Les aventures singulières d’Abdellah Taïa

Abdellah Taïa, Le Rouge du tarbouche, Casablanca, Tarik éditions, 2009 (Paris, Séguier, 2005).

Les éditions Tarik rééditent, pour le Maroc, le deuxième livre d’Abdellah Taïa, Le Rouge du tarbouche, recueil de nouvelles autofictionnelles initialement publié à Paris, chez Séguier, en 2005. Chacun des 19 textes qui compose le recueil peut être considéré comme un instantané, une photographie, un autobiographème à travers lesquels l’écrivain se dit, s’écrit, « se donne à lire », nous murmure l’histoire de sa vie faite de moments singuliers, simples, beaux, émouvants, durs parfois aussi. Abdellah Taïa est de ceux qui se racontent, qui relatent les « petits miracles quotidiens », qui « vous prennent avec eux dans leur monde grâce à leurs mots, grâce à leurs inventions, car ils ne se contentent jamais de décrire la réalité, ils vont jusqu’à l’inventer, la fabriquer pour vous faire honneur », comme il le note lui-même à propos d’un de ses personnages.

A l’origine de son histoire, il y a la ville de Salé, ainsi que le révèle la première nouvelle « Autour de Salé, de loin ». Plus précisément, c’est le quartier de Hay Salam qui hante les livres de l’écrivain. Comment pourrait-il en être autrement ? C’est là que le jeune Abdellah a grandi, que son identité s’est forgée. C’est là que se trouvent ses racines qui innervent l’ensemble de son œuvre. Il possède en lui ce trait particulier propre aux corsaires qui ont marqué l’âme de ceux qui l’habitent : « Le désir de s’aventurer s’empare du corps, des frissons partout sur la peau, et une voix qui nous intime l’ordre d’avancer, aller, aller plus loin, aller plus haut, plus haut, dépasser les horizons ».

Parler de soi, c’est aussi parler des autres, des proches, de la famille, de la tante Massaouda et des cigarettes qu’elle fume pour vaincre un mystérieux serpent qui vivrait en elle, de la mère, bien sûr, M’Barka, que l’on retrouve longuement dans Une Mélancolie Arabe (Le Seuil, 2008), du « Maître », monsieur Kilito qui lui ouvre le monde de l’écriture littéraire. Parler de soi, c’est de même évoquer le cinéma, rêve le plus cher de l’écrivain, les amours, les désirs, les frissons provoqués par le contact d’une moustache sur sa joue.

« Autour de Salé, de loin » nous dit le premier texte. De loin, c’est de Paris où l’auteur s’est « exilé » il y a une dizaine d’années. Et à Paris, le Maroc ressurgit à travers des rencontres, au travers de la langue arabe qu’il entend parfois : « Une voix musulmane disait des versets coraniques d’une façon douce, pieuse. Je fermai les yeux et me laissai bercer par ces sons de chez moi, du Maroc – car c’était une voix marocaine, elle me rappelait douloureusement celle de mon défunt père. Je continuais de fermer les yeux. Grâce à cette voix, je pénétrais un autre monde et je montais dans un autre ciel, lentement, intensément.» Le pays natal le rappelle aussi dans les moments douloureux, les moments de solitude, les coups durs : « Une seule réponse me venait à l’esprit, et avec insistance : le Maroc ! Fuir au Maroc ! Se ressourcer au Maroc ? »

Il y a du Hervé Guibert(1) dans cette écriture, dans sa sensibilité, dans sa manière d’appréhender le monde, dans le regard porté sur soi, sur les autres. Ces nouvelles disent tout autant les épiphanies que les failles, les fêlures, les déchirements intérieurs. L’écriture, et c’est là son rôle, vient les combler. Et devenue nécessaire, cœur d’une vie, respiration, elle fait d’Abdellah Taïa un écrivain… Un véritable écrivain.

1.Hervé Guibert est l’auteur d’un recueil de nouvelles intitulé Les Aventures singulières, titre que nous empruntons pour le présent article. Les Aventures singulières, Paris, Les éditions de Minuit, 1982.

Arnaud Genon