur de la Documenta 5 de Kassel, Harald Szeemann, et qui regroupait, mêlés aux créateurs anonymes d'art populaire ou d'Art brut, des artistes aussi divers que Jean Le Gac, Joseph Beuys ou Étienne-Martin.». L’organisateur de la comment des pratiques quotidiennes, parfois à forte charge affective, étaient élevées au rang de croyance, de nouvelles mythologies.
2. Lacan la formulation « le psychanalyste ne s'autorise que de lui-même », lancée en octobre de 1967,
3. Christian Boltanski et Catherine Grenier, La vie possible de Christian Boltanski, Paris, Seuil, 2007
4.Didier Anzieu, Le corps de l’œuvre, Paris, Gallimard, 1981, p. 99
5.Pour Gasiorowski la peinture existe au-delà des tableaux. Peinture qui s’écrit telle un nom avec une majuscule.
6.Jean Le Gac, Et le peintre – Tout l’œuvre, roman 1968-2003, Paris, Galilée, 2004, p. 191
7.ibid, p. 191
8.Jean Le Gac, op. cit. p. 196.
9.Entretien avec Effie Stephano cité par Anne Dagbert in Jean Le Gac, Paris, Fall éditions, 1998, p. 42.
10.Jean Le Gac cité par Anne Dagbert, p. 39
11.Delphine Renard, entretien avec Christian Boltanski, in Catalogue du musée national d’art moderne¸ 1984, p. 71.
12.Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1973, p. 297.
13.Christian Boltanski, La vie impossible, Köln, Dessau, 2001
14.Christian Boltanski et Catherine Grenier, op. cit. p. 166
15.ibid.
16.Op. cit p. 263
17.« le mensonge que représente l’art dévoile une vérité qui n’est pas une vérité personnelle mais une vérité exemplaire, générale » Christian Boltanski, p. 263
18.Voir Eric Duyckaerts « Posture de l’imposteur » Hors de et totalement in Palais des Glaces et de la découverte, monographik éditions, avril 2007, p. 98.

Sandrine Morsillo, Maître de conférences en Arts Plastiques, Artiste et Commisaire d’exposition, Université de Paris 1

(publié par Isabelle Grell)