Autour de Serge Doubrovsky, Sous la direction de Régine Battiston et Philippe Weigel Paris : Orizons, coll. « Domaine littéraire », 2010.

Les heureux participants du Colloque « Masculin, féminin, pluriel ? Autour de Serge Doubrovsky », organisé par Régine Battiston et Philippe Weigel à l’université de Mulhouse en mars 2008, l’ont très vite senti : ces rencontres allaient enfin ouvrir de nouvelles perspectives et parvenir à extirper l’œuvre du carcan où elle était enfermée depuis plus de trente ans, la question générique, celle de l’autofiction. Les actes du colloque tout récemment publiés chez Orizons (« Domaine littéraire ») sont tout à l’image de ces trois journées où l’ouverture n’avait d’égale que la diversité des approches.

Autour de Serge Doubrovsky s’ouvre sur un préambule inédit de l’écrivain, aussi beau qu’il est concis, dans lequel l’auteur réaffirme le fait qu’il est « loin de croire savoir tout sur ses écrits » et rappelle tout le plaisir qu’il a éprouvé à découvrir « le nombre et la qualité des interventions », « la variété des approches et des points de vue(i) » de ce premier colloque français entièrement consacré à son œuvre. Suit un ensemble d’études couvrant en effet un large spectre de préoccupations et de thèmes, qui permettra à tous les lecteurs de trouver leur compte. A l’image du colloque de 2008, la question de l’autofiction, sans être écartée, est reléguée à sa juste place : parmi la multitude des autres aspects du travail de l’auteur qui méritent que l’on s’y attarde.

Les trois premiers articles traitent, de manière revisitée, de la créature générique qui tout à la fois rendit l’écrivain célèbre et cantonna son œuvre dans une seule approche. Si Annie Jouan-Westlund semble donner une analyse plus classique dans son article « L’autofiction : une entrée en littérature par effraction ? », elle effectue néanmoins une mise au point tout aussi efficace que nécessaire. Elle avance par ailleurs l’idée, plutôt novatrice, selon laquelle dans les autofictions doubrovskiennes, contrairement à ce qui est communément admis, c’est peut-être bien l’auteur qui nous fait passer son personnage éponyme sous le manteau, et non ce dernier qui sert à disséminer tout au long des récits les idées et l’art poétique du véritable écrivain. Revirement prometteur, qui donne à réfléchir au lecteur surpris et enchanté. Juste avant, dans une démarche à ce jour inédite, Marie Miguet-Ollagnier traquait dans le tout premier recueil de nouvelles de l’auteur, Le Jour S (1963), les germes de l’œuvre (autofictionnelle) à venir, alors qu’Elisabeth Molkou abordait la question, beaucoup plus épineuse qu’il n’y paraît, de la rédaction d’une biographie de l’auteur, qui donne dans ses œuvres tout le matériau de base d’une telle entreprise… mais seulement en apparence !

Suivent deux textes étonnants, celui de Sylvie Jouanny, qui porte sur l’imaginaire de la liquidité dans les romans de l’auteur, plus particulièrement sur la manière dont il se développe et s’étend, telle une nappe liquide, mouvante, peu à peu submergeante, dans Le livre brisé. Sylvie Loignon, elle, se penche dans « Autofraction » sur le thème de l’éclatement du moi dans les récits doubrovskiens par le truchement de la polyphonie et du croisement savamment orchestré des différentes voix du texte.

On trouve également dans le recueil une série de textes consacrés à l’Autre sous toutes ses formes. L’autre auteur, d’abord, par le biais d’un entretien entre Johan Faerber et Philippe Vilain, connu pour ses propres autofictions mais aussi pour son ouvrage sur le sujet, Défense de Narcisse (i), à la fin duquel on trouvait un entretien avec Serge Doubrovsky qui a fait date chez les spécialistes. Philippe Gasparini, auteur de travaux incontournables sur l’autofiction et les écritures du moi, propose une autre lecture du début, devenu un peu trop mythique (voire mythifié), de l’aventure autofictionnelle, revenant aux premiers textes critiques de l’auteur sur le sujet et au contexte, souvent oublié, de la parution de Fils. Armine Kotin Mortimer, dont on se rappellera qu’elle a publié un article mémorable sur le Livre brisé (« Mort de l’autobiographie dans Le Livre brisé(iii) »), s’attache ici à la description et à l’analyse de l’allofiction dans Laissé pour conte – autrement dit, à l’autofiction des autres et à ses conséquences littéraires comme éthiques. Toujours autour de la question de l’autre, on trouvera une réflexion d’Annie Pibarot sur l’hétérogène ; un rapprochement des œuvres de Doubrovsky et de l’un de ses maîtres et modèles, Proust, par Michel Erman ; une comparaison sous l’angle de la recherche du moi, entre deux récits de Doubrovsky et de Max Frisch , Fils et Montaux, par Régine Battiston et un article de Damien Zanone sur LA grande figure de l’autre chez Doubrovsky, incarnée par les compagnes successives du narrateur, qui sont tout à la fois muses, femmes, personnages romanesques (ce mot devant être pris dans ses deux sens : appartenant au roman et atteintes de bovarysme) et lectrices de l’œuvre de l’écrivain-narrateur.

Plus loin, une suite de textes permet de revenir à deux versants un peu négligés de l’œuvre : le théâtre et la critique. Dans son article, Mariette Cuénin-Lieber propose à Serge Doubrovsky une lecture de Corneille sous un angle qu’il affectionne, le mensonge ou la mauvaise foi, masculine comme féminine. Dans une analyse-témoignage inédite dans ce type de recueil ou de colloque, Claude Coquelle, metteur en scène et acteur, donne un texte passionnant sur les enjeux et choix qui ont permis à lui-même et à sa troupe de présenter au public une adaptation théâtrale du Livre brisé (souvenir bouleversant pour ceux qui ont assisté au colloque, où les acteurs, tous présents, ont accepté d’interpréter pour l’assistance un extrait de la pièce, tout aussi troublante que le roman qui en fut l’inspiration).

Le recueil comprend enfin des articles importants sur les avant-textes de Fils déposés à l’IMEC (manuscrit connu sous le titre « Le Monstre » et dont on peut lire une partie à l’adresse www.everyoneweb.com/doubrovskymanuscrit.com). Arnaud Genon montre comment le fractionnement du sujet, explicité, développé, appuyé et travaillé de manière très limpide par ce que l’on pourrait appeler un identification-projection diffractées du sujet (ici à divers personnages de Racine à la fois) se retrouvent sous forme condensée, réduite (au sens presque culinaire du terme) dans le texte final. Ces différentes strates deviennent ainsi perceptibles par le lecteur mais à un autre niveau, plus diffus, plus souterrain, nettement palpable sans que l’on puisse mettre le doigt sur ses raisons ou ses ramifications – chose que l’étude des avants-textes rend absolument limpide, éclaircissant une sorte de mystère de lecture. Pour poursuivre sur la question théâtrale et y adjoindre la question génétique, Philippe Weigel se penche sur l’origine du mot « auto-fiction » tout en traquant les références théâtrales déterminantes dans la construction des figures romanesques de la mère et du père chez Serge Doubrovsky. Quant à Isabelle Grell, non seulement elle présente l’histoire des avants-textes de Fils, se penchant sur tous les aspects qui ont guidé son travail et celui de son équipe, mais c’est également à elle que l’on doit les photos des pages du « Monstre » reproduites dans le recueil – sans compter l’existence même d’un groupe de recherche dont la mission première, ô combien ardue, est la transcription et l’ordonnancement des feuillets légués par l’auteur.

Enfin, abordant un versant incontournable de l’œuvre, Frédérique Tudoire-Surlapierre aborde la sexualisation du discours doubrovskien non seulement dans les textes autofictionnels mais, nouveauté, dans ses textes critiques, retournant en quelque sorte comme un miroir les propres propos de l’auteur pour éclairer différemment son œuvre romanesque. Enfin, Peter Schnyder offre au lecteur un rappel bienvenu de l’étonnante actualité de la position de Serge Doubrovsky en 1966 dans la querelle entre Barthes et Picard, montrant combien Pourquoi la nouvelle critique(iv) gagnerait à être relu non seulement pour sa valeur historique mais peut-être plus encore, en tant qu’outil présentant une approche, une méthode de travail, de lecture et de réflexion salutaires pour les littéraires d’aujourd’hui.

Voilà donc, au gré les penchants propres d’une lectrice qui fut aussi auditrice à ce colloque mémorable, en quelques mots, les diverses teneurs, tendances, mouvances et fulgurances que l’on trouvera en parcourant, dans l’ordre que l’on voudra, ce recueil fort attendu.

Mélikah Abdelmoumen

Notes

i Autour de Serge Doubrovsky, « En toute reconnaissance », p. 7.

ii Philippe Vilain, Défense de Narcisse, Paris, Grasset, 2005.

iii Armine Kotin Mortimer, « Mort de l’autobiographie dans le Libre brisé », Les Temps modernes, no 611-612, « Serge Doubrovsky : contes et comptes de la mémoire » (dossier), décembre 2000, janvier-février 2001, p. 128-166.

iv Serge Doubrovsky, Pourquoi la nouvelle critique, critique et objectivité, Paris, Mercure de France, 1966.