Entretien d'Isabelle Grell avec Philippe Vilain suite à la sortie de L'Autofiction en théorie (Ed. de la Transparence, 2009)

Isabelle Grell: Ton dernier ouvrage théorique qui compare les derniers écrits autours de l'autofiction à ta propre expérience de l'écriture autofictionnelle a éveillé en moi le désir de m'entretenir avec toi sur la question, autant du point de vue "scolastique", donc théorique, que de celui du work in the making, donc de la genèse de l'ouvrage autofictionnel qui précède la mise sur le marché du livre publié (même si, souvent, l'un rejoint évidemment l'autre). Si cela ne te dérange pas, commençons, comme toi dans ton livre, par des questions plutôt théoriques.

Ce qui a beaucoup retenu mon attention était ta théorie de "fonction prospective de l'autofiction", dans laquelle ton écriture, et cela concerne tous tes livres autofictionnels, est inscrite. Tu sembles dire que tu serais plus "vrai" en imaginant tes craintes les plus profondes et en les réalisant à travers l'écriture. Cela n'est pas un scoop, pas besoin d'être un spécialiste de Freud, mais cela interpelle nonobstant la chercheuse sur l'autofiction et la sartrienne que je suis. En quoi gardes-tu ta liberté de vie personnelle si tu transposes tes angoisses métaphysiques (par exemple pour Faux-père, Grasset, 2008) dans ton livre?

Philippe Vilain: Effectivement, cette fonction prospective est une dimension importante de mon écriture, en ce qu’elle permet de réaliser par les mots ce qui ne s’est pas forcément réalisé dans les actes, ce qui n’a pas pu ou ce qui a failli se produire, comme la grossesse de Stefania dans Faux-père. L’écriture se donne ainsi comme un acte performatif, un élargissement littéraire possible proposant une issue à l’impasse dans laquelle, peut-être, se fourvoyait ma vie. Que l’écriture rende la vie possible, en quelque sorte plus réelle, est sans doute le propre de la littérature romanesque, en général, et de l’autofiction en particulier.

Pour autant, je ne pense pas que la notion de « liberté personnelle » se pose, ni qu’elle soit forcément pertinente pour expliquer cette dimension de l’écriture : d’une part, parce que la liberté personnelle d’un auteur ne se jauge pas, et heureusement, à la transposition de ses émotions ou de ses angoisses métaphysiques ; d’autre part, parce que, si même c’était le cas, il me semble que cette transposition interférerait peu dans cette liberté - les émotions de la vie et celles de l’écriture ne pouvant être placées sur un plan identique. A la limite même, cette liberté personnelle s’enrichirait et augmenterait grâce au travail de l’écriture, qui est, comme chacun sait, liquidation symbolique. On gagnerait peut-être alors plus en liberté.

Isabelle Grell: Ne serait-ce pas une manière de "prévenir" la personne avec laquelle tu vis et que tu mets en scène qu'il y a un problème dont tu ne souhaites pas parler ouvertement? Sartre communiquait par livres interposés à Beauvoir des mésententes profondes qu'il ne souhaitait pas affronter ouvertement avec elle. Fais-tu pareil ? Si oui, y verrais-tu un acte de mauvaise foi ou, au contraire, de libération de toi à travers l'acte de mise en texte d'un sentiment flou ?

Philippe Vilain: Peut-être est-ce le cas dans mon premier roman, L’Etreinte, où la séparation imaginée, anticipée, qui a bien eu lieu par la suite, devait exprimer mon désir de rompre, mais, pour tout avouer, cela était tout à fait inconscient. La psychanalyse a de beaux jours devant elle. On ne sait ce que l’écriture remue en nous, quels désirs y travaillent, quelles déceptions y oeuvrent en secret, quels rêves s’y nourrissent dans l’ombre. Tout écriture est évidemment cathartique.

Quant à savoir si, en écrivant, j’ai cherché à « prévenir » la personne qui a servi de modèle pour mon roman, si j’ai voulu « mettre en scène un problème » dont je n’aurais pas souhaité « parler ouvertement », pour tout dire, et sans faire injure à une interprétation psychologisante de l’acte d’écrire, cela ne m’importe pas. Que Sartre et Beauvoir aient communiqué leurs mésententes par livres interposés est sans doute inessentiel et anecdotique en regard de l’intérêt de leurs livres. Cette interprétation me parait surtout bien réductrice : c’est la littérature perçue par le trou de la serrure. Pourquoi chercher ces clés-là pour lire un roman ? On ne peut pas reprocher à l’autofiction d’être impudique et d’essayer de montrer qu’elle l’est quand elle ne l’est pas. Il n’y a pas de clés dans mes romans, sauf celles que les lecteurs inventent ou veulent absolument trouver. C’est sans doute leur droit.

Il me semble, de surcroît, que si telle avait été mon intention de « prévenir » ou de « parler ouvertement » de ce « problème », je me serais de toutes les façons heurté à un principe de réalité, pour la simple raison qu’entre le moment où l’on commence d’écrire et où l’on publie, il se passe généralement plusieurs années (suit, après la période laborieuse de création, celle de la fabrication du livre qui assez longue). On ne publie pas comme ça du jour au lendemain. Autant dire que si j’avais voulu prévenir que je ne souhaitais pas devenir père, je le serais devenu avant même que le livre paraisse. Il me semble surtout que j’aurais eu l’élégance de prévenir autrement. On n’écrit pas dans le but de communiquer, sinon on n’est pas un écrivain et on choisit d’écrire tout autre chose. Et puis, la littérature n’est pas la Poste, et son destinataire, quand il en existe un, est souvent anonyme

Isabelle Grell: Se joint à ces interrogations celle de la "fictionnalisation" des événements vrais. Pour toi, l'autofictionneur a le droit, s'il le souhaite – car chaque écrivain détient sa propre vérité – de recomposer cette soi-disant vérité de la vie. Tu reproches à Philippe Gasparini (Autofictions, Seuil, 2008) d'imposer trop de critères, 10 au nombre, rassemblant des propositions on ne peut plus concrètes pour qu'une autofiction puisse prétendre en être une. Tu préférerais que les critiques théoriques excluent plutôt des propositions sur le genre. Jouons donc à ce jeu: en 10 points, quels seraient les constituants formels et génériques que tu exclurais si tu devais définir l'autofiction ?

Philippe Vilain: Il convient de replacer cette querelle théorique dans son contexte.

On connaît l’histoire : Philippe Gasparini, dans son désormais excellent et indispensable ouvrage, intitulé L’autofiction. Une aventure du langage, reproche à Serge Doubrovsky le vague ou l’extrême précision –ce qui revient, finalement, au même !- de sa définition inaugurale (« Fiction, d’événements et de faits strictement réels »), qui requiert dix critères pour tenir lieu d’autofiction : « 1°- l’identité onomastique de l’auteur et du héros-narrateur ; 2°- le sous-titre : « roman » ; 3° - le primat du récit ; 4° - la recherche d’une forme originale ; 5° - une écriture visant la « verbalisation immédiate » ; 6° - la reconfiguration du temps linéaire (par sélection, intensification, stratification, fragmentation, brouillages…) ; 7° - un large emploi du présent de narration ; 8° - un engagement à ne relater que des « faits et événements strictement réels » ; 9° - la pulsion de « se révéler dans sa vérité » ; 10° - une stratégie d’emprise du lecteur. » Trop d’impositions rendent, effectivement, confuse et inopérante une définition qui semble exclusivement s’appliquer aux textes de son inventeur et à laquelle aucun autre texte ne peut entièrement souscrire.

Sur ce constat, à partir de ses recherches minutieuses, après avoir fait l’historique du genre et à la suite de l’excellent article « La perspective de l’autonarration » d’Arnaud Schmitt, Gasparini se propose de redéfinir lui-même l’autofiction en faisant table rase de son histoire et en envisageant de substituer le terme « autofiction » par celui d’ « autonarration ». Il s’agit là d’un véritable putsch théorique, d’une tentative de renversement de l’ère doubrovskienne que propose Gasparini, mais la guerre n’aura pas lieu. La définition de son autofiction ou, plutôt, de son « autonarration », est la suivante : « Texte autobiographique et littéraire présentant de nombreux traits d’oralité, d’innovation formelle, de complexité narrative, de fragmentation, d’altérité, de disparate et d’autocommentaire qui tendent à problématiser le rapport entre l’écriture et l’expérience. »

Je ne reviendrais pas en détail sur les critères que je discute dans mon essai, mais il va de soi que cette définition, à laquelle je porte un intérêt théorique, réclame trop critères -et des critères discutables- pour être convaincante. Il est entendu que définir, c’est bien, comme le stipule le Robert, « déterminer par une formule précise l’ensemble des caractères qui appartiennent à un concept », mais l’ensemble ici dénombré propose davantage une synthèse des possibilités de l’autofiction (encore qu’il manque les essentielles !) et concerne, en conséquence, moins des caractères que des possibles - possibles que l’on retrouve effectivement dans certains textes de nature autofictive, mais pas dans tous, loin de là ! Définir un concept par ses possibles me paraît revenir à le définir par défaut, moins pour ce qu’elle est que pour ce qu’elle peut ou pourrait être.

Chacun des possibles pourrait être discuté. Ainsi, par exemple, la précision de littéraire se justifie-t-elle quand la littérarité d’un texte, de sa valeur, est une notion pour le moins délicate à établir, et toujours sujette à contestation. On ne peut poser cette notion comme acquise. Pourquoi la « complexité narrrative » serait-elle l’apanage de l’autofiction ? A cause de son ambiguïté générique ? Surtout, en quoi montrerait-elle plus de complexité qu’un roman –qu’elle est aussi- ou qu’un roman autobiographique ? « Fragmentation » ? Ce n’est là, encore une fois, qu’un possible, car la plupart des textes autofictifs sont linéaires, et, même si « fragmentation » était entendu au sens de recréation, de recomposition de l’expérience d’un sujet clivé ou divisé, on pourrait dire de tout texte autobiographique qu’il est « fragmenté » ou « fragmentaire ». Enfin, l’ « altérité » n’est-elle pas aussi, ou plus, importante dans un roman autobiographique dans lequel l’auteur se donne sous un nom d’emprunt ?

Prenons l’exemple de mes textes pour savoir s’ils répondent ou non aux possibles dénombrés plus haut : Autobiographiques ? Dans une certaine mesure car il s’agit d’abord de romans, ce sont, disons, des sortes d’autobiographies fictionnelles. Littéraires ? Je le crois. Présentant de nombreux traits d’oralité ? Aucun. D’innovation formelle ? Aucun. De complexité narrative ? Sans doute. De fragmentation ? Aucun. D’altérité ? Dans une certaine mesure. De disparate ? Non. D’autocommentaire ? Oui. Qui tendent à problématiser le rapport entre l’écriture et l’expérience ? Oui. Mes textes remplissent donc en partie – à un tout petit peu plus d’un tiers- les exigences de cette définition. Cela est-il suffisant pour en faire ou ne pas en faire une autofiction ? Il me semble qu’un texte pour être une autofiction ne doit pas adhérer en partie mais entièrement à la somme des critères définis, sans quoi il ne serait qu’une autofiction partielle. L’exemple de mes propres textes sert de mesure à la pertinence de cette définition et montre combien un tel ensemble de possibles (il suffit de faire le test et de mettre à l’épreuve cet ensemble en prenant un panel d’autofictions) est inapplicable, combien une telle énumération fallacieuse invalide le concept et le rend réversible : ces possibles, qui peuvent être vrais pour une autofiction, peuvent l’être aussi pour des textes qui ne sont pas des autofictions.

Le défaut principal de cette définition réside dans le fait qu’elle conçoive l’autofiction de manière générale, non au sens strict. S’il peut être soutenu, aussi brillamment que le fait Philippe Gasparini, ce présupposé théorique montre toutes ses limites. Surtout, et c’est là l’essentiel, sa faiblesse tient à ce que l’on ne peut admettre l’occultation du composant majeur –« fiction », qui, précisément, lui donne tout son sens. Cette omission volontaire ou négligence, en permettant de qualifier de simples récits autobiographiques qui ne mettent en place aucun dispositif de fiction, rend un peu plus incompréhensible encore le fait que l’autofiction se prive de sa dimension majeure de fictivité. Comme je l’ai dit, on désignerait ainsi à peu près tout ce qui relève de l’autobiographique, aussi bien les récits factuels que les romans autobiographiques – et encore, cette définition ne semble pas accorder de place au « romanesque », sa tendance semble tirer davantage vers l’ « autobiographique ».

J’ai bien compris que Philippe Gasparini, pour lequel j’ai la plus grande estime, dont le travail depuis Est-il je ? jusqu’à ce dernier ouvrage -je le répète pour ne pas laisser croire que notre mésentente concernant l’autofiction dépasserait le cadre théorique- est tout à fait admirable, voulait donner là une définition canonique du genre, représentant l’ensemble de ses traits, mais cette définition, faussement ouverte, est finalement trop restrictive et elle évince nombre de textes autofictifs de facture classique qui ne sont pas novateurs (notion, là encore, qu’il serait bien arbitraire de qualifier) et ne pratiquent la fragmentation ni l’autocommentaire, et qui, par la force des choses, ne répondent pas à cette définition.

Enfin, l’autre défaut de cette définition est d’être réversible (un grand nombre de romans autobiographiques peuvent être rangés dans cette définition qui ne prend pas en compte les deux aspects essentiels de l’autofiction que sont l’instance énonciatrice (la première personne, l’homonymie) et la fiction – critères hautement essentiels, sans lesquels l’autofiction n’est pas, qui légitiment sa présence théorique dans le champ de la critique et qui distinguent précisément l’autofiction du roman autobiographique. L’auto sans fiction, c’est un peu comme l’auto sans mobile : un véhicule non fonctionnel) et de se donner aussi à nombre de textes qui ne sont pas purement autofictifs. Il manque l’essentiel à cette définition généraliste et évitante qui ne s’intéresse qu’aux possibles au lieu du conditionnel. Si l’intérêt de cette définition est de proposer une définition de ce que pourrait être l’autofiction, sa lacune est de ne pas définir ce qu’elle est. Surtout, envisageant que l’autofiction puisse se priver de son composant majeur, Philippe Gasparini propose une définition erronée dans son principe même : d’une part, il surinterprète le concept en le vulgarisant à l’autobiographique ; d’autre part, il brise la logique fictionnelle fondatrice du concept.

C’est pourquoi dans mon essai, j’ai tenu à proposer une définition pure, libérée de ses contraintes et rendue à sa plus simple expression théorique :

« Fiction homonymique ou anominale qu’un individu fait de sa vie ou d’une partie de celle-ci. »

Il n’y a pas de possibles dans cette définition, juste du conditionnel déterminant, à partir duquel justement le possible doit s’inventer. Le genre ne possédant pas un ensemble vaste de propriétés, l’exhaustivité de ses conditions en est limitée à deux. Par ailleurs, cette définition n’est pas réversible : ce qui est vrai pour l’autofiction n’est pas vrai pour d’autres genres, cette définition ne pouvant englober ni le roman autobiographique puisque l’autofiction est homonymique, ni le récit autobiographique puisque l’autofiction reste avant tout une fiction. Ainsi, cette définition parait mieux élucider le concept.

Isabelle Grell: Venons-en aux manuscrits. J'ai été admirative devant ton courage de remonter de la cave tes manuscrits – d'ailleurs de vrais manuscrits, donc écrits à la main et non tapés à l'ordinateur – et de les analyser pour le colloque "Genèse & autofiction" à l'ENS Ulm en 2005 . Tu y parles de tes différentes phases de réécriture de passages qui, lors du premier jet, ne semblaient pas avoir une importance cruciale pour le développement de l'histoire, mais qui, lors de la mise en style de l'écriture autobiographique et donc du changement à l'autofiction, se sont révélées impératives du point de vue de l'interprétation du moment de ta vie (d)écrit. En quoi la question de la "stylisation" du texte premier joue-t-elle dans la (ré)écriture autofictionnelle?

Philippe Vilain: La stylisation est, chez moi, la dernière étape de la rédaction d’un texte. C’est un travail de réécriture, de reprise, de ressassement. Chez moi, la réécriture est obsessionnelle. En général, je réécris tous mes textes entre cinq et dix fois de façon à les lisser complètement, à les débarrasser des moindres reliefs qui pourraient heurter leur lecture. Et je peux réécrire un paragraphe, une phrase, jusqu’à une trentaine de fois, jusqu’à trouver sa petite musique, sa sonorité propre, atteindre une manière de perfection, de simplicité poétique. Tout écrivain se doit d’être un réécrivain, et tout réécrivain est un peu musicien.

La stylisation joue un rôle évident dans le processus d’autofictionnement. Plus on réécrit et plus on s’invente, on se déforme et on se reforme, on fait et défait la phrase, en quelque sorte, on la remanie comme on se remanie. La fiction s’organise d’elle-même, naturellement, à travers ce remaniement. Le style déplace, corrige, replace, modifie l’ordre narratif, parfois la nature du texte. Ainsi la forme agit directement sur le fond.

Isabelle Grell: Autre point que je souhaiterais aborder : ton utilisation de la sténographie qui représente pour toi une manière de "préserver du regard d'autrui ce que ce je des brouillons et du labeur, ce je illisible, raturé et pour ainsi dire raté, qui s'accomplit toujours dans l'ombre du je de l'écrivain officialisé par la publication. (p. 29)" Tu dis que c'est un je d'une certaine forme d'échec social, un je honteux…

Philippe Vilain: La sténographie, que j’ai apprise lors de mon année de Brevet d’Enseignement Professionnel d’Agent Administratif (B.E.P.), fait partie de mes automatismes d’écriture. Je l’utilise dans mes brouillons, -et, autrefois, dans mon journal, lorsque j’en tenais un-, autant par réflexe que par souci de cacher ce que j’écris à l’éventuelle curiosité de proches. La sténographie organise tout un travail d’ensecrètement du référentiel. Mais elle intéresse sans doute dans sa façon la moins avouable, qui est d’être pour moi une résurgence de mon passé, des années noires de ma jeunesse où je me trouvais en situation d’échec scolaire. La première personne sténographiée dans mes brouillons est ainsi la première personne au sens propre, celle brouillonne qui tente de s’écrire depuis sa tourmente ancienne, celle du je honteux de son histoire familiale, celle du je renoncé, non encore affirmé, qui précède le je socialement triomphant de l’écrivain. C’est le je qui ne s’est encore ni élevé ni dépassé, avant qu’il se fasse transfuge social de lui-même.

Isabelle Grell: Donc, ne crois-tu pas qu'une des définitions de l'autofiction serait la suivante: le manuscrit d'une autofiction prend d'abord compte de la vie réelle de l'écrivain, puis se mue lors des différentes phases de remaniements, de réécritures, en une autofiction. Une œuvre telle La Divine Comédie, où Dante se met en scène lui-même, sous son patronyme, est déjà imaginée telle quelle par l'auteur, dans toute sa fictionnalité et sa fonctionnalité. Ergo: le pacte n'est pas le même, ni avec soi-même, la mise en danger de soi et de l'entourage, la "descente en enfer", en soi-même, ne détient pas le même degré de risque que dans une autofiction dans laquelle l'auteur part de sa vraie histoire et donc saute dans l'eau froide, quitte à, plus tard, récrire des passage pour que le style mérite de porter le thème générique d'autofiction et non seulement d'autobiographie. Tu donnes justement l'exemple de ta première nuit avec A. Ernaux, dans L'Etreinte, où ton ajout ne relate plus uniquement le fait d'avoir fait l'amour à une écrivain que tu admirais et dont tu étais amoureux, mais qu'il transforme ce simple récit en un récit d'initiation où un nouveau JE prend naissance. Comme tu dis: "Je détourne donc le sens de son vécu au profit d'un sens purement littéraire." (p. 26)

Philippe Vilain: C’est desservir l’autofiction, me semble-t-il, que de la surthéoriser et de vouloir lui apporter non pas une mais des définitions qui sèment la confusion autour d’elle. On ne peut en hasarder au fil de nos pensées, car ainsi on disperse au lieu de fédérer autour d’une unité. La définition, ici avancée, est elle aussi réversible et on peut l’adapter au roman autobiographique. Le remaniement et la réécriture sont le propre de tout travail littéraire. Il se trouve que c’est l’un des procédés que j’emploie pour fictionner ma vie, mais ce n’est pas le seul, et ce procédé-là aurait aussi bien convenu si j’avais écrit un roman autobiographique et m’étais donné à un personnage, à un nom d’emprunt

Isabelle Grell: Tu parles du pacte de l'autofictionniste avec son lecteur en ces termes: "Si mon pacte présente quelques inconvénients pour le lecteur (comme celui de ne pas lire une histoire entièrement vraie), le procédé de distanciation ne manque pas d'avantages, en ce qu'il permet notamment au texte de s'inscrire dans une dimension transpersonnelle supérieure, de se décliner au pluriel, plutôt qu'au singulier. Peu importe que le lecteur doute de la véricité des faits racontés et s'interroge sur la nature du pacte adopté, puisque le texte, en proposant la mention "roman" sur sa couverture, l'incite à le lire comme tel. En effet, si j'informe le lecteur que mon texte est un "roman", libre à celui-ci de le lire autrement, par exemple comme une autobiographie qu'il n'est pas. Que son attente soit déçue le regarde, il sera responsable de sa déception, de l'horizon d'attente qu'il s'est lui-même créé en ne tenant pas compte de mon indication préalable et en se laissant prendre au leurre de la première personne, aux effets de vérité qu'une telle instance d'énonciation provoque, aux promesses de réel encore qu'elle fournit malgré elle." (p. 46).

Philippe Vilain: Il est toujours difficile de commenter ce que l’on a écrit, de le dire en d’autres termes, et en de meilleurs termes, mais je trouve, en effet, qu’il y a souvent beaucoup d’injustice de la part du lecteur qui tend à restreindre l’autofiction à une écriture de l’intime (ou privé…) et, de fait, à occulter sa dimension fictionnelle -qui est sa part la plus créatrice- et son ambiguïté générique –qui fait son intérêt théorique. Ce qui fait qu’une autofiction est ce qu’elle est, à savoir théoriquement intéressante, c’est qu’elle est une fiction autobiographique dénommée « roman » sur la couverture, c’est son hybridité générique. Si elle n’était pas un roman, elle serait un simple texte autobiographique, moins complexe, et l’auteur ne prendrait pas soin de mentionner son texte comme un roman. Certes, et on le sait, quelques auteurs utilisent cette mention pour passer en fraude leur autobiographie aux douanes de l’empire romanesque, mais d’autres, et peut-être la majeure partie, ont le souci de recomposer leur vie, de donner à celle-ci un prolongement romanesque. L’autofiction est d’abord un roman.

Il ne faut pas douter constamment des intentions de l’auteur. Je ne triche pas lorsque je mets la mention « roman » sur la couverture, je ne suis même jamais plus sincère. C’est un pacte de confiance que je contracte avec le lecteur, une marque de respect que de lui signaler que ce qu’il va lire est une fiction. Je ne sais plus quel écrivain disait que lorsqu’il achetait une petite boite sur laquelle était figurait le nom « yoghourt », il s’attendait en l’ouvrant à ce qu’elle contienne ce qu’elle nomme, soit du yoghourt. Je crois que c’est pareil avec le roman : quand on ouvre un roman, il faut s’attendre à lire du roman. Après, si le lecteur a envie d’y voir autre chose, de trouver des clés quand il n’y en a pas, c’est effectivement son problème.

Je n’ai jamais mentionné « autofiction » sous le titre de mes livres, je n’ai jamais dit « Lisez mon texte comme une autofiction ! », mais j’ai mis « roman » et je suggère qu’il faut lire mon texte comme un « roman ». Si l’autofiction m’intéresse c’est avant tout d’un point de vue théorique, car son ambiguïté générique lui donne une grande richesse et permet d’ouvrir sur une réflexion très intéressante. Je crois que l’autofiction est un détail théorique dans l’histoire littéraire, et qui n’a d’intérêt que pour les théoriciens soucieux de réfléchir sur certaines questions importantes que posent ce concept -le retour du sujet, par exemple-. Mais avant d’écrire, je ne me dis pas : « Tiens, je vais écrire une autofiction ! », mais : « Je vais écrire. ». Ce que j’écris est avant tout romanesque, et il se trouve que cette façon romanesque est, en théorie, de l’autofiction.

L’autofiction n’est pour moi qu’un objet intellectuel, un angle conceptuel qui me permet d’appréhender la littérature. Je suis toujours frappé, amusé aussi, d’entendre les gens, qui ne me connaissent pas, dire que j’écris de l’autofiction et non des romans, dire que je parle de ma vie. Au fond, qu’en savent-ils ? Me connaissent-ils suffisamment pour l’affirmer ? Sur quoi se fonde leur affirmation ? Je serais bien curieux de le savoir.

Si cela se trouve, on découvrira un jour que j’ai inventé tout ce que j’ai écrit juste pour le théoriser et que je suis assez masochiste pour faire croire que ce que j’écris est de l’autofiction, assez habile peut-être pour donner l’apparence de réalité, de faits vrais, à ce qui n’a jamais eu lieu. Ce serait singulier. Au fond, peut-être ne suis-je qu’un romancier comme les autres !