DANY LAFERRIÈRE - L’amphitryon de la littérature

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Par Ghila Sroka

« Quand tout tombe, il reste la culture. Et la culture, c'est la seule chose qu’Haïti a produite. Ça va rester. Ce n'est pas une catastrophe qui va empêcher Haïti d'avancer sur le chemin de la culture. Et ce qui sauve ce pays, c'est le peuple. C'est lui qui crée la vie dans la rue. Il ne faut pas se laisser submerger par l'événement. »

Dany Laferrière

J’ai rencontré Dany Laferrière pour la première fois en 1985, au Salon du livre de Montréal. Le titre du roman qu’il était venu y présenter, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, m’avait immédiatement séduite quand j’en avais entendu parler. Devant moi se tenait un jeune homme à la fois modeste et timide. Je lui parlai de l’émission littéraire que je venais de créer et que j’animais, Le Plaisir de lire, et lançai une invitation qu’il accepta. Grâce à son humour, l’émission fut propulsée au sommet. Ce fut également le début d’une solide amitié.

L’année suivante, je publiai une interview avec Dany dans Tribune Juive (vol. 3, no 5, mars-avril 1986). J’écrivais alors : « À trente-deux ans à peine, il est l’auteur le plus célèbre du Québec et bientôt du monde, et nous séduit par une promesse : apprendre à faire l’amour sans se fatiguer… avec un nègre, bien sûr ! Ce plaidoyer pour l’amour est aussi un éloge de la séduction, c’est-à-dire de l’humour. » Déjà à l’époque, il était clair pour moi que Dany serait un grand écrivain.


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Quelques repères biographiques

Dany Laferrière voit le jour le 13 avril 1953 à Port-au-Prince. Vers l’âge de quatre ans, sa mère, Marie Nelson, l’envoie à Petit-Goâve chez Da, sa grand-mère, de crainte qu’il ne subisse des représailles de la part du régime de Papa Doc (François Duvalier) en raison des idées politiques de son père, Windsor Klébert Laferrière, jadis maire de Port-au-Prince puis sous-secrétaire d’État, alors en exil. Plus tard, il retourne vivre avec sa mère à Port-au-Prince, où il fait ses études secondaires. Il devient ensuite chroniqueur culturel à l’hebdomadaire Le Petit Samedi Soir et fait partie de l’équipe de Radio Haïti.

Dany quitte son pays natal pour Montréal en 1976, à la suite de l’assassinat par les macoutes de son collègue et ami Gasner Raymond, jeune journaliste âgé de vingt-trois ans comme lui. Craignant d'être « sur la liste », il quitte de manière précipitée Port-au-Prince, n'informant de son départ que sa mère.

À Montréal, il s’installe rue Saint-Denis et occupe plusieurs emplois, entre autres dans des usines, tout en commençant à écrire. C’est ainsi qu’en 1985 paraît son premier roman : Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer, qui lui assure une visibilité immédiate tout en suscitant la controverse. Traduit en plusieurs langues, le livre sera également porté à l’écran par Jacques W. Benoît en 1989.

Entre-temps, Dany a rencontré Maggie, qui deviendra son épouse. Le couple aura trois filles, Melissa, Sarah et Alexandra. Tout en continuant son activité d’écriture à saveur autobiographique, Dany travaille pour diverses stations de télévision en tant que chroniqueur… ainsi qu’annonceur météo. En effet, en 1986, il est embauché par le réseau TQS pour une émission des plus originales au cours de laquelle il livre au public une chronique météo humoristique sur fond de littérature. C’est ainsi que tout le Québec, qui a l’impression chaque matin de devenir plus intelligent, découvre, entre autres, Borges…

En 1990, il prend la route de Miami avec sa famille pour continuer son travail d'écriture. Il reviendra à Montréal en 2002. Au cours de l'été 2007, il nous offre une chronique matinale à la radio de Radio-Canada, puis devient éditorialiste à Bazzo.tv. Le mercredi 4 novembre 2009, son plus récent roman, L'énigme du retour, édité en France chez Grasset, reçoit le prix Médicis.

Dans sa Chronique de la dérive douce, on peut lire à la page 40 : « Les gens ne semblent pas se rendre compte qu'il y a un nouveau prince dans cette ville, même si je ne suis qu'un clochard pour l'instant. » On peut dire sans hésiter que Dany est finalement un prince aujourd'hui.


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Comment Dany devint Laferrière

Écrivain, scénariste et cinéaste, voyageur cosmopolite et dandy, chroniqueur du monde américain, Dany Laferrière affirme : « Je ne suis venu à la littérature que parce qu'on m'a fait croire que c'était un territoire sans agent d'immigration ni douanier, ni aucune sorte de police. L'espace policier permet de t'identifier (Tu viens d'où, toi ?) Mais né dans la Caraïbe, je deviens automatiquement un écrivain caribéen. La librairie, la bibliothèque et l'université se sont dépêchées de m'épingler ainsi. Être un écrivain et un Caribéen ne fait pas de moi un écrivain caribéen. Pourquoi veut-on toujours mélanger les choses ? En fait, je ne me sens pas plus caribéen qu'un Proust qui a passé sa vie couché. »

Se faisant ainsi l’écho de Pascal Bruckner, qui se demande si nous sommes « vraiment condamnés à rester emmurés dans notre lieu de naissance », Dany récuse donc les étiquettes d’auteur créole, d’écrivain de l’exil ou encore d’écrivain migrant qui, pour lui, sont trop réductrices : « Je ne suis immigrant que devant un agent d’immigration. Autrement, je suis un écrivain. J'aime lire, écrire et observer. Tout le reste n'est qu'anecdotique. »

Car il faut en finir avec le soi-disant respect des cultures encouragé en marge de nos cités, version gentille et paternaliste du néocolonialisme, qui ne fait que poursuivre une relation d'exclusion et de domination avec en prime la mauvaise conscience. Il faut en finir avec l'usage immodéré de l'expression « communautés culturelles ». Ces communautés, que recouvrent-elles au juste ? Les membres des institutions ethniques ? La grande majorité des Québécois d'origines diverses, autrement dit les immigrants, ne s'y retrouvent pas. Ils ne délèguent à personne le soin de les représenter et n'apprécient guère qu'on les ghettoïse.


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« J’ai cru au début que les livres venaient de moi, maintenant je commence à croire que je viens de mes livres. »

Les romans de Dany Laferrière se confondent avec l'autobiographie. L’auteur prend plaisir à embrouiller les pistes. « Le livre n'est pas fait uniquement pour être lu par les autres. Forcément, il est fait aussi pour être lu plus tard, bien plus tard, très tard, par l’auteur. » Il a ainsi réécrit certains de ses livres, jugeant qu’ils avaient besoin d’être revisités. Dany Laferrière n’écrit que s’il a envie d’apprendre quelque chose sur lui-même…


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Aucun homme n'est une île

Pour Jorge Luis Borges, l’essentiel du dialogue est de lire des livres, écrire des livres, parler de livres : « Que d’autres se flattent des livres qu’ils ont écrits, moi, je suis fier de ceux que j’ai lus. » Fils spirituel du grand écrivain argentin, Dany Laferrière souligne lui aussi que « si on veut connaître un écrivain, on devrait visiter sa bibliothèque ».

Généreux, il nous fait d’ailleurs découvrir d’autres livres à travers les siens. Dany est un passeur littéraire. Celui qui, dans ma bibliothèque, figure entre Borges et Mordecai Richler m’a aussi initiée, il y a une vingtaine d’années, aux auteurs japonais. Plus tard, fidèle à son exemple, j’aurai moi-même l’occasion de laisser à Cuba, où j’avais passé des vacances, tous les romans japonais apportés pour lire sur la plage. Entretenir cette boucle continue d’un lecteur à l’autre, c’est enrichir sa bibliothèque, c’est enrichir sa vie.

Si 2010 est l’année du couronnement de Dany, c’est aussi celle où tout a bougé autour de lui, ce jour fatidique du 12 janvier. Croire que le sort s'acharne contre Haïti est une chimère. Il n'y a pas de malédiction haïtienne.

Voir aussi : http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/paroles/laferriere.html

Principales œuvres

Romans et récits :

Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer. Montréal : VLB, 1985 ; Paris : P. Belfond, 1989 ; J'ai lu, 1990. Éroshima. Montréal : VLB, 1987 ; Typo, 1998.

L'odeur du café. (récit) Montréal : VLB, 1991 ; Typo, 1999 ; Paris : Le Serpent à plumes, 2001.

Le goût des jeunes filles. Montréal : VLB, 1992 ; Nouvelle édition, Montréal : VLB, 2004 ; Paris : Grasset, 2005.

Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit ? Montréal : VLB, 1993 ; Typo, 2000 ; Nouvelle édition, Paris : Le Serpent à plumes, 2002 ; Montréal : VLB, 2002.

Chronique de la dérive douce. Montréal : VLB, 1994.

Pays sans chapeau. Outremont : Lanctôt, 1996 ; Paris : Le Serpent à plumes, 1999 ; Monaco : Le Serpent à plumes, 2004.

La chair du maître. Outremont : Lanctôt, 1997 ; Paris : Le Serpent à plumes, 2000.

Le charme des après-midi sans fin. (récit) Outremont : Lanctôt, 1997 ; Paris : Le Serpent à plumes, 1998.

Le cri des oiseaux fous. Outremont : Lanctôt, 2000 ; Paris : Le Serpent à plumes, 2000.

Je suis fatigué. Vincennes : Les Librairies Initiales, 2000 ; Outremont : Lanctôt, 2001.

Vers le sud. Paris : Grasset, 2006 ; Montréal : Boréal, 2006.

Je suis un écrivain japonais. Paris : Grasset, 2008 ; Montréal : Boréal, 2008.

L'énigme du retour. Paris : Grasset, 2009 ; Montréal : Boréal, 2009.

Tout bouge autour de moi. Paris : Grasset 2011

Journal d'un écrivain en pyjama, Paris, Grasset, septembre 2013.

Films :

Haïti (Québec). Tahani Rached, réalisation. Dany Laferrière, narration. Office national du film du Canada. 1985.

Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer (How to Make Love to a Negro without Getting Tired). Jacques W. Benoît, réalisation. Dany Laferrière, scénario. 1989. Le goût des jeunes filles (On the Verge of a Fever). John L'Écuyer, réalisation. Dany Laferrière, scénario. 2004. Westmount : Christal Films, 2004 (DVD). 88 min.

Comment conquérir l'Amérique en une nuit. Dany Laferrière, réalisation et scénario. 2004. Outremont : Lanctôt, 2004 (scénario) ; Montréal : Équinoxe Films, 2005 (DVD). 96 min.

Vers le sud (Heading South). Laurent Cantet, réalisation sur un scénario inspiré par trois nouvelles de Dany Laferrière. 2005. 105 min.

La dérive douce d'un enfant de Petit-Goâve. Documentaire sur Dany Laferrière réalisé par Pedro Ruiz. Faits Divers Média. 2009. 90 min.

Enregistrements sonores :

Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer. Montréal : CNIB, 1986 ; INCA, 1986.

Éroshima. Montréal : CNIB, 1988.

L'odeur du café. Montréal : INCA, 1991.

Le goût des jeunes filles. Montréal : INCA, 1993.

Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit ? Montréal : INCA, 1994.

Littérature pour la jeunesse :

Je suis fou de Vava. Texte de Dany Laferrière, illustrations de Frédéric Normandin. Longueuil : Éditions de la Bagnole, 2006.

La fête des morts. Texte de Dany Laferrière, illustrations de Frédéric Normandin. Longueuil : Éditions de la Bagnole, 2009.

Prix et distinctions

1991 Prix Carbet de la Caraïbe, pour L'odeur du café.

1993 Prix Edgar-L'Espérance, pour Le goût des jeunes filles.

2000 Prix Carbet des lycéens, pour Le cri des oiseaux fous.

2001 Prix Gouverneur de la Rosée du Livre et de la Littérature, représentant de la diaspora. Ministère de la Culture, Haïti.

2002 Prix du Livre RFO, pour Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit ?

2004 Prix Zénith (long-métrage fiction, première œuvre), au Festival des Films du Monde de Montréal, pour Comment conquérir l'Amérique en une nuit.

2006 Prix du Gouverneur général (littérature jeunesse), pour Je suis fou de Vava.

2009 Prix Médicis, pour L'énigme du retour.

2009 Grand Prix du livre de Montréal, pour L'énigme du retour.

2010 Grand Prix littéraire international du Festival Metropolis bleu (Montréal).