Cette expression empruntée au magazine « Les inrockuptibles » et utilisée (1) dans l’exposition de Sophie Calle en 2004 au Centre Pompidou à Paris : « M’as-tu vue ? », je me propose de la déplacer pour l’appliquer à une autre installation de l’exposition, Douleur exquise, publiée par ailleurs en 2003 chez Actes Sud.

L’on sait maintenant d’où vient l’expression. Où elle va, c’est ce que dévoilera, je l’espère, le parcours de mon texte s’essayant à mimer le mouvement d’enquête, de déchiffrage propre à l’artiste, vers l’objet de recherche : « Affaires de famille ».

Au départ, deux définitions.

FAMILLE. « n.f. est un emprunt assez tardif au latin classique « familia » dérivé de « famulus », serviteur, mot italique isolé dans l’ensemble indo-européen. La familia romaine est étymologiquement l’ensemble des famuli, esclaves attachés à la maison du maître, puis tous ceux qui vivent sous le même toit, maîtres et serviteurs, et sur qui règne l’autorité du paterfamilias, le chef de famille. Enfin familia s’applique à la parenté. L’idée de proche parenté apparaît tard (XVème siècle) et ce n’est que récemment que le mot désigne la proche parenté et la corésidence. » Robert, Langage et Culture.

DOULEUR EXQUISE. « Mot médical. Douleur vive et nettement localisée ».

Définition que Sophie Calle met en exergue de l’édition livresque de son installation reprise dans l’exposition du Centre Pompidou après le Toyota Museum of Art ( 2003). Elle en résume elle-même l’argument dans un texte liminaire en deux parties:

« Avant la douleur » :« Je suis partie au Japon le 25 octobre 1984 sans savoir que cette date marquait le début d’un compte à rebours de 92 jours qui allait aboutir à une rupture, banale, mais que j’ai vécu alors comme le moment le plus douloureux de ma vie. J’en ai tenu ce voyage pour responsable. »
« Après la douleur » : « De retour en France le 28 janvier 1985, j’ai choisi par conjuration de raconter ma souffrance plutôt que mon périple. En contrepartie, j’ai demandé à mes interlocuteurs, amis ou rencontres de fortune : « Quand avez-vous le plus souffert ? ». Cet échange cesserait quand j’aurais épuisé ma propre histoire à force de la raconter, ou bien relativisé ma peine face à celle des autres.

La méthode a été radicale : en trois mois, j’étais guérie.
L’exorcisme réussi, dans la crainte d’une rechute, j’ai délaissé mon projet.
Pour l’exhumer quinze ans plus tard. »

L’installation d’une part, la publication en livre d’autre part, obéit au programme narratif ainsi esquissé : la rupture est racontée en deux temps, « Avant la douleur » et « Après la douleur », avec au centre, le passage, effectif dans l’installation et visuel, photographique dans le livre, par la chambre reconstituée de New-Delhi où Sophie Calle apprend par le téléphone- téléphone rouge posé sur le lit jumeau non défait- et par celui qui devait venir la rejoindre, « l’homme de sa vie », qu’il ne viendra pas et qu’il la quitte pour une autre.

Quel rapport donc entre FAMILLE et DOULEUR EXQUISE ?
A priori, un seul, ténu et pourtant essentiel : le recours pour désigner le réel, celui de la famille et de l’histoire vécue, à la langue, en l’occurrence à une définition. La langue, c’est-à-dire le grand comparant qui permet de prendre ensemble dans le référent d’un mot, ici « famille » ou « douleur », la multiplicité et singularité des expériences. Langue qui fournit à ce mouvement foncier de la pensée- comparer deux ou plusieurs qui sont différents- justement le mot « famille » pour le désigner : pour saisir le référent, encore faut-il faire partie, originairement ou occasionnellement, d’une même famille linguistique. Langue qui fonctionne selon des schémas familiaux, soit de parenté ( en rapport avec la filiation, l’origine) soit de ressemblance, de fraternité fondée uniquement sur les similitudes ( c’est toute la part des emplois figurés des mots et des figures de style, comparaison , métaphore, métonymie, images verbales qui appellent les images visuelles.)

Sophie Calle, dans son installation et son livre, explore avec les deux registres du lisible et du visible, en juxtaposant ou superposant textes et photos, la dimension familiale du langage. C’est donc à deux niveaux que nous relierons FAMILLE et DOULEUR EXQUISE :

1-Au niveau du travail linguistique de construction d’une homologie entre le récit de l’artiste et les récits anonymes, construction d’une ressemblance grâce à la langue de la fiction.

2-Au niveau de ce que j’ai désigné par l’expression « faire un trou dans le réel » c’est-à-dire de la capacité performative de la famille fictive à réaliser la transformation de la famille réelle contemporaine, par le glissement de la parenté par filiation à la parenté par adoption ( le mot « adoption » étant pris dans un sens différent, comme nous le verrons, de la traditionnelle nomination telle qu’elle transparaît encore dans « le nom du père » lacanien). Glissement préparé et comme autorisé par la langue et l’évolution sémantique, l’idée de parenté par filiation étant une étape tardive portée par le temps et comme telle, modifiable.



FAMILLE FICTIVE.
La métalepse majeure de l’autofiction…

Sophie Calle associe le lecteur-spectateur à la construction de son récit dont elle « expose » les ficelles : la séduction vient d’emblée de l’ordre narratif affiché sur les cimaises censé donner forme à ce qui est présenté comme la réalité mais sans qu’il soit possible de déceler le vrai du faux.

« Sophie Calle, la femme qui n’était pas là » tel est l’intitulé d’un article de Robert Storr (2) qui souligne combien le narrateur des histoires de Sophie Calle « est dépourvu de toute fiabilité ». La première parenté langagière des textes et/ou photos de Sophie Calle est celle du genre désormais repérable sous le vocable d’« autofiction », selon la définition récemment réaffirmée par Doubrovsky : « fiction d’événements ou de faits strictement réels. » (3)

Or par le franchissement de niveaux distincts, ici réalité et fiction, l’autofiction opère ostensiblement une figure de style majeure du récit selon Genette ( 4), la métalepse, « qui est toujours une transgression au sens le plus plat du terme, donc le franchissement d’une limite. » Partant de la rhétorique classique et notamment de la métalepse de l’auteur qui serait de dire par exemple que Virgile tue Didon au IVème livre de l’Enéide en supprimant figurativement la distance entre les univers de la réalité et de la fiction, Genette élargit les modalités et l’étendue d’application de cette figure : les modalités à toute façon de franchir les niveaux internes et externes liés aux voix narratives d’un texte et aux rapports auteur-lecteur et son étendue à tout langage de la représentation, aussi bien littérature que peinture, cinéma, télévision et aussi bien au régime fictionnel qu’au régime factuel, l’autobiographie notamment avec son embrayeur, « je », « shifter » de la métalepse bien connue entre le registre d’énonciation et le registre d’énoncé.

Disons qu’en exploitant cette passionnante analyse pour notre propos, l’originalité de l’autofiction apparaît dans sa capacité de prendre conscience des procédés à l’œuvre- par ce plus de conscience qui caractérise l’art contemporain- ici de mettre en valeur, au lieu de le dissimuler ou de l’ignorer, le franchissement le plus troublant qui est celui du niveau réel et du niveau fictionnel, dans un sens insolite, inverse de la tradition, qui est non plus d’entrer dans le tableau mais que le tableau vienne encadrer notre propre vie comme dans l’installation de Sophie Calle.

Que le récit exhibe sa structure langagière de rapport à la « réalité » ( mot qu’on ne devrait, dit Nabokov, employer qu’entre guillemets) est le premier lieu commun, au propre et au figuré, de la rencontre du lecteur et de l’auteur d’où Sophie Calle tire et déploie sa famille fictive dans la deuxième partie de son livre-installation.

L’homologie des expériences est à l’œuvre, au sens littéral, dès la première partie avant même qu’apparaisse, dans la deuxième partie, le lecteur devenu auteur de récits anonymes faisant écho au récit de souffrance de l’artiste et que la métalepse franchisse d’une façon évidente le niveau du lecteur et du lecteur. En fait, le deuxième temps de la transgression est en germe dans le premier : la métalepse de transgression de la barrière réalité-fiction dégage le fonds commun de la capacité à dire ensemble, de la même façon factuelle et imaginaire à la fois, la singularité de l’ineffable.

En effet, « Avant la douleur » est un compte à rebours visuel et écrit d’images et de textes encadrés côte à côte en une syntaxe complexe dont des tampons rouges ponctuent en le grossissant l’ordonnancement, la disposition « dispositio » de la rhétorique classique, chronologique et psychologique, d’une avancée dans l’espace et le temps de la douleur : de « douleur. J-92 » jour du départ, à « douleur. J-1 » apposé sur la photo du télégramme fatidique : « M. ne peut vous rejoindre à New-Delhi en raison accident à Paris et séjour hôpital. Contacter Bob à Paris. Merci. » La chronique d’une catastrophe annoncée renvoie au schéma universel de la Tragédie teintée d’humour noir ( par exemple, la photo d’une porte à J-47 avec l’inscription « jetée ») ou de pathétique quand surgit Hervé Guibert dans un chassé-croisé de lettres et d’extraits de livres dont le dernier A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (5) où elle figure sous le nom d’Anna. Cadre narratif, au sens propre, destiné à saisir la réalité, la circonscrire et dont l’installation ou le livre rend visible l’artificialité : art de construire, art fictionnel.

Figure exhibée du mythe ou de l’Histoire ( les tampons rouges évoquent d’autres grands récits apocalyptiques du XXème siècle) impuissant à contenir la richesse énigmatique des images et des mots mais seule capable de nous rassembler dans le déchiffrement du réel.

La communauté langagière de la douleur…
Nous rassembler, nous assembler, par la vertu performative de l’œuvre c’est-à-dire, et ce sera le travail de la deuxième partie, faire jaillir du simultané le similaire : « Après la douleur » associe en diptyques encadrés le récit de la rupture du 5ème au 99ème jour de la douleur- dans ses variations, ses versions successives « brodées » là aussi au figuré et au propre ( sur des tissus japonais, toiles alternativement noires et blanches) dont le texte devient de moins en moins visible au fur et à mesure que la douleur s’atténue- aux récits anonymes de ceux qui ont répondu à la question : « Quand avez-vous le plus souffert ? » Un texte à gauche, celui de Sophie Calle surmonté de la photo du téléphone rouge, un texte à droite, celui d’autrui, surmonté d’une photo associée à la souffrance relatée : visage, personnes et majoritairement, lieu, objet ou couleur. Le diptyque rapproche et tisse , « brode » les similitudes du récit personnel et du récit de l’autre. Et ce sont, comme pour le substrat narratif, des similitudes formelles, rhétoriques qui confèrent aux divers narrateurs de ces récits assemblés une voix semblable, remontant à la racine indo-européenne de ce mot « sem », « un, unique ».

Le rassemblement est, au propre et au figuré, la salle d’exposition (de soi) et le topos, la question posée au lecteur-narrateur qui fait partie de la construction de l’œuvre mais qui d’ordinaire, est tenue en dehors du résultat, l’œuvre n’en portant pas la trace. Ici au contraire, l’origine de la prise de parole est formulée distinctement et de façon concrète : « Quand avez-vous le plus souffert ? », l’« inventio » engageant la réponse dans un ordre, une « dispositio » qui met en avant pour tous le moment et le lieu. A titre d’exemple :

« Le lieu, c’est un immeuble bourgeois, à Lyon. Au quatrième étage. Un très large palier en pierre. Un mur en crépi sur lequel on peut encore lire une inscription à la craie bleue, effacée mais lisible : Mort aux Juifs. Une porte très lourde avec une sonnette en cuivre. C’est le soir, environ vingt trois heures, le 14 septembre 1959, un jour de semaine. J’ai douze ans. » ( 8 ème jour) Chaque début de récit répond à la litanie : « Il y a (x) jours, l’homme que j’aime m’a quittée » ( à la fin « l’homme que j’aimais ») par « cela se passait… (12 ème jour) « « C’était durant l’hiver 1976… »(13ème jour) », etc…ou une expression semblable, méditation sur le temps vécu et pensé, comme le dit Ricoeur, (6) dans la discontinuité identitaire, dans l’avant et l’après de la douleur. C’est la capacité de ces états du soi à tendre vers une cohérence, celle de l’histoire écrite, qui fonde l’unicité de la démarche. La rhétorique est à elle seule un accomplissement : les versions successives de Sophie Calle « brodent » des canevas logiques et psychologiques imperceptiblement différents comme une musique sérielle ( « Il m’a prévenue qu’il m’oublierait si je le délaissais… », « Il a menacé de me quitter pendant cette absence de trois mois : trop long… » etc…) qui change de registre et de tonalité sans qu’on s’en rende compte, dans l’infra-conscience. Accent mis tantôt sur un fait ou un sentiment, tantôt sur un autre, changements d’ordre dans les enchaînements, autant d’échafaudages précaires et convenus, fictifs, qui répondent à la seule évidence : « l’homme que j’aime m’a quittée », évidence visible dans la photo du téléphone rouge par lequel elle a appris la rupture mais dont la formulation, pas plus que l’image, n’échappent au stéréotype, au roman.

Quelque chose se dit pourtant du réel qui est de l’ordre de l’intensité qui va du sensible, visible à l’insensible, invisible, du long au court jusqu’à l’effacement matériel de l’écriture sur la page. « Douleur exquise , intense et nettement localisée » dont le ressassement et les modalités du récit sont le seul vecteur possible. Dès lors, des voix autres peuvent se couler dans le même moule dont le principe de fabrication est dévoilé ironiquement ( avec cette distance critique, constamment réflexive de l’autofiction) dans le seul texte où s’exprime un refus de répondre à la question posée, texte associé à un encadré vide d’image : « la pudeur m’empêche de les raconter, en faire une histoire équivaudrait à les exagérer. » (31ème jour)

Sophie Calle a en effet probablement « arrangé » ces récits qui sont tous « littéraires ». Car la communauté de la douleur émane précisément de ce geste artistique, geste rhétorique d’arrangement, de « dispositio », d’autant plus fort, appuyé, « exagéré », comme le dit le lecteur, que la cassure est béante, indicible.

Le dernier texte, la dernière image – il est probable que ce n’est pas un hasard- en donnent la mesure, coexistant avec la page noire sans texte, uniquement le chiffre 99 et la photo du téléphone rouge : sous la prise de vue inattendue d’un réfrigérateur ouvert, un fait divers est rapporté de la manière la plus neutre.

« Lu cette brève dans Libération : Le 28 mars, Maria G., soixante deux ans, s’est rendue, comme à son habitude, au supermarché de Champigneulles, pour acheter un petit pot de crème . Avant d’arriver à la caisse, elle s’est souvenue qu’elle en avait encore un dans son réfrigérateur. Elle a donc reposé le pot de crème. Mais elle avait été filmée par une caméra de surveillance. Un vigile l’accusa de vol et la fouilla devant la clientèle rassemblée.
Maria est rentrée chez elle. Elle n’a parlé de sa mésaventure à personne. Le 10 avril, elle est allée sur la tombe de ses parents. De retour, elle est passée près du canal dans lequel on vient de repêcher et d’identifier son corps. Elle avait laissé une note à son fils ; « Roland, j’ai pas commis le vol du petit pot de crème fraîche dont je suis accusée par les caïds du supermarché. Je le jure sur la tête de mes petits-enfants. Devant la mort, je ne mens pas. Ta mère. »

« Le reste ne se dit pas », écrit un narrateur critique autant que l’auteur, ayant choisi l’humour, une histoire de douleur dentaire, en lieu et place de l’histoire intime. (14ème jour).

De toutes façons, ce qui se dit est indissociable de ce qui ne se dit pas, est là pour autre chose et les voix sont parentes dans la figure essentielle de la métonymie, au centre de « l’élocutio », telle que l’indique la photo associée à chaque texte : lieu, objet, visage, couleur analogique du récit tout entier, images que le téléphone rouge de Sophie Calle subsume ( lui aussi métonymique du récit de rupture entre je et l’autre, entre soi et soi) et exalte, transporte, métaphorise par sa fonction d’instrument de communication ( accessoire de théâtre ou de cinéma comme dans La Voix humaine de Cocteau ) ici surdéterminé : couleur rouge- qui colore aussi la tranche du livre tel un missel- posé sur un lit jumeau non défait d’une chambre d’hôtel sans caractère, associé à une série décroissante de nombres dont le dernier, 99, est non moins surdéterminé : ce téléphone rouge, Sophie Calle le fait glisser de façon appuyée vers le symbole, image liée à une idée générale, la souffrance, qui échappe aux circonstances particulières de son apparition, précisément à la question ; « Quand avez-vous le plus souffert ? »

Les images métonymiques en relation avec chaque histoire participent ainsi au même titre que les images discursives portées par les textes, du mouvement foncier de la translation qui consiste à chercher le ressemblant, le rapprochant, entre la sensation et l’intellection, la douleur et le sens, le particulier et le général et qui transporte ainsi un texte vers l’autre, incite à leur permutation et tisse entre eux un rapport fraternel.

Mais entre le récit premier et le chœur, si l’on peut dire, s’opère un glissement majeur qui va du récit personnel, récit source, fondé sur une histoire individuelle faisant intervenir la parenté générationnelle, au récit anonyme qui renvoie à une histoire collective fondée sur la fraternité sans filiation.

La famille fictive « fait un trou », son trou dans la famille réelle, mon propre texte glissant également sur l’emploi figuré de ce mot employé très familièrement ( et psychanalytiquement) pour évoquer les parties sexuelles de la femme.

FAMILLE REELLE
Du nom du père…

Car la famille réelle a sans doute, pour suivre les analyses de Roudinesco, à voir avec les bouleversements de la Famille en désordre(8) et leurs rapports avec ce qu’elle appelle « l’irruption du féminin » dans « la nouvelle perspective où le père cesse d’être le véhicule unique de la transmission psychique et charnelle et partage le rôle avec la mère. » C’est bien en effet au départ, cette histoire de rupture amoureuse qu’est Douleur exquise, une histoire de famille telle qu’elle est issue de l’évolution historique décrite par Roudinesco, famille oedipienne, famille affective fondée sur le désir.

« ''L’invention freudienne –du moins peut-on en faire l’hypothèse- fut à l’origine d’une nouvelle conception de la famille occidentale susceptible de prendre en compte, à la lumière des grands mythes, non seulement le déclin de l’autorité du père mais aussi le principe d’une émancipation de la subjectivité.
Elle fut en sorte le paradigme de l’avènement de la famille affective contemporaine…Le roman familial freudien supposait que l’amour et le désir, le sexe et la passion fussent inscrits au cœur de l’institution du mariage''. »

Le grand comparant de la fraternité opère la transformation de la famille en partant de la parenté verticale de filiation, telle qu’elle est projetée dans le récit de Sophie Calle à sa manière habituelle d’objectivations d’elle même, de personnages qu’elle endosse consciemment, entre autres : celui de la fille de la maison qui part pour un long voyage ( « à 17h10, ma mère m’a fait ses ultimes recommandations : sois prudente, sage, circonspecte et pas promiscuitive » ) ;de l’amante qui se donne à l’homme de sa vie, substitut du père : « l’homme que j’aime m’a quittée… », (« C’était un ami de mon père. Il m’avait toujours fait rêver. Pour notre première nuit, je me suis glissée dans le lit, vêtue d’une robe de mariée. ») ;
de la fille abusée dont le père couvre, sans le vouloir, innocemment, l’alibi du séducteur ( « On me disait d’appeler mon père qui est médecin…Dix heures furent nécessaires pour joindre Bob qui n’a rien compris à cette histoire. M. était passé à l’hôpital mais pour un panaris, c’est tout. ») (9)

Autant de moi idéaux, imaginaires, de déguisements que l’on retrouve en objets tangibles encombrant l’exposition « M’as-tu vue ? » et qui sont autant de rôles kitsch, de miroirs brisés d’un sujet en perpétuelle rupture avec les rêves narcissiques notamment de la femme. Fascinante et jouissive libération de toute imago parentale sur le modèle des « filatures, enquêtes, disparitions » dont celle intitulée « vingt ans après » déclenchée sur l’intervention, programmée par l’artiste, de la propre mère de Sophie Calle :

« ''Selon mes instructions, ma mère s’était rendue à l’agence privée « Duluc. Détectives privés ». Elle avait demandé qu’on me prenne en filature. L’enquête s’est déroulée le 16 avril 1981.
Vingt ans après, à la requête d’Emmanuel Perrotin, un détective de l’agence Duluc m’a suivie le 16 avril 2001.'' » Autorisé en quelque sorte par la famille freudienne ( la famille de Sophie Calle est « une famille aimante », Sophie Calle aime ses parents bien que divorcés), le devenir perpétuel et insaisissable du sujet –M’as-tu vue ?- est un défi à la transmission générationnelle dans un seul sens, par la nomination et la ressemblance du père, voire du couple parental. Une exposition récente à Paris d’albums de famille Figures de l’intime , telle la famille Ferry par Lewis Caroll, donne à voir avant tout, l’approche verticale de la filiation sous l’égide du nom du père, tradition ancestrale à laquelle Roudinesco rattache la théorie de Lacan. (10) Et dont l’approche horizontale des alliances, comme elle le rappelle, est complémentaire, chaque famille éclatant pour en constituer deux autres.

La famille fictive de Sophie Calle tend vers une autre manière d’être ensemble, fondée sur l’adoption, selon un modèle commun à la langue et à la nouvelle famille « horizontale et fraternelle » décrite par Roudinesco : soit la famille recomposée où les enfants n’ont pas forcément entre eux ou avec l’un des parents, un lien d’origine, soit les combinaisons vertigineuses dues aux méthodes scientifiques de procréation qui ont largement ouvert la porte à la question de l’homoparentalité.

…au nom de l’artiste.

L’œuvre de l’artiste éclaire d’un jour singulier ces aperçus sociologiques. La nomination y tient une place primordiale : Sophie Calle signe spontanément pour ceux qu’elle a élus, portant à bout de plume ceux que le père portait à bout de bras dans l’iconographie artistique et chrétienne.

Ce n’est pas la première fois qu’elle use de son nom propre, s’approprie des écrits anonymes ou d’inconnus ( ainsi le fameux carnet d’adresses publié dans Libération en 1983, carnet trouvé par l’artiste et dont elle utilise les adresses pour divulguer une enquête sur son propriétaire), des œuvres littéraires ( avec Hervé Guibert et ensuite Paul Auster) (11) ou artistiques (Fantômes, où elle demande aux conservateurs et gardiens du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, puis de New York de décrire les tableaux manquants).

« Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère », cette interpellation de Baudelaire, la voilà accomplie explicitement à la fin de Douleur exquise, au 95ème jour.

Le texte de gauche commence ainsi : « c’est la même histoire » : on pense à celle que Sophie Calle nous assène depuis le début, mais non « sauf qu’elle s’est déroulée il y a de cela 95 jours, le 25 janvier 1985, à 2h du matin à New-delhi et que c’est au téléphone que j’ai entendu cette voix d’homme qui ne viendrait plus. » La « même histoire », c’est donc l’autre, celle qui est en face :

« Le 8 août 1983, à seize heures trente, il m’a dit : « je ne t’aime plus ». C’était dans le sud de la France, la pièce donnait sur un pré. Ce n’est peut-être pas mon plus grand chagrin mais c’est le dernier, ce qui fait de lui le plus précieux, si j’ose dire, et le plus proche de ma mémoire. »

Elisabeth Roudinesco rappelle le sens du geste de nomination du père de « triomphe de la volonté sur la nature », du logos masculin séparateur du corps féminin, du côté de la civilisation contre l’archaïque. Elle rappelle également, à travers Freud (12) et Sarah Kofman (13), l’interprétation psychanalytique du substrat traditionnel qui cantonnait la femme au tissage et au tressage par référence à la toison pubienne, voile naturel, masque de la défectuosité des organes génitaux féminins.

Il n’est pas fortuit que Sophie Calle fasse de ses textes des tapisseries de mots brodés où ce qu’elle tisse est justement la nomination symbolique transmise par le nom d’artiste.

Pas fortuit non plus que sa prise de distance par rapport à la trahison de « l’homme qu’elle aime » se marque par la dénonciation, qui est défaire l’énonciation, du télégramme, cette écriture impérative et souvent funeste comme ici, qui vient de loin.

Voici son commentaire ;

« pour ce qui est du style, on pourrait le qualifier d’économique et de dramatique à la fois. Emploi de la troisième personne, le héros ayant perdu ses facultés, utilisation du père comme intermédiaire, choix des mots « hôpital » et « accident » pour injecter du pathétique. En fait mon père tenait un rôle muet :il ne savait rien. Il était deux heures du matin quand j’ai appris de la bouche de M. qu’ « accident » signifiait :panaris. Et « panaris » : rupture. « Merci » ne voulait rien dire. »

Le dénonciateur, la dénonciatrice est proprement celui, celle qui annonce.
Ce qui est inconnu ? ce qui est à venir, à advenir ?



Annie Richard, 2007
Colloque « Affaires de famille. The family in contemporary french culture and theory. » Université de Durham,

NOTES

1- n°416, 19 au 25 nov. 2003.
2- Robert Storr, “Sophie Calle, la femme qui n’était pas là”, Art Press, novembre 2003.
3- Philippe Vilain, Défense de Narcisse, Grasset, 2005.
4- Gérard Genette, Métalepse, Seuil, 2003.
5- Hervé Guibert, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Gallimard Folio, 1993.
6- Paul Ricoeur, Temps et récit, Seuil Point Essais,n°227.
7- Elisabeth Roudinesco, La Famille en désordre, Fayard 2002.
8- Ibid. p.23
9- On peut penser au cas Dora analysé par Patrick Mahony dans Dora s’en va. Violence dans la psychanalyse, Seuil 2001, dans le sens d’une complicité de fait entre l’interprétation de Freud et le blanchiment du père.
10- Figures de l’intime, les albums de famille. Galerie de photographie du Musée d’Orsay, du 11 novembre 2003 au 15 février 2004.
11- Pour sa collaboration avec Auster, voir Sophie Calle, Doubles jeux (Arles, Actes Sud, 1998), et surtout Sophie Calle et Paul Auster, Gotham Handbook (Arles, Actes Sud, 1998)
12- Freud, « La féminité » in La Vie sexuelle( Paris, PUF, 1997)
13- Sarah Kofman, L’énigme de la femme, Editions Galilée, 1980.

Articles : « Ecrire une autobiographie, à quel titre ? A propos de La vie sexuelle de Catherine M. », in « Gradiva », Lisbonne, n°1 2003, Fabula, 2002.

« La famille autofictive de Sophie Calle » in Actes du colloque « Affaires de famille » organisé par Edward Welch et Marie-Claire Barnet au printemps 2004, Université de Durham, Amsterdam, Rodopi, 2007 ;

« La langue du roman actuel : de l’auto-fiction à la fiction, l’interpellation au cœur de l’écriture » à paraître dans n°2008 dossier Le Roman actuel, « Revue des Lettres et de traduction » Kaslik-Liban.

Annie Richard. 11 rue Antoine Bourdelle Bât.B. 75015 Paris, E-mail :a.m.richard@orange.fr

(publié par Isabelle Grell)