Camille Laurens. Romance nerveuse, Gallimard, 220 pages, 16,90 euros (en librairie le 14 janvier 2010)

Par Angie David (Marilou sous la neige, Éditions Léo Scheer, 2008, Frédéric Beigbeder, Éditions Léo Scheer, 2007, Dominique Aury, La Vie secrète de l'auteur d'Histoire d'O, Éditions Léo Scheer, 2006)

Rubrique « Notes de lecture/La rentrée de janvier ». sur le site des Editions Leo Scheer http://www.leoscheer.com/la-revue-litteraire/2009/12/14/21-rl-42-camille-laurens

Radiographie concrète d’une histoire d’amour avec un homme, déjà sublimée par le roman Dans ces bras-là, Romance nerveuse explore plus spécifiquement le deuxième versant de l’autofiction : la « vraie vie » en opposition à l’écriture pure. Camille Laurens y pose la question centrale de cette tendance littéraire, dont elle est devenue la figure souveraine, et fait prévaloir le devoir de sincérité sur la vérité, concept douteux par nature. Deux réponses irréfutables sont apportées, l’une explicite, l’autre sous-jacente et peut-être seulement induite de ma propre lecture. Première réponse : le livre est un espace de liberté absolue pour l’auteur. Camille Laurens expose l’affaire Darrieussecq telle qu’elle l’a réellement vécue. En changeant à peine les noms, choisis avec une ironie noire, elle relate soigneusement les différents épisodes du feuilleton tout en soulignant la conséquence la plus terrible de toute cette histoire : répudiée de la « maison de Georges », Camille Laurens ne parvient plus à écrire. Fragilisée dans sa confiance en elle, comme dans sa capacité à se mettre au travail, la seule chose qu’elle parvienne à faire est de tomber amoureuse d’un type selon moi atroce. Abîmée dans cette relation en partie masochiste, au final très féminine et ordinaire à notre époque (Luc, l’homme dont elle tombe amoureuse, est un paparazzi minable, odieux y compris dans ses contradictions, à fortes tendances paranoïdes et à l’histoire familiale glauque), Camille Laurens retrouve la force de commencer un nouveau roman. Au milieu de l’adversité, il n’est pas de meilleure arme pour se défendre.

Le roman clinique qu’elle parvient à composer autour de ce motif principal, Luc et son mode de vie délirant, est captivant. On reste suspendu aux phrases de Camille Laurens, et à la fois on éprouve de la répulsion devant ces listes de faits et gestes quotidiens, de recherches tous azimuts sur Internet, des déviances sexuelles auxquels le personnage obsessif s’adonne. C’est pourquoi j’y lis une réponse sous-jacente au récent roman de Christine Angot, Rendez-vous, où celle-ci recassait une histoire d’amour pathétique qui n’existait même pas avec un homme qui n’avait rien demandé.
Non seulement Camille Laurens nous parle d’une vraie relation (heureusement provisoire) qu’elle a eue avec cet amant, mais elle le fait sans faux-semblant et avec une lucidité acerbe, proche de l’autodérision. À aucun moment, elle ne se fait un film sur ce mec, elle sait pertinemment que c’est un « loser » et qu’elle n’a rien à faire avec lui.
Deux choses la retiennent cependant : d’abord, il lui plaît beaucoup et leur amour est très physique, ensuite, elle a besoin d’un sujet. Il n’est pas facile de déterminer si c’est elle qui décide de faire son portrait, ou si c’est lui qui le demande. De toute façon, lorsqu’il confie qu’il adorerait qu’elle écrive sa biographie, il est évident qu’il s’exprime ainsi parce qu’il ne se fait pas d’illusions sur son propre compte. Comment capter l’attention de Camille Laurens autrement qu’en jouant le « Personnage » de roman (ou de « romance », rétorque Ruel d’un air moqueur) à tiroirs psychologiques multiples et caractéristiques typiquement actuelles ?
La rigueur et l’humour alternent dans ce livre intransigeant et nerveux, déterminé. Le registre argotique et les termes crus mettent en relief le profil brutal de Luc et la rage muette de Laurence. Le présent de l’indicatif est de mise, en dehors des quelques lignes qui remémorent la rencontre avec Luc la veille, et de fragments de souvenirs d’enfance qui s’ajoutent discrètement à un paragraphe. Camille Laurens procède de même pour les informations personnelles, authentiques – son vrai prénom : Laurence, sa ville natale : Dijon ; parallèlement, elle se présente comme l’auteur du célèbre Carnet de bal (titre donné à Dans ces bras-là dans l’ensemble de son œuvre). Dénuement de la narration. Camille Laurens recherche à restituer au plus juste ce qu’elle ressent, avec les paradoxes et les doutes que cela implique, en se dédoublant tel Janus en deux femmes : Camille qui ne parvient pas à se défaire de cet homme qu’elle a dans la peau (elle est « sidérée » par les coups tordus qu’il lui inflige et les grossièretés dont il est capable, il oscille entre « l’offense et le pardon » comme les hommes violents), et Ruel (son vrai nom de famille) qui tente en permanence de lui remettre les idées en place. Les scènes où Ruel remonte les bretelles de Camille sont très drôles et justes, on ne peut s’empêcher d’être de son côté, et je pense qu’au fond, Camille aussi sait qu’elle a raison. Narratrice omnisciente, Camille Laurens procède par énumération, délivre l’emploi du temps de Luc, y compris quand elle n’est pas censée savoir ce qu’il fait, et entrecoupe le récit de dialogues avec Ruel, de paroles de chansons (beaucoup de rap, métaphore du flow), d’historiques sur des objets et de jeux linguistiques lacaniens.
La psychanalyse occupe une grande place, au cours des séances avec Simone (féminin de Sigmund), comme dans l’honnêteté et la générosité de parole dont fait preuve Camille Laurens. Ruel donne à Camille « la réputation d’être toujours d’humeur égale et d’esprit clair quand j’ai le cœur le plus niqué de tout Paname ». Contre l’amour, il y a toujours deux femmes qui se disputent en nous lorsqu’on est à la fois intelligente et forte, désirante et soumise. Mais l’une ne peut se passer de l’autre : si Ruel est un « fantôme » qui parvient à faire aboutir les « projets intellectuels », les romans se nourrissent de ce que vit Camille. Transposer une histoire d’amour sordide dans un roman à l’évocation puissante, est la meilleure chose à faire. Cela donne un sens a posteriori à ce qu’on a accepté contre toute logique. D’ailleurs, pendant longtemps, Camille ne parvient pas à commencer le livre, bien qu’elle assure Luc du contraire, car elle ne connaît pas la fin. Celle-ci lui est nécessaire pour endurer le long chemin jusqu’à la lumière. Avant les trente dernières pages, elle explique qu’elle l’a enfin trouvée, qu’elle peut donc écrire ce que nous sommes en train de lire. Mais le roman se termine sur un mouvement brusque de balancier, elle suggère à Luc de provoquer un Festen au cours d’un déjeuner de famille.

Est-ce vraiment la fin qu’elle a imaginée ? Au cours de ces pages, une tendresse pour le personnage est sur le point d’éclore. Camille pense au mot d'Audiard : "Heureux les fêlés, car ils laisseront passer la lumière." Mais il finit par se comporter comme le pire des monstres et Camille parvient à prendre une décision. Jusqu’où a-t-elle imaginé la fin ? Quand se termine le roman, alors qu’il est impossible de rompre définitivement le cours des choses ? La vie continue, un événement imprévu peut toujours survenir, infirmant la conclusion précédente. Il n’y a pas d’autres moyens que de le ressentir au fond de soi : d’un seul coup, Camille a l’intime conviction que c’est fini. Le roman est alors possible. « Tu te cherches ? Alors tu ne risques pas de me trouver. »

La mécanique se remet en état de marche, la « reconduction de schémas névrotiques » est à l’œuvre, Camille n’est plus « exsangue », un salaud a permis d’oublier un autre salaud. Romance nerveuse est la preuve que la dynamique de l’écriture est intacte, comme dans L’Amour roman (où Georges ne s’est pas montré très présent dans le procès qui a opposé Camille Laurens à son ex-mari) et Cet absent-là (que Georges a refusé de publier parce qu’il ne fait prétendument pas de livre avec photos).

« Pendant plus d’un an après la rupture avec mon éditeur, je n’ai pas écrit – pas une ligne, je ne pouvais pas. Je m’installais à ma table, je jetais des mots, je balançais des phrases qui faisaient un bruit de sac-poubelle, ça tombait dans le vide, ça basculait dans l’oreille d’un sourd, écrit vain. Plus d’adresse, je n’avais plus d’adresse, plus personne à qui raconter l’histoire, personne qui joue le jeu, je n’habitais plus la langue puisque je n’avais plus de maison, je ne faisais plus partie de la maison, (…) – j’étais libérée de toutes mes obligations, même celle d’écrire, surtout celle d’écrire. Le 14 février, j’ai reçu un colis de Georges, dont j’étais sans nouvelles depuis son mail vengeur de septembre ; il m’envoyait avec sa carte de visite vierge de tout mot le livre de V., Meurs. V. s’était suicidé en octobre, quelques jours après avoir remis à Georges le manuscrit de ce texte. (…) Quand j’ai ouvert le paquet, libellé de la main même de Georges, le titre m’a sauté aux yeux, impérieux, impératif : meurs. Depuis “l’affaire” je ne recevais plus aucun livre de “la maison”. Pourquoi celui-là – et le jour de la Saint-Valentin ? Charmante attention, a dit Ruel, à qui la perversité fait toujours reprendre du poil de la bête. Te voilà libérée aussi de l’obligation de vivre. C’est cadeau ! Je n’ai pas répondu. »

(publié par Isabelle Grell avec l'autorisation d'Angie David)

voir aussi http://www.leoscheer.com/marilou/