Camille Laurens et Annie Ernaux: "Toute écriture de vérité déclenche les passions". Propos recueillis par Raphaëlle Rérolle

Entretien initialement publié dans Le monde des livres, le 3 février 2011

Bien que le terme ait été délimité par son inventeur, l'autofiction reste une notion évolutive, aux contours flous. Quelle définition en donnez-vous, aujourd'hui ?

Annie Ernaux : C'est un monstre informe, une sorte d'archi-genre, qui recouvre toutes les formes d'écriture du moi et met sous la même bannière des écritures extrêmement différentes. Chaque fois que le personnage est le même que l'auteur, on parle d'autofiction. Plus qu'une "fiction d'événements et de faits strictement réels", définition donnée par Serge Doubrovsky, je pense que l'autofiction est la suite du roman autobiographique, mais transposé à notre époque, donc différent, notamment parce que la réception a changé. Avant, le roman autobiographique cherchait surtout à dissimuler l'auteur, aujourd'hui l'autofiction sert à le dévoiler et c'est ça qui intéresse.

Camille Laurens : Au mot autofiction, je préfère "écriture du soi" (et non pas du "moi", qui fait pencher du côté du narcissisme). Le "soi" transcende le "moi" et doit pouvoir rejoindre quelque chose chez le lecteur. Néanmoins, ce qui m'intéresse dans ce mot, c'est la réunion de l'autobiographie et de la fiction. Cela souligne que l'autobiographie est toujours une fiction. Dès qu'on utilise des mots pour raconter sa vie, on fait entrer de l'imaginaire, la mémoire infidèle, des procédés narratifs tels que la condensation, l'ellipse...

L'autofiction est-elle une "catégorie" qui enferme ?

A. E. : Ce qui me frappe, en effet, c'est qu'on parle beaucoup plus souvent d'autofiction à propos de textes, quels qu'ils soient, écrits par des femmes et qu'on ne le fait jamais, ou rarement, quand il s'agit de textes d'écrivains masculins auxquels le même label s'appliquerait sans difficulté. Je n'ai jamais entendu le mot "autofiction" à propos de Philip Roth, Philippe Sollers, Jean Rouaud, Emmanuel Carrère, Frédéric-Yves Jeannet, etc. Et pourquoi veut-on toujours me classer comme auteur d'autofiction, ce que je ne suis pas, mais pas Le Clézio, qui ne l'est pas non plus, quand il écrit L'Africain ? Tout se passe très subtilement comme si l'autofiction était principalement un genre féminin, avec un côté sentimentalo-trash, narcissique, façon détournée, inconsciente, d'assigner aux femmes leur domaine, leurs limites en littérature.

C. L. : Ce n'est pas sans misogynie que certains dénient à l'autofiction sa dimension littéraire : l'attention à l'intime et au sensible serait une sorte de catégorie du narcissisme féminin, liée au pathos et à l'impudeur. Comme si la pudeur était un critère, en littérature ! C'est par l'exigence stylistique et formelle que l'écriture de soi vise à l'universel.

La recherche de la vérité a une grande importance dans l'autofiction. Où vous situez-vous par rapport à cette question ?

C. L. : Dans mes livres, les faits sont vrais, les choses sont arrivées. Il existe un pacte de vérité auquel je tiens énormément. C'est l'idée du "livre intérieur", tel que le conçoit Proust : ce qu'il faut chercher, c'est à restituer ce que la réalité a imprimé en vous. Mais le résultat est une fiction. Il y a une différence, que faisait très bien Proust, entre justesse et vérité. Dans un roman, les choses peuvent être justes, mais nous ne savons pas si elles sont vraies. Ce qui m'importe, en vérité, c'est de me connaître pour mieux comprendre les autres et vice-versa.

A. E. : Je ne confonds pas justesse et vérité. Seulement, l'autofiction comporte deux "contrats" qui, selon moi, s'opposent : celui de dire la vérité et celui d'inventer. En gros : je suis le personnage d'une histoire mais cette histoire est arrangée. En tant que lectrice, je me sens ballottée entre le vrai et le faux. Ce qui me fascine, moi, c'est la réalité, ce qui a eu lieu. Quand j'écris, j'ai besoin d'être, d'un bout à l'autre, dans une démarche de vérité, ou plutôt de recherche de vérité, jusqu'à l'obsession - retourner sur les lieux, n'inventer aucun détail. C'est aussi ce souci-là qui m'a fait publier après Une femme et Passion simple (Gallimard, 1989 et 1991) mes journaux intimes correspondant à ces textes. Evidemment, la vérité, c'est ce qu'on cherche et qu'on ne trouve jamais. Mais les moyens pour chercher cette vérité font partie de la vérité, une phrase de Marx. Comment l'atteindre ? Ça a été la question cruciale en écrivant La Place (Gallimard, 1984). Si le mot avait été davantage répandu, on m'aurait situé dans l'autofiction. Pour parler de mon père, de sa trajectoire sociale, ça ne marchait pas, la seule écriture juste m'a paru être le refus de toute fiction et ce que j'ai appelé ensuite "l'autosociobiographie" parce que je me fonde presque toujours sur un rapport de soi à la réalité sociohistorique. Donc je ne vais jamais aux colloques ou aux rencontres sur l'autofiction, je ne me sens pas concernée. Mais il est vrai que l'autofiction a fait évoluer les pratiques d'écriture. Elle a aussi changé les attentes des lecteurs, qui se posent, plus qu'avant, la question de la vérité. Quand Colette publiait ses livres, on ne lui posait pas la question de la vérité. Maintenant, oui. Même si la moitié de ce qui s'écrit sous l'appellation "autofiction" ne relate pas des expériences authentiques.

L'autofiction est un genre limité par la gravité de certaines expériences. Par exemple, Camille Laurens, quand vous écrivez "Philippe", à la suite de la mort de votre fils.

C. L. : Avant Philippe (POL, 1995, aujourd'hui réédité chez Stock), je n'écrivais pas d'autofiction, plutôt des romans qui jouaient avec les formes. Philippe est un récit véridique. Il m'a amenée à l'écriture de soi, mais en parler comme d'un texte d'autofiction a pour moi quelque chose de blessant. Ensuite, j'ai écrit Dans ces bras-là (P.O.L., 2000), où tout est réellement "arrivé", mais où la forme est une fiction.

A. E. : On ne peut imaginer que Philippe ait été écrit comme une autofiction. La force de ce texte, et, il faut bien oser le mot, sa beauté, c'est sa vérité, son écriture de vérité. A la fin du livre, le Dr L. tente de se justifier à propos de l'accouchement et de la mort de Philippe, il s'énerve, il dit "Et puis d'abord, qu'est-ce que vous en savez ?". Vous répondez, Camille Laurens, "Je le sais, parce que j'étais là". Tout est dit. Dans sa recherche de vérité, l'autofiction met en scène des personnes réelles, avec ce que cela peut avoir de violent. Quelle est votre attitude face à cela ?

C. L. : C'est une question que se pose forcément celui qui écrit : qu'est-ce que cela fait aux autres ? Pas pour se censurer, mais avec le sentiment que les mots peuvent détruire. Je n'oublie pas ça. Il m'arrive de taire des faits réels quand ils peuvent nuire, ou de les transposer s'ils sont nécessaires au mouvement du roman.

A. E. : Cette question, les lecteurs la posent sans cesse : que pensent les autres, autour de vous ? Qu'est-ce que ça leur fait ? Je place toujours en premier la vérité du livre que je suis en train d'écrire : c'est lui, sa forme, qui commande. Les choses que je ne dirai pas, ce sont celles qui ne sont pas imposées par cette forme.

Y a-t-il des choses que vous ne pouvez pas dire ?

A. E. : Il est difficile de connaître les contours de sa censure intérieure. Elle dépend beaucoup de l'époque, de ce qui est acceptable ou pensable de dire au moment où l'on écrit. J'ai l'impression que je la déjoue par une manière d'écrire impersonnelle, une façon de mettre à distance l'inavouable. J'ai pu parler pour la première fois de mes fils dans Les Années (Gallimard, 2008) parce que je disais "elle" et pas "je".

C. L. : Oui, il y a des choses que je ne peux pas dire, qui touchent au secret d'autrui, à sa honte. Dans ces moments-là, je fais comme je peux. Je pense parfois qu'il existe des choses que je ne dois pas écrire, même si j'ai le droit de le faire. Je ne sais pas tout, et je ne veux pas usurper la parole des autres. Je ne suis pas d'accord avec les écrivains qui disent, comme l'a fait Yannick Haenel récemment dans "Le Monde des livres" (numéro du 14 janvier), que le romancier n'est pas tenu par des questions morales. C'est évident au sens de la morale bourgeoise. Mais l'écrivain doit avoir une éthique, et celle-ci est chevillée à la vérité.

A. E. : Je pense aussi que l'écrivain doit assumer ce qu'il choisit d'écrire, en raison du pouvoir immense que donne l'écriture. C'est d'ailleurs pour cette raison que je n'ai pas signé la pétition de soutien à Régis Jauffret. (NB : quand son livre inspiré par le meurtre du banquier Edouard Stern a été attaqué en justice par la famille de la victime.)

C. L. : Je n'ai pas signé cette pétition, moi non plus. Régis Jauffret vilipende depuis des années ceux qui écrivent sur des personnes réelles, parlant même de délation. Il n'est pas très cohérent.

L'écriture de soi est aussi une mise en danger de soi ?

C. L. : Je ne me pose pas la question quand j'écris. De toute façon, il faut relativiser : ce n'est pas d'une véritable corne de taureau qu'il s'agit, mais d'une ombre, que je sens tout le temps, mais qui ne m'arrête pas. J'y pense surtout une fois que le livre est publié. Là, je me rends compte qu'il m'expose. Et je suis parfois surprise par la violence qu'il provoque, ou par la manière dont il est perçu comme violent. Toute écriture de vérité, qu'elle appartienne ou non à l'autofiction, déclenche les passions.

A. E. : Oui, parce que les lecteurs s'identifient à ce que l'on écrit. C'est une littérature qui les atteint dans tous les sens du mot, les oblige à s'examiner eux, leur vie, à dire "moi aussi" ou "moi jamais". Mais, là encore, je constate que c'est aux femmes écrivains qu'on réclame le plus de comptes !

Propos recueillis par Raphaëlle Rérolle