Entretien par Arnaud Jacob avec Grégoire Bouillier, auteur de Rapport sur moi (Allia, 2002), de L’invité mystère (Allia, 2004) et de Cap Canaveral (Allia, 2008).

Source : Fluctuat.net (http://www.fluctuat.net/)

http://livres.fluctuat.net/gregoire-bouillier/interviews/2435--exasperer-les-conventions-litteraires.html

A l'occasion des dix ans de la collection "Nouvelle Génération" des éditions J'ai Lu, Grégoire Bouillier publie la nouvelle inédite Cap Canaveral dans un recueil qui réunit des auteurs phares de la collection : 10 ans, 10 auteurs, 10 nouvelles. Près de quatre ans se sont écoulés depuis son dernier roman, L'Invité Mystère. L'écrivain nous raconte son évolution.

On attendait de vos nouvelles depuis quatre ans. Pourquoi une aussi longue absence ?

Grégoire Bouillier : J’étais simplement occupé ailleurs. Faire les choses à mon rythme est une liberté à laquelle je tiens et je me suis arrangé pour n’avoir aucune pression du côté de l’écriture. C’est mon luxe. L’idée de pondre chaque année à la même période un bouquin, comme si le principe créatif s’effaçait au profit d’une logique de production, m’ennuie d’avance. Cela me fait penser aux impôts, qui tombent toujours à la même période.

J’ai besoin de surprises, d’inattendu, afin de ne pas répéter ce que j’ai déjà fait. D’avancer. De trouver de nouvelles propositions narratives. Alors, forcément, cela prend un peu de temps. De toute manière, il se publie déjà assez de livres et je ne me sens pas tenu d’en ajouter un de plus à la pile si je n’ai pas l’impression que cela en vaut la peine. Et finalement, quatre années, qu’est-ce que c’est ? Surtout qu’entre temps, j’ai tout de même écrit de petites choses, pour la radio notamment.

Dans votre deuxième roman, L'invité mystère, l'écrivain Michel Leiris auteur de La Règle du jeu, est cité dès la première phrase. Quel regard portez-vous sur l'autobiographie... comme genre littéraire ?

C’est drôle, vous dites mon « deuxième roman » et, en même temps, vous me parlez d’autobiographie. Cette confusion est intéressante. Car il y a effectivement un problème avec les catégories littéraires. Pour dire vite, tout le monde semble s’accorder sur le fait qu’il y a d’un côté la fiction et, de l’autre, la réalité, chacun ayant ses partisans, etc. Et depuis quelques années, en tout cas en France, il y a aussi l’autofiction, qui fait un peu penser au Modem : un truc qui cherche à emprunter à la droite et à la gauche dans l’espoir de se faire une place au soleil, mais qui ne parvient qu’à se noyer dans la contradiction précisément en raison de son indécision.

Tout ça pour dire que lorsque j’ai entrepris de publier, le paysage littéraire ne me plaisait pas. Je ne me retrouvais pas du tout dans cette manière de partager artificiellement en deux l’espace littéraire, comme si cette dualité allait de soi. Au nom de quoi ? En tout cas, j’avais besoin de m’inventer un espace dans lequel je me sente à l’aise. C’est pour ça que j’ai intitulé mon premier livre Rapport sur moi.

Rapport, cela veut dire « action de raconter ce que l’on a vu, ce que l’on a entendu » et tout de suite je me suis dit que cela définissait un espace dans lequel la réalité elle-même pouvait être perçue comme une fiction, au lieu de s’opposer à elle. -Et cela change tout. Cela change le point de vue sur le monde de le voir comme une fiction, une sorte d’aventure que l’on peut regarder comme telle. Tous mes livres sont ainsi des « rapports », qu’il me plait assez de considérer comme un genre littéraire à part entière. Un genre dans lequel Michel Leiris fait pour moi figure de parrain. Il suffit de lire sa préface à L’Âge d’homme : tout ce qu’il dit procède d’une profonde exaspération des conventions littéraires. Et cette exaspération me semble tellement légitime ! C’est ainsi que j’ai placé mon deuxième livre sous le signe de Leiris, non seulement pour lui rendre hommage, mais parce que ses textes peuvent servir de boussole aujourd’hui encore.

Et comme pratique d'écriture, aujourd’hui ?

Hé bien justement, dans l’écho de Leiris, j’ai envie de dire que ce qui est passionnant avec la littérature, c’est lorsqu’elle relève le défi de ce qui est personnellement éprouvé et de la tentative d’en rendre compte avec des mots. J’ai vraiment le sentiment que toutes nos idées reçues s’effondrent devant le moindre événement vécu et que c’est à partir de cet effondrement que l’écriture cesse d’être le simple assemblage plus ou moins réussi de consonnes et de voyelles. Qui ne sait que la vie n’arrête pas de nous mettre au défi de mettre des mots sur ce qu’elle nous réserve ? Il y a une phrase de Wittgenstein que j’aime : quand on n’est pas certain des événements, on n’est plus certain du sens des mots. C’est une bonne manière de dire que l’expérience du langage est indissociable de l’expérience vécue.

C’est également une bonne manière de dire que les mots ne vont pas de soi. Car ils ont une manière bien à eux de prendre le pouvoir sur ce que l’on cherche à dire, au point que si l’on n’y prend garde, ils se révèlent davantage des gommes qu’autre chose. Que la littérature fasse de ses propres conditions de production un ressort narratif, au même titre qu’une intrigue amoureuse, par exemple, m’apparaît un enjeu de la pratique littéraire d’aujourd’hui. Un enjeu très excitant même, surtout actuellement, où tant de mots sont lancés en l’air sans se soucier de savoir où ils retombent. En fait, j’ai envie de dire qu’il appartient plus que jamais à la littérature de dire que rien ne va de soi, pas même la littérature.

Vous avez porté le plaisir de l'hypertexte à son point culminant. Votre Rapport sur moi convoquait l'Ulysse de Joyce, L'Odyssée d'Homère, et par dessous tout Le Mrs Dalloway de Virginia Woolf.

Je trouve finalement très mystérieux que des gens écrivent des livres et que d’autres les lisent. A quoi bon ? Surtout avec la télévision, le cinéma, Internet, le boulot, les soucis d’argent ou de cœur, la famille, etc. Mais c’est qu’un livre n’est pas un simple « bien culturel ». Dans Rapport sur moi, j’avais déjà montré l’importance que peut avoir dans la vie d’un individu la lecture de L’Odyssée d’Homère ; dans L’Invité mystère, il s’agissait du livre de Virginia Woolf s’invitant mystérieusement dans le psychisme du principal personnage féminin, au point qu’on apprenait à la fin que c’est à cause de Mrs Dalloway qu’elle avait quitté le narrateur. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a un usage de la littérature.

Les livres ne sont pas juste l’occasion de passer un bon moment. Ils n’ont pas seulement une valeur symbolique ou marchande. Certains ont la faculté de trouver le chemin de notre être et de littéralement le féconder. Parce que nous sommes des êtres de langage, les livres nous parlent et c’est aussi à travers nos lectures que nous parlons et agissons, même si nous avons tendance à oublier le livre posé sur la table de nuit. Il serait même amusant de voir pour soi-même ce que nous devons aux livres qui nous ont émus dans notre enfance, que ce soit Oui-Oui et la voiture jaune ou Le Club des cinq

En tout cas, les livres ne sont pas des choses inertes et c’est même pour cela qu’ils sont d’une certaine manière dangereux : ils ne rayonnent pas seulement dans le champ littéraire, mais ils ont des retombées dans nos vies. Et ces retombées me passionnent, comme quelque chose qui augmente notre existence. En définitive, le « bovarysme » n’est pas tant une invention de Flaubert qu’un phénomène qui existe depuis qu’il y a des livres.

Le pronom Je a totalement disparu de ce dernier texte, si l'on excepte la première phrase (qui était l'incipit du Rapport sur moi ndlr), au profit du tu du monologue intérieur. Est-ce un hommage anticipé à Robbe-Grillet ? Ou à d'autres auteurs du nouveau roman (Beckett, Duras, Sarraute) ?

Après mes deux premiers livres, j’avais envie de déplacer la question du Je. C’est-à-dire de continuer à parler à la première personne sans que ce soit Je. Que Je devienne un autre, pour paraphraser Rimbaud. Plus que Beckett et les auteurs du nouveau roman, c’est une idée qui m’est venue en lisant L’Homme qui dort, de Perec. C’est en le lisant que l’idée m’est venue d’écrire à la deuxième personne du singulier et de m’en servir comme d’un Je. Car le Tu que j’utilise dans Cap Canaveral n’est pas tout à fait le Tu du monologue intérieur. C’est un Tu qui n’arrête pas de circuler à l’intérieur et à l’extérieur du récit et qui, parfois, embrasse même la totalité du récit en train de s’écrire. C’est cela que j’ai découvert en utilisant la deuxième personne du singulier : le Tu permet une liberté plus que le Je, qui impose toujours une subjectivité, ne permet pas. Comme si le Tu n’exprimait pas un point fixe, mais une instance mouvante, floue, sans contours précis, qui peut aller et venir en toute liberté. Peut-être parce qu’il crée un lien puissant avec le lecteur, puisqu’il fait mine de s’adresser à lui. En tout cas, c’est un exercice d’écriture très stimulant. Qui offre plein de possibilités. Oblige à travailler la narration autrement. Il y a des choses que l’on peut dire avec Tu qui ne passent pas du tout si on dit Je, et vice versa. Mon prochain livre sera peut-être raconté à la troisième personne du singulier. Justement pour voir comment cela travaille la langue de dire Il. Et dans le quatrième livre, s’il y a un quatrième, je dirai peut-être Nous.

Propos recueillis par mail par Arnaud Jacob

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