Entretien avec Djilali Bencheikh. A propos de Tes yeux bleus occupent mon esprit, Tunis, éditions Elyzad, 2007 (rééd, 2010).

Par Arnaud Genon et Isabelle Grell

Djilali Bencheikh est né en Algérie dans la vallée du Cheliff à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Après des études d’économie à Alger puis à Paris, il se tourne vers la vie associative, le journalisme et la littérature. Il est actuellement chef d’édition à la section française de Radio Orient (Paris) où il anime une chronique quotidienne de littérature intitulée « Au fil des pages ».Il est l’auteur de Mon frère-ennemi (roman, éd. Séguier, Paris, 1999), Voyage au bord de l’enfance (nouvelles, éd. Paris-Méditerranée, 2000). Chez Elyzad sont parus Tes yeux bleus occupent mon esprit (2007 ; poche 2010) et Beyrouth Canicule (2010).

Djilali Bencheikh a reçu le prix Maghreb de l'Association des Ecrivains de langue française (Adelf) 2007 pour son roman Tes yeux bleus occupent mon esprit.

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Site des éditions Elyzad : ICI

AG / IG : Dans Tes yeux bleus occupent mon esprit, vous relatez l’enfance et l’adolescence de Salim Benouali, jeune algérien du douar qui grandit alors que couve la guerre d’indépendance. Peut-on dire que cet enfant, c’est aussi Djilali Bencheikh ?

Djilali Bencheikh : En partie oui. Le décor historique et sociologique est tout à fait fidèle à ce que j’ai connu. Mais il ne s’agit pas d’un autoportrait. Des scènes sont complètement imaginaires et des personnages comme Mahrouza totalement fictifs. Cela étant, ce Salim là parle pour l’enfant que j’étais, il parle en fait pour tous les gamins déshérités de la paysannerie algérienne des années 50. Mais puisque c’est un roman j’ai tenté de donner à Salim le pacifique, une singularité psychologique dans laquelle pourtant beaucoup se reconnaissent.

AG / IG : Si cet enfant, c’est vous, pourquoi ne lui avoir pas laissé son vrai nom, le votre ? Votre nom apparaît bien dans le texte, mais il désigne « un vague cousin » à vous, champion de cyclisme.

Djilali Bencheikh : Je répète il ne s’agit pas d’un autoportrait même si j’ai alimenté l’intrigue avec des images de mon propre passé. Le Djilali Bencheikh que j’évoque n’est pas mon double. Il a réellement existé. Il s’agit d’un cousin qui habitait Cherchell près d’Alger et qui a été vraiment un grand cycliste des années 50, du moins au niveau algérien. Mais j’ai joué sur l’ambigüité avec un grand plaisir.

AG / IG : Et concernant les autres personnages ?

Djilali Bencheikh : En général j’ai recouru à l’anonymat pour protéger éventuellement certains protagonistes. C’est le cas des instituteurs Monsieur et Madame Vermeille qui s’appelaient en fait Gounelle. Mon souci était de respecter leur vie privée. Eh bien raté ! Leur fils Paul a lu le roman et il a regretté que je n’aie pas laissé leur vrai nom !!! Dommage si je l’avais rencontré plus tôt j’aurais volontiers conservé le nom originel. Je l’ai fait pour des personnages secondaires tel le boulanger ou le berger. J'ai transformé très légèrement et par simple instinct les noms des autres personnages : exemple madame Vignoble la barmaid s'appelait en fait madame Vigneron. Cela ne s'invente pas !!!

AG / IG : Vous m’aviez dit lors d’une correspondance antérieure que tous vos ouvrages sont bâtis de la même glaise : « je prends la matière de ce que j'ai vécu et surtout de ce qui m'a impressionné, je pétris l'ensemble et rédige des galettes originales auxquelles j'ajoute sel poivre piment de l'imaginaire. Bref j'invente sur du réel et parfois en me relisant je ne sais plus si j'ai réellement vécu telle ou telle situation. » Je n’ai jamais entendu cette comparaison de l’écriture avec la préparation du fondement de toute nourriture terrestre, voire biblique : le pain (le manna). L’écriture est donc une offrande, la lecture devient nourrissante. Il y a dans votre approche de l’écriture quelque chose de fort généreux qui est au contrepoint de ce qu’on reproche à l’autofiction française : le nombrilisme. Aurait-ce à voir avec les différentes cultures, la vie de famille plus unie, le respect de l’autre plus appuyé… ?

Djilali Bencheikh : Honnêtement je n’avais pas anticipé l’analyse que vous déduisez de ma réponse. Vous me surprenez agréablement par cette question à dimension mystique. Le contexte culturel influence et même détermine les vibrations de l’écriture. Le reflexe communautaire, peut avoir aussi ses propres nuisances. Il incite à la retenue, à la pruderie, autant d’entraves pour un romancier. A en croire mes lectrices je serais l’un des rares maghrébins à me mettre à nu, sans exhibitionnisme. C’est peut-être le fait de la générosité que vous évoquez. Mon souci permanent est de donner au lecteur le meilleur produit possible, la meilleure galette, ni brulée ni trop crue. Avant d’être écrivain je suis un lecteur passionné. Et sans passion on peut noircir des pages mais pas écrire.

AG / IG : Dans votre roman, vous citez la devise de l’Alger-Républicain : « la vérité, rien que la vérité mais pas toute la vérité ». Cette devise peut-elle s’appliquer à votre démarche littéraire ou avez-vous l’impression d’avoir tout dit de votre enfance ?

Djilali Bencheikh : Vous êtes très observateur. En fait la devise d’Alger-Républicain pointe du doigt la censure coloniale qui empêchait ce quotidien de dire toute la vérité sur la répression. A priori je ne m’autorise aucune auto-censure sinon celle du bon goût et de l’accessibilité au plus grand nombre de lecteurs. Je suis né dans une société en majorité analphabète dans les deux langues. Cela m’a sans doute marqué. Etre clair et bien compris de tous c’est mon crédo. Je ne sais plus qui disait : que de gens sont abstraits pour paraître profonds. Je vous assure que je n’ai aucune envie de paraître, simplement être, c’est déjà beaucoup.

AG / IG : Dans une correspondance antérieure, vous déclarez : « A travers mon itinéraire, mon bonheur est de raconter les autres et surtout de restituer des monceaux de la Grande Histoire ». Vous semblez ici minimiser la place du « je » alors que sont tour à tour évoqués l’initiation érotique, sexuelle, l’initiation politique, la mort d’un frère… Comment expliquez-vous ce tiraillement entre l’omniprésence d’un discours sur soi et le peu d’importance que vous lui attribuez ?

Djilali Bencheikh : Le discours sur soi est une forme d’autodérision chez moi. Le « je » est haïssable dans les cultures communautaires. Mais moi je le brandis comme un totem de sincérité et de franchise. Rien de plus. Si on est efficace et agréable, le roman personnel peut tracer des stigmates pour imager la grande Histoire et l’installer dans la mémoire collective. En fait mes romans pourraient se lire comme de savoureux précis historiques. C’est du moins mon grand souhait.

AG / IG : Dans Tes yeux bleus occupent mon esprit, l’histoire du jeune Salim, son apprentissage, est lié à la Grande Histoire, celle de la marche vers la décolonisation de l’Algérie. Son regard est celui d’un enfant qui semble ne pas mesurer les enjeux de ce qui se passe autour de lui. Pourquoi avoir fait le choix d’un tel regard sur cette tragique période historique ?

Djilali Bencheikh : L’enfant Salim ne pouvait pas saisir immédiatement les enjeux politiques de l’époque, pour deux raisons. D’abord il est trop jeune. Et puis surtout sa condition rurale ne lui permet pas d’accéder à des éléments d’information dont disposent ses pairs urbains. Exemple d’inculture involontaire : je n’ai appris l’existence des massacres de mai 1945 contre la population de l’Est algérien qu’à l’avènement de l’indépendance en 1962, soit dix-sept ans après les faits. Pour les mêmes raisons, je n’ai appris l’existence de l’écrivain Kateb Yacine qu’après la fin de la guerre d’Algérie. Pourtant son célèbre roman Nedjma avait paru au Seuil dès 1956 me semble-t-il.

AG / IG : La figure du « traître » revient souvent dans votre livre. Ecrire une autofiction, donc parler de votre famille, était-ce trahir le silence qui règne et enveloppe la famille ? Vous l’a-t-on reproché ? Est-ce une sorte de contre-culture que d’écrire, décrire son monde et soi, dans ce monde ?

Djilali Bencheikh : On ne me l’a pas reproché car l’écrit est un acte encore très respecté dans nos contrées. Toutefois un de mes frères oubliant qu’il s’agissait d’un roman m’a dit tout de go : je ne savais pas qu’on se détestait à ce point. Ce qui était faux bien sûr. En fait le dévoilement n’est pas très bien vu. D’abord par pudeur et puis parce que nous sommes façonnés par l’aversion de tout ce qui ressemble à l’exhibition. En résumé, ma famille est gênée d’être montrée mais elle ne dit rien car il y a aussi la fierté d’être sujet de livre et ça, ça surpasse tous les quolibets. Ecrire dans cet esprit représente bien un acte de contre-culture. Contre l’ignorance entretenue par le dominant. Contre les traditions prédatrices et les archaïsmes qui faisaient des ravages dans cet univers paysan. Un monde traversé par les superstitions et trop sensible à la rumeur et au qu’en dira-t-on. Ecrire c’est aussi poser un acte de témoignage pour dire aux jeunes générations : avant c’était comme ça; à vous d’en tirer la meilleure expérience. Le traitre dans cet esprit est celui qui renie sa culture pas celui qui s’y oppose franchement.

AG / IG : J’ai pensé, parfois, à la lecture de votre très beau texte, à La Boîte à merveilles d’Ahmed Sefrioui… Avez-vous eu des influences pour l’écriture de votre roman ?

Djilali Bencheikh:Oui mais pas directement. J’ai été marqué dans mon enfance par le Sans famille d’Hector Malot. J’ai beaucoup pleuré sur le sort du petit Rémi si mes souvenirs sont bons. Dans un registre plus gai ou guilleret j’ai adoré les écrits de Mark Twain et je me suis identifié totalement à son héros malicieux, Tom Sawyer alors que tout nous sépare : la différence de pays de langue, de culture de pratique religieuse. Mais j’ai adoré le contexte de proximité villageoise et le fleuve Missouri pas loin qui ouvre des mirages…Comme quoi l’enfance est un terrain vague mais universel. L’imagination peut y pâturer à tout moment.

AG / IG : Vers la fin de votre très beau livre, vous décrivez votre amour, votre désir pour une bergère, Mahrouza, à qui vous apprenez le goût du livre. Elle s’étonnait que « les livres puissent produire des sentiments dans la vie » (p. 139), elle les appelle les « boites à rêver » et, finalement, en réinventant les histoires pour la tenir, elle, plus longuement contre votre corps, vous l’incorporez et vous avez, en racontant « la délicieuse impression de devenir moi-même un écrivain ». (p. 247) En écrivant cette autofiction (pas pleinement assumée puisque vous ne donnez pas votre nom), vous avez réussi à faire d’elle la princesse qu’elle rêvait d’être. Ecrire une autofiction, est-ce, pour vous, aussi – et on en revient ici au fait qu’écrire est pour vous préparer des galettes, le pain pour vivre – incorporer l’autre et soi pour non seulement « produire des sentiments dans la vraie vie » mais aussi pour honorer l’autre ? Ce serait encore une question de culture, car il me semble que l’autofiction nord-africaine ne veut pas se détacher de sa terre, elle est plus politique, plus généreuse, et plus dure même dans sa poésie.

Djilali Bencheikh : Je crois que vous répondez vous même à cette série d’interrogations bien mieux que je ne saurai le faire. Votre lecture réécrit ce chapitre de façon originale. En vérité toute l’histoire de Mahrouza est une invention. Y compris le prénom qui doit signifier la protégée (des dieux). J’ai bien croisé une bergère qui avait le même âge autour de quatorze ans. Nous avons gardé nos bêtes ensemble pendant une seule après-midi. Je lai trouvée très belle sous ses haillons et ce n’était pas du romantisme. Elle semblait très mure aussi. Elle m’a ainsi appris que le général de Gaulle était du coté des Arabes, je l’ai cru, moi le lycéen censé en savoir plus qu’elle. A partir de son souvenir surgi vraiment de la terre rouge du douar j’ai construit cette légende avec la personnalité terrifiante dudit père. Il existait effectivement un frapadingue qui mordait son âne pour le faire rouler plus vite. J’ai donc touillé tout ça pour bâtir ce rêve éveillé. Un lecteur m’a d’ailleurs reproché d’en avoir fait un rêve. Comme s’il était déçu que cette histoire ne soit qu’une fable. Je crois que les Orientaux au sens large ont quelque difficulté à faire la part de choses entre la fiction et la réalité. C’est fascinant de passer de l’une à l’autre en un clin d’œil. C’est peut être ça la poésie qui sommeille en chacun de nous.