La langue du roman actuel : de l’autofiction à la fiction, l’interpellation au cœur de l’écriture.

Par Annie Richard

L’autofiction serait-elle la nouvelle forme dominante voire terroriste du roman actuel comme l’a été en son temps le Nouveau Roman ?

Nombre d’analyses contemporaines, qu’elles cherchent à la réinscrire dans une tradition comme Philippe Gasparini (1) ou à en prôner la singularité comme Christophe Donner ou Philippe Vilain (2) se heurtent à sa définition. Est elle une « fictionnalisation de soi » (3) qui met en doute toute lecture référentielle ou bien un avatar de l’autobiographie inventé par le romancier et critique Serge Doubrovsky comme une sorte de défi au concept de « pacte autobiographique » de Philippe Lejeune, fondé, on se le rappelle, sur l’identité onomastique de l’auteur, du narrateur et du personnage ? (4)

A la question posée par Philippe Lejeune dans son livre : « Le héros d’un roman déclaré tel peut-il avoir le même nom que l’auteur ? » Doubrovsky répond en effet par l’écriture de Fils (5) où le héros-narrateur sous l’étiquette de « roman », se confond explicitement avec l’auteur. Histoire claire que Doubrovsky relate lui-même dans une lettre adressée à P. Lejeune (6) « J’ai voulu très profondément remplir cette « case » que votre analyse laissait vide, et c’est un véritable désir qui a soudain lié votre texte critique et ce que j’étais en train d’écrire. » Histoire trop claire sans doute à l’heure de l’ambiguïté reconnue commune au langage et à l’inconscient, telle que Michel Arrivé en retrace la genèse depuis Freud dans la foulée de l’article « Le sens opposé des mots primitifs » du linguiste Carl Abel, telle que la relève Lacan, dans le séminaire VII pour l’imparfait en français (7)

Il n’est pas étonnant que l’autofiction étroitement liée à la psychanalyse soit par excellence le genre de l’ambiguïté, mêlant de façon souvent indécidable matériaux de la vie vécue et élucubrations imaginaires. Pourquoi retourner à l’illusion de la langue adamique de l’adéquation des mots et des choses après les décentrements opérés par la linguistique et la psychanalyse ? La problématique la plus répandue des rapports entre auto-fiction et dévoilement de soi (8) relève de ce passéisme. Retenons dans la lettre de Doubrovsky le mot de « désir ». Interrogeons-nous sur la pulsion autobiographique refoulée par la vague structuraliste des années 50-60 excluant farouchement l’auteur de sa création et la manière paradoxale dont elle s’exprime à nouveau en brouillant les frontières des « histoires vécues, fictions, récits factuels » ( 9).

L’autofiction ne mettrait-elle pas en lumière par ce procédé un aspect majeur qui s’étend à tout le roman actuel avec la prépondérance qui le caractérise des récits à la première personne, auto-fictionnelle comme fictionnelle : l’accent mis non sur la vérité mais sur l’adresse au lecteur, sur l’énonciation avant l’énoncé, l’exigence d’un « rapport vivant et immédiat de l’énonciateur à l’autre » (10), en somme une interpellation au cœur de l’écriture ? Après tout, le projet de « dévoilement de soi » de l’autobiographie montrait dés le début son autre visage : celui d’un défi au lecteur. « Pour moi, je le déclare hautement et sans crainte » osait écrire Rousseau à la fin des Confessions « quiconque, même sans avoir lu mes écrits, examinera par ses propres yeux mon naturel, mon caractère, mes mœurs, mes penchants, mes plaisirs, mes habitudes, et pourra me croire un malhonnête homme, est lui-même un homme à étouffer. »

L’autofiction serait le fer de lance de la littérature à l’heure de l’intersubjectivité si répandue dans « les nouvelles technologies de l’intelligence » (11) et les sciences humaines et auxquels les pouvoirs de l’écriture et du livre donnent la dimension réflexive de l’Art. Je partirai de la fiction qui, en prenant ses distances par rapport au factuel, sert d’épure, de simulation révélatrice de l’importance de la relation des personnes pour en venir à l’autofiction proprement dite et notamment à l’interpellation publique récente par une de ses adeptes les plus connus, Camille Laurens, de la romancière Marie Darrieussecq.

« Nous sommes arrivés après une journée de route. Nous étions tous les cinq dans la voiture. C’étaient nos premières vacances ensemble. Nous avons eu des bouchons entre Toulouse et Bayonne. Tu voulais prendre les petites routes mais les repérer sur la carte me donnait envie de vomir. »

Marée noire de Brigitte Giraud. (12)

Il n’est pas fortuit que la création romanesque contemporaine puisse fonder sa structure sur le « statut linguistique de la subjectivité », tel que l’évoque Benveniste (13) : la relation des personnes « je-tu » face à la « non-personne » du « il » ; « Je n’emploie « je » qu’en m’adressant à quelqu’un qui sera dans mon allocution un « tu ». Cette polarité ne signifie pas égalité ni symétrie. : « ego » a toujours une position de transcendance à l’égard de « tu » ; néanmoins aucun des deux termes ne se conçoit sans l’autre. Ils sont complémentaires mais selon une position « intérieur/extérieur » et en même temps ils sont réversibles. Qu’on cherche à cela un parallèle, on n’en trouvera pas : unique est la condition de l’homme dans le langage » (14) C’est le cas de l’univers de Brigitte Giraud.

Ecrivaine doublée d’une critique littéraire et d’une professionnelle du livre qui organise la programmation annuelle du Festival de livre de Bron (Rhône), Brigitte Giraud publie depuis 1997, des récits à la première personne dont l’inspiration autobiographique n’est ni constante ni revendiquée. A partir d’un premier roman qui retrace l’histoire d’un parricide, La chambre des parents, Fayard 1997, elle déplace l’angle de vue sur les relations frère/sœur (Nico, Stock 1999), parents-enfants (Marée noire et J’apprends, Stock 2005) Elle fait le récit dans A présent (Stock 2001) de la mort de son compagnon. L’amour est très surestimé est son dernier livre, recueil de nouvelles très remarqué ( Stock, 2007) Il ne s’agit pas seulement dans ses textes de notifier la présence critique du lecteur marquée dès Jacques le Fataliste de Diderot, exploitée par Nathalie Sarraute (15) ou d’utiliser le « vous » comme dédoublement du « je » comme dans La Modification de Michel Butor (16). Le rapport « je »-« tu » s’inscrit dans le monologue même de la narratrice dont il fournit l’armature : l’intériorité passe dans la syntaxe, phrases courtes scandées par le choix alternatif des pronoms proprement personnels face à la non-personne. L’occurrence constante du « tu » met le « je » en situation permanente explicite d’allocution.

« Tu me prenais alors la carte des mains et y jetais un coup d’œil en conduisant. Je te faisais remarquer que c’était dangereux mais tu n’entendais pas… »

Langage et inconscient convergent ici à l’évidence. On connaît l’aphorisme de Lacan ; « L’inconscient est structuré comme un langage » auquel Michel Arrivé (17) adjoint dans son chapitre « Lacan sur le style, sur le style de Lacan », la citation suivante extraite du Séminaire III : « La psychanalyse devrait être la science du langage habité par le sujet. Dans la perspective freudienne, l’homme c’est le sujet pris et torturé par le langage. » Aucun discours direct n’a besoin d’être prononcé pour faire sentir le tourment de l’appel existentiel à l’autre tel qu’il est inscrit dans la langue.

Chaque temps de l’allocution met en scène ce risque de l’autre qui reste à distance et ébranle constamment l’émergence du « nous » :

P.23 « Tu étais là sans rien dire, tu semblais loin de nous. Vincent t’envoyait un ballon que tu retournais avec violence. Et les nuages s’amassaient comme avant l’orage et Emilie réapparaissait, habillée de haut en bas, les sourcils froncés et les écouteurs du discman plaqués sur les oreilles. … »

Le roman se construit sur une relation de parole qui caractérise habituellement le domaine épistolaire : un « je » féminin apostrophe un « tu » masculin, mettant en place peu à peu le cadre d’énonciation d’un départ en vacances et de l’arrivée dans une maison louée non loin de l’Océan, d’une famille recomposée. Une femme divorcée, la narratrice, avec ses deux filles, négligées par leur père, Dorothée, de l’âge du cours préparatoire et Emilie, à peine pubère, et son nouveau compagnon, veuf, ainsi que son fils Vincent, adolescent, qui a été orphelin à 10 ans. Le « nous » scande la narration autant que le « je » face au « tu » de l’autre qui, seul, ne sera jamais nommé. Insaisissable, imprévisible, décevant, c’est à l’autre qu’est accroché le désir d’union, désir de famille, désir du « nous ».

C’est l’acte de langage de l’interpellation qui est la force et le véritable enjeu du roman, rendant présente et pathétique une situation banale : celle d’une femme abandonnée par son mari cherchant à refonder un couple avec un homme meurtri par la perte de son épouse, incapable d’en faire le deuil et de la remplacer auprès de leur enfant en échec, livré à lui-même. L’univers référentiel, qui permet de rendre la situation d’énonciation résumable, élaboré par le « je », sa construction du monde, corrélative de sa construction identitaire, les objets que le « je » désigne au lecteur, les « autres », les « ils, elles », les enfants ou l’apiculteur par exemple chargé de débarrasser la maison d’un essaim d’abeilles, l’histoire en somme qu’il échafaude et qui le fonde est exposée à l’autre, Le récit est ce moment critique de la relation à autrui qui est menace d’engloutissement, tel la « marée noire », qui va bientôt se déverser sur les côtes de L’Atlantique

De quelque manière, la phrase finale de tout discours à la première personne pourrait être celle du roman : « Nous allions t’attendre. Il ne manquait plus que toi. »

L’attente, l’adresse à l’autre est sans fin : dans le roman, la construction d’une vie nouvelle ne peut ressembler à l’essaim d’abeilles « installé entre la fenêtre et le volet de la salle de bains, » objet de fascination qui renvoie a contrario à la mouvance identitaire inéluctable du « je ».

L’interpellation établit un jeu d’échos le plus souvent discordant au niveau événementiel : la confrontation est constante d’expériences parallèles ou divergentes. L’enchaînement syntaxique privilégie la conjonction « mais »

« Mais tu restais allongé sur une chaise longue…(18) : « Mais tu t’es relevé au milieu de la nuit. » (19)

L’interpellation porte enfin sur la capacité évaluative du « tu » en référence à une norme révélatrice du parti pris idéologique de l’énonciateur, en l’occurrence, les valeurs de la famille.( 20), le rôle éducatif du père, l’attention à donner aux enfants.

P.34 « Il avait dans le regard une expression étrange qui, encore une fois, me forçait à intervenir, puisque, toi, tu avais renoncé, semblait-il à t’occuper de Vincent. »

A partir de ces trois facteurs de déstabilisation du moi, l’affrontement à autrui, le contact d’une autre expérience et la présence d’une évaluation, l’instance d’énonciation élabore une stratégie visant la connivence : ne serait-ce que par la présence constante du « tu » et la recherche de seuils de rencontre :

P .18 « Une forêt de chênes-lièges et de pins, de buissons épineux et de châtaigniers, dans laquelle il était interdit aux enfants de s’aventurer. Nous n’étions pas très sûrs de notre recommandation, un peu honteux même. Mais, marqués, toi et moi, par la peur de la disparition, nous avons instinctivement demandé aux enfants de ne pas jouer aux explorateurs. »

La relation des personnes vise à un « nous » fédérateur.

L’horizon de l’entente exige une norme partagée et acquiert aisément un statut illocutoire : l’enjeu de la relation est d’ordre axiologique. L’interpellation concerne les valeurs. Le « je » et le « tu » étant en situation effective de « réciprocité », comme la personne subjective en face de la personne non subjective (21), c’est l’objectivation des valeurs du « je » que réaliserait le « nous », équilibre fragile qui tend vers l’aphorisme marqué par la suppression des pronoms ou la substitution de « on » à « nous » « Il s’agissait d’une promesse. On ne peut pas lutter contre une promesse. » (22)

Mais le roman reste dans la tension des personnes, le « je » lié au « tu » dans une quête pathétique et violente, les « inséparables » dont la métaphore, celle des perruches, surgit à la fin du texte, sorte de réplique au « perroquet » de Flaubert :

« Je me demande pourquoi nous en étions tous là, à vouloir partager notre vie, à vouloir aimer quelqu’un à tout prix. Je regardais les animaux, je me plantais devant les cages des oiseaux à la jardinerie près de l’école où j’accompagnais les filles et restais de longues minutes à observer les « inséparables ». Je restais là captivée par le manège de ces perruches jaunes ou bleues. Quand la femelle se déplaçait d’un côté du perchoir, le mâle venait la coller en moins de trois secondes. Et vice versa, quand le mâle s’éloignait, la femelle se rapprochait aussitôt. Et leur ballet durait éternellement, un coup à droite, un coup à gauche. Il fallait qu’ils se séparent, puis se retrouvent, se touchent, hochent le bec dans un même mouvement. J’étais un genre de perruche. Je me demandais ce qui serait arrivé si l’on avait enlevé un des oiseaux de la cage. L’autre serait-il mort, aurait-il recommencé son cinéma avec une nouvelle perruche, aurait-il finalement survécu ? » (23)

Brigitte Giraud explore cette voie de l’interpellation de l’autre dans le monologue intérieur depuis son premier texte , Benveniste ( 24) définit celui-ci comme « dialogue intériorisé », certes mais dialogue où l’autre n’a guère son mot à dire et dont le mot est pourtant attendu et vital : aporie de la subjectivité dont l’aspect extériorisé pourrait remonter aux « tropismes » de Nathalie Sarraute, cette action imprévisible et démesurée des expressions de l’autre sur soi, comme un frottement électrique entre les monologues intérieurs qui constituent chacun de nous.

Cet angle d’approche du roman contemporain éclaire nombre de formes originales qui appelleraient une recension et une description plus large : à titre d’exemple, le dernier roman d’Alice Ferney au titre suggestif Les autres(25) expérimente trois formes narratives : « choses pensées, choses dites, choses rapportées ». L’écrivaine commence par juxtaposer, comme au théâtre, les monologues intérieurs de personnages rassemblés pour un anniversaire dans une même maison avant de livrer les échanges directs : l’interaction traverse la subjectivité de chacun à l’affût des paroles et des gestes des « autres » toujours saisis dans la trame complexe de son propre psychisme. Elle termine par le récit à la troisième personne de la même scène où les relations entre les personnages sont éclairées par un agencement judicieux doublé d’un commentaire : beau mécanisme réflexif du romanesque à la troisième personne qui intègre les données précédentes de façon lumineuse et satisfaisante pour l’esprit, dépassant et masquant le point de départ qui nous occupe, le procès d’élaboration de la parole du « je » face à autrui.

Or c’est le « cadre formel de l’énonciation » selon les termes d’ Emile Benveniste (26), qui, en donnant explicitement à l’autre toute sa place linguistique, éclaire d’un jour singulier cette question majeure de la possibilité même de rendre compte ou conte de soi. Langage et inconscient, avons-nous dit ? les deux mots sont en effet issus de la même famille, du latin « putare » : « émonder les arbres, apurer un compte » d’où computare « qui à partir du sens d’énumérer a dû prendre celui de « raconter »(27).

Se raconter et compter sur soi, avec soi, c’est tout un, c’est « se construire », pour reprendre la formulation actuelle la plus courante. Car « l’appropriation » selon Benveniste de la langue par le locuteur « implante l’autre en face de lui, quel que soit le degré de présence qu’il attribue à cet autre ». Le roman actuel en soulignant cette présence de l’autre déplace l’objectif romanesque qui n’est plus principalement d’exprimer « un certain rapport au monde. » mais aussi d’en affirmer face à l’autre la légitimité.(28) C’est cette fonction illocutoire d’une interpellation que l’autofiction inscrit dans la réalité, indiquant une portée éthique collective que nous proposons d’examiner plus loin, à condition de dépasser un malentendu qui fait de cette forme un monstre de nombrilisme, rejetée en fait à la mesure de son impact sur le lecteur.

En effet le « je » autobiographique qui caractérise ce genre nouveau donne un poids particulier au pouvoir de référence de l’instance narratrice : les noms propres y jouent un rôle essentiel. Camille Laurens évoque la nécessité d’emploi des noms réels. « Tout part de ce prénom Philippe qui est le vrai prénom du vrai enfant que j’ai eu avec mon vrai mari dans la vraie vie. Le prénom Philippe est le seul prénom au monde que je ne peux pas changer, cet enfant, je ne peux pas l’appeler François ou Vincent. Sur une tombe on ne change pas les noms…Dans la mesure où je ne changeais pas le nom de mon fils, je n’allais pas changer le prénom de son père. » (29)

L’interpellation du lecteur appelé à partager la vision du locuteur/locutrice, à devenir complice de sa « présence au monde » (30), tourne aisément en réaction au judiciaire et au procès en diffamation dont les auteurs d’autofiction sont coutumiers, contraints alors de modifier les états civils. Camille Laurens l’a fait dans Philippe et dans d’autres textes. Les éditeurs ont coutume à présent de prévenir ce genre de déboires. Or cette interpellation est profondément paradoxale et ambiguë :en principe le lecteur peut « co-référer identiquement », vérifier l’objectivité comme y invite traditionnellement l’autobiographie dans un pacte de lecture. Pourtant l’adjonction du mot « fiction » le prive partiellement de ce recours. . Dès lors la fonction illocutoire de l’interpellation à l’autre, lecteur ou « tu » inscrit dans le texte, (31) acquiert un double statut que nous allons examiner dans ce deuxième temps de la réflexion : elle apparaît à la fois sans limite, d’où la tournure judiciaire du retour qu’elle suscite, et sans fondement puisqu’elle se donne le droit de jouer avec le contrat de vérité autobiographique au nom de l’imagination. C’est dans cette ambiguïté, caractère commun, nous l’avons dit, à la langue et à l’inconscient, que réside sans doute son grand intérêt, dans sa capacité à approfondir et problématiser cette donnée faussement banale de notre époque, l’intersubjectivité.

L’âge de l’ego-fiction.

Les récits d’autofiction sont régulièrement accusés de nombrilisme et de voyeurisme. La préoccupation de l’ego en est en effet le centre. L’auteur revendique l’exposition de son intimité, exhibe sa propre vie et celle « des autres » telle qu’il la voit et qu’il la rêve. Car là est la dimension illocutoire du texte : soit le « tu » interpellé est nommément convoqué dans le texte (31) soit il reste le lecteur supposé par la narration et pressé, comme dans l’autobiographie, d’entendre le discours du « je ». Dans les deux cas, le récit de soi est accroché à cette écoute et cette dépendance est vitale.

Peut-être sommes-nous en effet à l’âge de l’ego-fiction. Claude Arnaud, dans un récent essai (32) qui puise aussi à sa propre expérience, analyse les ressorts contemporains de l’identité : le « qui suis-je » est devenu, du fait de la disparition ou l’affaiblissement des certitudes idéologiques religieuses, philosophiques ou politiques, une affaire personnelle et individuelle.

P.33 « la sociologie puis la psychanalyse aidant, on a commencé à se définir en interaction avec autrui, à l’intérieur d’un espace professionnel, privé ou affectif, autant qu’en regard de ses ancêtres…Les conceptions essentialistes de l’identité dominaient jusque-là : on s’accordait à penser que l’individu déployait, dans le temps et l’espace, les caractères dont il avait hérité ; les conceptions constructivistes prirent de l’ampleur, comme les interrogations sur les assises du soi. » Trouver en soi-même les fondements de soi, l’autobiographie en avait l’espoir. L’interpellation du lecteur en était la caution logique et pourrait-on dire, seconde. Désormais le moi incertain et fantasmé de l’autofiction, moi mobile en permanente réinvention, moi du désir et non du surmoi, affranchi des modèles, ne peut trouver ses assises que dans l’interpellation même : le locuteur s’empare de la réalité événementielle et s’en proclame souverain. C’est ce geste de remodeler la réalité qui renvoie le lecteur à « l’impalpable fiction » (33) dans laquelle baigne tout récit de vie, éloignant de façon asymptotique la « vérité », aspiration fondatrice de l’autobiographie

On comprend dès lors que la gageure de l’autofiction soit de ne rien révéler de soi, d’échouer à le faire. Christine Angot dans Une partie du cœur (34) s’insurge contre la susceptibilité des lecteurs qui croient se reconnaître et en sont offusqués.

« Je, c’était infini et indéfinissable… »( 35) écrit-elle, aussi les autres sont-ils dans ce prisme déformant, « rêvé », de la vision subjective sans commune mesure avec la réalité.

« elle s’invitait dans les livres pour mieux se déclarer lésée, et avoir enfin un moyen de clamer sa souffrance d’être coincée sans pouvoir sortir d’elle-même. »(36)

L’insolence de ces récits a une résonance dramatique : s’exposer à autrui ne suffit plus, il faut s’imposer, substituer les pouvoirs de l’individu à la confiance du pacte de lecture. Entreprise « qui n’eut jamais d’exemple » disait Rousseau qui ne se doutait pas combien le démentirait la poursuite de l’audace dans la quête infinie du moi. En place de la transparence que l’autofiction relègue aux rebuts du passé, le récit de soi tient du leurre, situation extrême dont la fiction pure dans sa capacité d’expérimentation esquisse l’armature langagière dans Les Autres d’Alice Ferney.

Estelle

« La grammaire française est précise. Je : une personne parle d’elle-même. Tu : une personne parle à une autre personne d’elle-même. Il : une personne parle à une autre d’une troisième personne ( absente ou présente). Merveilles des pronoms qui fabriqueront les malentendus.

Malentendu du « je » : je suis…Oui, je peux bien le dire, mais je ne suis pas pour autrui ce que je suis pour moi-même. Il est à peu près sûr que je me leurre un peu. Ou bien que me regardant d’aussi près et même du dedans je louche, je déforme, j’accommode. Il y a bien des choses que je ne me dis pas à moi-même. Et des choses que je communique aux autres sans me les communiquer à moi.

Délicatesse du « tu » : Tu es… Tu n’es pas pour toi-même celui que tu es pour moi. Tu ne m’entendras pas, tu seras blessé.

Impolitesse du il : il est… De quel droit parler de lui s’il est absent ? A qui ? Dans quel but ? » (37)

De la théorie à la pratique, à la pragmatique, il y a un pas immense qu’a franchi l’autofiction : comment faire prendre consistance à ce moi incommunicable sinon en provoquant un consensus sur son arbitraire même ? Substituer à l’identité sociale une identité narrative qui problématise toujours plus le sujet au lieu de le dévoiler, tel paraît être l’objectif de l’autofiction. Fidèle à la démarche des écrivains du moi empruntant les documents extérieurs pour tenter de se comprendre, Christine Angot esquisse une histoire du sujet révélant le substrat idéologique contemporain où s’inscrit cette écriture. Elle retrace une évolution bien connue jusqu’au moi décentré de la psychanalyse.

" Il était entièrement décentré, Il se sentait envahi par l’autre. C’était çà être un sujet ; l’altérité était le sujet» (38)

« Je n’est pas réductible à l’histoire. La littérature affirmait çà. On croyait je quelque part, il était ailleurs. » (39)



Le risque personnel de livrer le plus intime au public est à la mesure de l’enjeu existentiel, de la loi du désir qui pousse le moi vers l’autre.

C’est « prendre le risque de ne plus revenir ici parmi vous. »écrit Christine Angot dans son manifeste littéraire L’usage de la vie. (40)

La scène d’interpellation : Identité et reconnaissance.

Le statut linguistique de la prise de parole du « je » débouche alors sur une question éthique qui, loin de révéler un individualisme étroit, a une portée collective.

« Toute notre vie, nous pouvions nous la raconter à condition que ces récits enseignent quelque chose sur l’aventure de l’être humain dans la littérature » (41)

L’interrogation ontologique se mêle intimement dans le récit de soi à une réflexion sur l’écriture, sur le devenir écrivain(e) du narrateur/narratrice. Sujet écrivant, sujet engagé dont l’ego est en jeu dans l’expérience intellectuelle et sensible des mots et qui entraîne l’autre dans l’incontrôlable de l’écriture. Avec Judith Butler, on pourrait parler d’une « scène d’interpellation » qui met l’accent sur les relations avec les autres constitutives du sujet et échappant à la rationalisation.

« L’opacité du sujet est peut-être une conséquence de ce qu’il est conçu comme un être relationnel, un être dont les relations primitives et primaires ne sont pas toujours totalement accessibles au savoir conscient » ( 42)

L’exposition à l’autre, décantée du contenu d’information de sa propre histoire, devient l’enjeu essentiel, constamment rejoué. En dernière analyse, cette vulnérabilité n’est-elle pas la condition même de l’émergence du sujet dans sa singularité ? Au cœur du paradoxe de la réciprocité et de l’unicité du « je » et « tu », se situe le moi dévoilé et illusoire de l’autofiction qui n’est sujet que de son récit, invitant l’autre à prendre sa place, unique elle aussi, sans véritable horizon d’identification.

« Qu’importe que vous soyez semblable et consonant » écrit Adriana Cavarero, citée par Judith Butler « votre histoire ne sera jamais la mienne. » (43) Passage que Judith Butler commente ainsi : « Cavarero défend l’idée d’une irréductibilité de chacun de nos êtres qui devient claire à travers les différentes histoires que nous pouvons raconter, de telle sorte que tout effort pour s’identifier à un « nous » échouera nécessairement. » (44) Histoire identitaire qui existe à la mesure des résonances qu’elle suscite chez l’autre : Sophie Calle, plasticienne contemporaine autofictionnelle, transpose la « scène d’interpellation » en installation artistique (45) : il s’agit de Douleur exquise, (46) exposée au Centre Pompidou en 2004 après le Toyota Museum of Art en 2003.

Que l’exposition à l’autre dans la vulnérabilité du « je » fonde l’autofiction, une querelle retentissante intervenue sur la scène éditoriale parisienne lors de la dernière rentrée littéraire vient le rappeler : Camille Laurens accuse Marie Darrieussecq d’avoir plagié dans son dernier roman Tom est mort le récit autobiographique de la perte de son propre fils Philippe . La mise en cause du récit d’un « je » non référentiel prétendant s’emparer de sujets graves qu’il n’aurait pas vécu a retenu la critique. En fait la « singerie » porte sur des exemples ayant trait à l’énonciation qui constituent l’histoire unique du « je » de Camille Laurens à la limite du racontable, dans sa foncière singularité : simulation d’un ton, d’un choix de mots, de rythme et de syntaxe .

« Bien qu’aucune phrase ne soit citée exactement, plusieurs passages de Philippe mais aussi de Cet absent-là, où j’évoque cet enfant perdu, et même de mes romans, sont aisément reconnaissables : phrase ou idée, scène ou situation, mais aussi rythme, syntaxe, toujours un peu modifiés, mais manifestement inspirés de mon épreuve personnelle et de l’écriture de cette épreuve. Par exemple, dans Philippe, je racontais que la nuit, après la mort de mon bébé, j’essayais de retrouver le sentiment de possession charnelle de la grossesse, son corps vivant anténatal, mais que j’échouais : « je ne suis pas le corps, je suis la tombe. » écrivais-je. Chez Marie Darrieussecq, cela donne : « Sa terre natale, moi. Moi, en tombe. » (47)

Marie Darrieussecq a été à son tour interpellée pour avoir imité l’inimitable, l’exposition d’un « je » unique et vulnérable. Effectuée par l’autofiction et mimée par la fiction, celle-ci se fonde sur la seule instance qui la constitue depuis toujours : celle, dans son émergence, de l’interpellation réactivée de l’enfance d’un monde adulte mystérieux. « Nous ne partons pas d’un ego devant reconstruire un monde-objet mais nous nous découvrons nous-mêmes comme assaillis dès le départ par une altérité énigmatique qui fait de l’élaboration d’un « je » un accomplissement durablement complique ». (48) Il revenait au laboratoire du langage qu’est la littérature, mimesis fictionnelle ou engagement auto-fictionnel, d’aller au plus profond du sujet. « Je » sais si peu sur moi et sur l’autre mais ces miroirs fous qu’il me tend témoignent seuls de mon existence, ils en sont le seul reflet. Interpellant, interpellé, « je » dois m’en emparer et les céder à mon tour pour que le monde prenne corps.

NOTES
1-Est-il Je ? Roman autobiographique et autofiction. Seuil, 2004

2- Respectivement, Contre l’imagination, Fayard 1998 et Défense de Narcisse, Grasset, 2005 ;

3-Thèse de Vincent Colonna sous la direction de Gérard Genette « L’Autofiction, essai sur la fictionnalisation de soi en littérature », Paris EHESS, 1989.

4- P.Lejeune, L’autobiographie en France, Paris, A.Colin 1971

5- Fils, Gallimard, 1977

6-Lettre du 17 octobre 1977, citée par P. Lejeune dans le chapitre « autobiographie, roman et nom propre » in Moi aussi, Seuil, coll. « poétique » 1980.Voir pour ces questions le colloque « Autofiction » au Centre international de Cerisy la Salle, organisé par Claude Burgelin et Isabelle Grell, 21-31 juillet 2008.

7- Michel Arrivé, Langage et psychanalyse, linguistique et inconscient, Editions Lambert-Lucas, Limoges, 2006 . Lacan « Quand on dit « un instant plus tard, la bombe éclatait, cela peut vouloir dire deux choses opposées- ou bien effectivement qu’elle a éclaté, ou bien que quelque chose est intervenu, qui fait qu’elle n’a pas éclaté »

8- Madeleine Ouellette-Michalska, autofiction et dévoilement de soi, Montréal, XYZ Editeur)

9- « Poétique » septembre 2007, n°151.

10- Benveniste. Problèmes de linguistique générale 2, « Tel » Gallimard, 1974. P.84.

11- Pierre Lévy, Les technologies de l’intelligence ; L’avenir de la pensée à l’heure informatique. « Sciences et sociétés ». Editions de la découverte, 1990.

12- Stock, 2004.

13- Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale 1, « tel » Gallimard, 1966. « De la subjectivité dans le langage »P. 258

14- ibid. P. 260.

15- Roman paru en 1956 où « je » est remplacé par « vous » facilitant l’identification du lecteur au personnage.

16- Notamment dans Enfance, Editions de minuit, 1983 où une voix critique accompagne d’un bout à l’autre la narratrice.

17- opus cité note 7.

18 –Marée noire, p.24 :

19 –Ibi. p.25

20- voir Philippe Hamon, Texte et Idéologie, PUF 1984

21- E ; Benveniste, opus cité note 13. Chapitre XVIII « Structures des relations de personne dans le verbe » P.232

22-Marée noire, p..149

23-ibid. P.20

24- E. Benveniste, opus cité. tome 2 Chapitre V « L’appareil formel de l’association » P.85

25- Actes sud, 2007. Alice Ferney est une romancière confirmée : Les Autres est son 6ème roman.

26- E. Benveniste, opus cité, tome 2, P.79

27- Dictionnaire étymologique du français, Le Robert, Jacqueline Picoche.28_ E. Benveniste, opus cité tome 2 chapitre V. P. 82-83

29- Revue « Les moments littéraires » n°13, 1er semestre 2005.

30- E. Benveniste, opus cité, tome 2, P. 83

31- Exemples tirés de L’inceste de Christine Angot, Stock, 1999. Echanges au style direct avec divers personnages dans le récit et avec le lecteur au niveau de la narration ex p.179 : « Je vous passe la visite de l’appartement. L’accueil. »

32- Qui dit je en nous ? Grasset, 2007,p.33

33-Ibid. P.42.

34- Stock 2004

35- Ibid.P.10

36- Ibid.P.25

37- Ibid. p.167

38- Une partie du coeur . Cité note 34. p.19

39- Ibid.p.51

40- Mille.et.une.nuits. 1999.

41- Une partie du cœur P.76.

42- Judith Butler, Le récit de soi. « Pratiques théoriques », P.U.F, 2007. P.19

43-Ibid.extrait de Relating narratives, trad anglaise, London Routledge, 1997, de Tu che mi guardi, tu che mi raconti, Milan, Giagiacomo Feltrinelli, 1997, cité p.34

44- ibid ,P.34.

45-article A.Richard « La famille autofictice de Sophie calle. » in Affaires de famille, Rodopi , 2007 Actes du colloque organisé par Marie-Claire Barnet et Edward Welch à l’Université de Durham, octobre 2003.

46- L’installation se double de la publication de Douleur exquise, Actes Sud, 2003

47- Article « Marie Darieussecq ou le syndrome du coucou » in « Revue littéraire », Leo Scheer, septembre 2007.

48- Opus cité. Récit de soi.

(publié par Isabelle Grell)