Genèse de l’autofiction, assumée ou non

Par Mathieu Simonet

Je n’aime pas beaucoup les mots de l’écriture. « Autofiction » en fait partie, même si je commence à l’apprivoiser.

Je n’aime pas beaucoup ce mot parce que je le comprends mal. Soit il ne veut pas dire grand chose (« écrire sur soi » ?) et il paraît alors un peu prétentieux, soit il comporte des subtilités (ce que je crois), et je me sens mal à l’aise, car je ne les comprends pas.

Pour moi, les mots sont faits pour rapprocher (me rapprocher des autres) ; or, le mot « autofiction » me laisse dans une distance. Distance par rapport à ceux qui en maîtrisent la subtilité (je me sens un peu bête de ne pas partager leur savoir) ; et distance - également - par rapport à ceux qui ne comprennent pas ce mot (je me sens prétentieux de l’employer devant eux). Quelles que soient les hypothèses, je ne me sens donc pas très à l’aise face à lui.

Depuis deux ans néanmoins, je commence un peu à l’apprivoiser. Grâce au site http://autofiction.org créé par Isabelle Grell et Arnaud Genon. Ce site crée des ponts entre écrivains, lecteurs, chercheurs. Ce site accepte les contradictions du mot. Accepte de déposer les armes. De dire Je ne sais pas, je ne comprends pas. Accepte qu’il y ait plusieurs sens autour d’un mot. Comme il peut exister plusieurs histoires à partir d’une même scène vécue.

J’ai commencé ce texte en écrivant que je n’aimais pas beaucoup les mots de l’écriture (ce qui peut paraître paradoxal), parce que la première phrase qui m’ait venue à l’esprit, pour parler de la genèse de l’autofiction, de « ma » genèse de l’autofiction, c’est : « Au commencement, il y a l’inspiration » ; et tout de suite, j’ai eu un sentiment de rejet : je n’aime pas le mot « inspiration » non plus, je le trouve trop sophistiqué (cela est subjectif bien sûr, mais c’est ainsi que je ressens ce mot). Néanmoins, je vais l’utiliser.

Au commencement donc, il y a l’inspiration. L’inspiration c’est un lieu, un espace-temps entre moi, l’écriture et les autres. Un lien intime qui me relie aux autres par l’écriture. Avec l’inspiration, je suis touché par une forme de grâce. Un peu comme ceux qui ont la foi. Je suis dépassé, je suis moi, je suis au bon endroit, au bon moment. Cet état ne veut pas dire que ce que j’écris à cet endroit soit bon ; ça veut simplement dire que c’est pour être dans cet état que j’écris ; que c’est parce que je suis dans cet état que j’écris ; que c’est un état qui structure ma vie, mes choix ; un état qui donne ma raison de vivre (en partie) ; un état qui calme ma peur de mourir (en partie).

Dès lors, je n’ai de cesse de chercher ce lieu intime, qui me relie aux autres par l’écriture. Et ce lieu, il passe par moi. Ca ne veut pas dire que je ne m’intéresse qu’à moi comme sujet d’écriture. C’est un peu comme quand on fait l’amour, on ne pense pas forcément à soi ; en revanche, on est nécessairement impliqué. Ainsi, il y a pour moi quelque chose de naturel, non pas forcément de parler de soi, mais que l’écriture passe par des choses vues, entendues, touchées, senties. Je dois, d’une manière ou d’un autre, être acteur de mon écriture. Que ce soit en tant que comédien, caméraman, preneur de son, figurant, je dois être quelque part ; pour de vrai. Je ne peux pas que jouer. Je dois vivre mon écriture pour être inspiré.

C’est pourquoi, je pars du « vrai », du « réel », de ce que je vis ou de ce qu’on me raconte ; de ce dont je me souviens. J’écris sur « moi ». Et je n’ai pas tout de suite su que cela pourrait être perçu par certains avec condescendance. C’est à vingt ans environ que je m’en suis rendu compte. « Pourquoi écris-tu sur toi ? » me demandait-on. « Parce que tu n’as pas d’inspiration (pas d’imagination) ? Parce que tu es narcissique ? Parce que tu es débutant (tous les écrivains commencent par écrire sur soi) ? » Ces trois critiques revenaient comme une comptine, en boucle. Et elles ont fini par générer une honte (légère) chez moi, et une volonté de me détacher de l’autofiction, une volonté d’inventer. Techniquement cela ne m’a pas paru si compliqué (même si le plaisir était moins grand).

Peu à peu, je maquillais l’autofiction. J’ajoutais une couche, qui n’avait pas d’intérêt, si ce n’est celui de maquiller ma honte. Je cachais ce qui me motivait. D’une certaine manière, je me perdais en route. Car ce déplacement dans mon écriture, c’était une forme de frustration : ne pas prendre le plaisir là où il était ; c’était m’interdire de mettre les doigts dans la confiture, parce que ça ne se fait pas.

Assez vite, ce déplacement m’a paru ridicule, car artificiel : je n’étais plus à ma place ; j’avais le sentiment d’avoir maquillé mon écriture, comme on maquillerait un camion, juste pour faire croire (à qui ? à ceux qui n’aimaient pas mon écriture…) que je n’étais ni en panne d’inspiration, ni narcissique, ni débutant.

Assez rapidement heureusement, j’ai repris ma liberté. J’ai dépassé ma honte, je suis revenu sur ce qui m’inspirait, « l’autofiction » ; et alors j’ai été confronté à un autre problème : les malentendus. Car mon écriture, même si elle part du vrai, n’a rien d’un témoignage crédible, sérieux. Je tords le réel sans culpabilité. Car l’autofiction, c’est partir de soi/des autres, déposer cette matière sur la table, puis puiser dedans comme on le souhaite (pas pour faire croire qu’on a de l’imagination, mais parce qu’on n’a aucun compte à rendre). On peut découper les morceaux, faire des implants, intervertir des membres ; mettre de la couleur ou du noir et blanc. Ne pas se soucier de ce que le lecteur comprendra (car on n’écrit pas pour être compris : on n’est pas journaliste).

Or, parce que je partais du réel, mon écriture avait l’air vrai ; ma parole était perçue comme une vraie parole, un vrai témoignage, dont on pouvait déduire ce que je vivais, ce que je pensais. Cela était faux bien sûr. Je connaissais suffisamment les entailles que j’avais faites dans le réel, pour savoir que ce qu’il en restait était « faux », nécessairement faux ; mais on ne me croyait pas. Je plaidais que l’écriture était un autre pays. Qu’on ne pouvait pas confondre Mathieu l’avocat et Mathieu l’écrivain. J’essayais de convaincre chacun que, pour le plaisir d’une sonorité, j’étais capable d’ajouter un mot ou d’en enlever un, et ce, même si cela devait changer le sens de ce que j’avais vécu ou entendu. Le résultat de mon écriture était donc une déformation dangereuse du réel ; surtout si on prenait pour argent comptant ce que j’écrivais. Mais on ne me croyait pas. Alors j’ai abandonné cette croisade. J’écris avec l’idée qu’on ne me croira pas.

Depuis quelques années, mon écriture évolue vers ce que j’appelle une « autobiographie collective » ; j’essaye de mêler mon intimité à celle des autres ; de faire entendre plusieurs voix, pas des voix inventées, des voix réelles, dans lesquelles je coupe également. Techniquement, j’en viens finalement à parler de plus en plus des autres, et de moins en moins de moi (cela est particulièrement vrai dans mon nouveau livre, La Maternité, basé sur des dizaines de témoignages autour de la mort ; même si je parle également de moi - ou plus exactement des quinze derniers jours de ma mère -). Or, si aujourd’hui, je parle de plus en plus des autres, je ne m’en sens pas moins plongé dans « l’autofiction » (tel que ce mot raisonne pour moi). Dans cet espace-temps. Où je me sens « juste ».

Mathieu Simonet Les Carnets blancs, Seuil, 2010