Une archéo-sociologie du moi

Daniel Mendelsohn, L’étreinte fugitive

Flammarion, 2009, réédition J’ai lu 2011

ISBN 978-2-290-03044-8

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C’est avec L’étreinte fugitive que Daniel Mendelsohn initiait un triptyque dont le deuxième volet, Les Disparus, reçut, en 2007, le prix Médicis du roman étranger. Ce deuxième tome, plus qu’un ouvrage sur la Shoah, parlait « de la relation angoissée, mais enrichissante, que le présent noue avec la famille et ses traditions, une relation que le moi a, en réalité, avec une tradition culturelle beaucoup plus vaste ». Dans le présent ouvrage, c’est la réflexion préalable à celle engagée dans Les Disparus qui est menée : elle concerne logiquement « le moi qui est au centre de ces relations », et porte sur « la nature et le sens de ce qu’il y a de plus intime dans la vie de chacun (les hommes et les femmes, les pères et les fils, la sexualité) ».

« Qui suis-je ? Quelle est mon identité ? Qu’est-ce que l’ « identité », au bout du compte ? » Voilà annoncées les questions que posent L’étreinte fugitive. Pour y répondre, l’auteur se livre à ce qui pourrait relever d'un genre nouveau, une sorte d’enquête tout à la fois autonarrative et egosociologique. Le « moi » se fait l'outil d’une démonstration, et non une fin en soi. Et pour tenter de cerner la singularité de sa propre trajectoire identitaire, à travers laquelle se lisent toutes les nôtres, Daniel Mendelsohnl choisit d’explorer cinq entrées : « Géographie », « Multiplicité », « Paternité », « Mythologie » et « Identité ».

On comprend rapidement ce que l’auteur cherche à exprimer ici : la complexité de l’identité, ses détours, ses contours, ses faux-semblants et ses vrais mystères. Ainsi, il vit à Chelsea, quartier gay de New York qui « flotte entre les identités : entre les valeurs du monde hétérosexuel dans lequel nous sommes tous nés et celles du nouveau monde gay vers lequel nous avons migré ; entre les conventions bourgeoises et la complaisance libidineuse ; (…) entre le conservateur et le contestataire ». L’identité, nous dit-il, « n’est pas une réponse (…) mais l’énigme en soi », elle est « un paradoxe ».

Cette quête l’amène à interroger l’histoire de sa famille, sa judéité, son éducation, entre un père mathématicien, une mère institutrice et un grand-père « différent », « étrange » qui « donne au garçon l’impression d’être spécial par rapport aux autres enfants ». Il se fait l’archiviste des relations amicales, des relations amoureuses, comme pour traquer les fils directeurs d’un cheminement, d’une trajectoire-vie. Mais le parcours d’une existence n’est pas toujours ce qu’il devrait être, ou ce que l’on attend qu’il soit. Daniel Mendelsohn va ainsi devenir père, incarner cette figure que jamais il ne pensait devoir assumer et partager sa vie entre Chelsea, le cœur gay de New York, et la banlieue où règnent les valeurs du monde hétéronormé...

L’étreinte fugitive se lit comme une enquête sur soi, une réflexion où « je est un autre » tant le regard semble distancié et analytique (la troisième personne se substitue d’ailleurs parfois à la première). Quand Mendelsohn s’écrit, c’est toujours en écho à l’histoire familiale, en inscrivant son parcours dans un contexte social et politique déterminé, dans une géographie, ou encore en résonnance à la culture gréco-latine, à ses mythes, à sa syntaxe même. L’écriture du « moi » devient alors une fouille des plus passionnantes, une archéologie des différentes strates du sujet qui transforme ce qui aurait pu être une simple introspection en un discours savoureux et érudit sur la manière dont se construit une identité à travers ses diverses étreintes...

Arnaud Genon