Serge Doubrovsky, Un Homme de passage, Grasset 2011

Un homme de passage, de Serge Doubrovsky : un passant métaphysique se retourne sur sa vi

Par Michel Contat

Initialement publié dans Le Monde des livres du 3 février 2011

Un homme de passage, en hébreu, se dirait Îvri, qui signifie à la fois "hébreu" et "passant entre deux rives". Pour Serge Doubrovsky, ce passant métaphysique c'est lui, le juif athée qui consent à la mort. "La vie derrière soi, c'est là que j'en suis. J'aborde la dernière phase. Combien d'années, nul ne le sait. Je sais pourtant qu'elles sont comptées. C'est ce qui compte. J'arrive, plus ou moins vite, au bout du rouleau. Mon père, 55, c'était la guerre. Ma mère, 69, un accident de la rue. Moi, j'en suis à 78. J'ai du mal à envisager ma mort qui approche. Pas envie, peu pressé de retourner au néant. Ce n'est pas que j'en aie peur. La mort n'est rien, retour au rien. Malheur, j'aime être."

Doubrovsky existentialiste sartrien, un homme divisé, paradoxal. Sans rapport avec le judaïsme - son père était communiste, sa mère juive alsacienne, non pratiquante - mais en rapport constant avec sa judéité. Il témoigne comme survivant, juif français qui, à 15 ans, n'a pas été gazé à Auschwitz, grâce à un policier français venu en novembre 1943 avertir son père qu'il avait l'ordre de les arrêter tous, dans quelques heures.

Cette histoire - la famille d'accueil qui a caché le père, la mère, la soeur et lui pendant dix mois, jusqu'à la Libération -, il l'a déjà évoquée plusieurs fois, sous des angles narratifs différents. Ses livres précédents, tous tissés de ses souvenirs autant que de ses aventures à l'université et dans le monde des femmes, nous ont donné la mémoire de sa vie.

Nous le retrouvons dans Un homme de passage tel qu'en lui-même la vieillesse le change : toujours fascinant par son art du récit qui brave les interdits - en quoi il aura été pionnier et reste inégalable, par exemple dans le récit détaillé de ses misères physiologiques.

Nous retrouvons ses "personnages", comme Ilse, la deuxième épouse, morte d'une surdose de vodka - accident ou suicide, il ne le saura jamais, mais elle venait de lire en manuscrit le chapitre intitulé "Beuveries" du livre qu'elle l'avait mis au défi d'écrire pour dire la vérité sur leur couple déchiré. Cette mort donnera Le Livre brisé, le plus célèbre, le plus scandaleux de ses livres.

Dans Un homme de passage, sept parties structurent le surgissement hasardeux des souvenirs dispersés, dans un grand style doubrovskien où le jeu sur les assonances et les éclatements syntaxiques s'est cependant assagi.

Au début, il trie les objets accumulés en vingt-huit ans dans son appartement new-yorkais : il s'est résolu à déménager pour prendre, seul, sa retraite à Paris. Il fouille encore une fois sa mémoire, faisant apparaître d'autres personnages, d'autres lieux, d'autres épisodes de cette vie devenue aussi familière à ses lecteurs que le monde de Proust ou celui de Philip Roth. L'effet de redites, jouant subtilement sur les variantes de mots, glisse en nous cette vie de quelqu'un que nous connaissons finalement mieux que les plus proches de nos proches. C'est le paradoxe et peut-être le vrai motif du scandale que suscite encore chez certains la littérature autofictionnelle.

Un épisode que les livres précédents avaient obstinément refusé surgit de façon saisissante : la visite, presque en goguette, vers le milieu des années 1960, du camp d'Auschwitz, laquelle tourne au cauchemar.

Le livre avance ainsi par scènes, réminiscences, comptes rendus minutieux de la vie que l'auteur mène à présent - sa solitude, ses manies, ses rituels, l'horreur de l'âge et l'apparition finale, dans la dernière partie, qui commence en roman par lettres, d'une femme, Elisabeth, beaucoup plus jeune. Elle sera la troisième épouse, qui lui est venue par ses livres, sachant tout de lui et l'aimant malgré cela ou alors pour cela, parce que cet écrivain du vrai est un homme et qu'elle a besoin d'aimer un homme qui soit un vrai écrivain. Compliqué. Ce livre achève de nous convaincre qu'avec Un homme de passage, Serge Doubrovsky a réussi son Temps retrouvé, qui pourrait s'appeler Le Temps dispersé.

Michel Contat


UN HOMME DE PASSAGE de Serge Doubrovsky. Grasset, 548 p., 23 €.

A lire aussi :

Autour de Serge Doubrovsky, sous la direction de Régine Battiston et Philippe Weigel, éd. Orizons, 248 p., 24 €.

Serge Doubrovsky ou l'écriture d'une survie, de Patrick Saveau, éditions universitaires de Dijon, 95 p., 15 €.

Numéro spécial Serge Doubrovsky (dirigé par Isabelle Grell), Dalhousie French Studies, vol 91, Summer 2010