Monique

Sophie Calle, artiste contemporaine, une des personnalités françaises les plus célèbres au monde, crée un double événement cet été. A Arles, elle nous donne à voir des aveugles, et, dans le cadre du prestigieux Festival d’Avignon, elle met en scène la mort de sa mère.

Un entretien avec Alain Spira - Paris Match http://www.parismatch.com/Culture-Match/Art/Actu/Sophie-Calle.-La-mere-a-perte-de-vie-409894/

Après avoir transformé un e-mail de rupture en œuvre d’art, voici que, dans le cadre des Rencontres d’Arles, l’artiste conceptuelle expose des photographies d’aveugles et plonge notre regard dans les yeux d’habitants d’Istanbul qui n’avaient jamais vu la mer. Parallèlement, la Calle offre des funérailles artistiques à sa mère durant toute la durée du Festival d’Avignon. Vous avez dit provoc ? Hommage, répond l’artiste…

Paris Match. Créer quelque chose qui n’a jamais été fait avant, est-ce cela être une artiste ?

Sophie Calle. Pas du tout, car je considère que tout a déjà été fait. Ce qui compte, c’est le style. D’ailleurs, j’ai appris en cours de route que ce que j’ai réalisé avec les gens qui n’avaient jamais vu la mer avait déjà été fait par une artiste turque. Mais son angle était plus documentaire que le mien. Et mon plus gros problème quand j’ai eu cette idée a été de savoir où placer la caméra. Si je voulais les voir en train de regarder la mer pour la première fois, cela voulait dire qu’il fallait que je me mette entre la mer et eux. Dans ce cas, ça n’était plus la mer qu’ils voyaient pour la première fois, mais mon objectif. J’ai donc décidé de me placer dans leur dos et, au fond, ça dit pas mal de choses, un dos. Je leur ai simplement demandé de se retourner quand ils le souhaitaient pour me renvoyer ce regard qui venait de voir la mer pour la première fois.

Qu’est-ce que cette expérience vous a apporté sur le plan humain ?

Je ne parle pas de cet aspect. En tant qu’artiste, je ne fais pas ces projets pour des raisons sociologiques ou pour aller mieux. Ce que j’en retire, généralement, je ne le partage pas. Ce que je ressens, c’est mon problème. Je veux que le public éprouve ce qu’il doit éprouver. Je n’ai pas envie de leur dire ce que moi j’ai éprouvé, car ce serait comme leur donner une direction. A Istanbul, j’en ai vu pleurer, d’autres ont trouvé ça ennuyeux…

D’où vous est venue cette idée de nous donner à voir des aveugles ?

En 1986, j’avais demandé à des aveugles qui n’avaient jamais vu quelle était, pour eux, l’image de la beauté. Dans les faits, comme il est difficile de rencontrer des aveugles de naissance, j’ai eu l’idée de demander à ceux qui n’étaient pas non-voyants de naissance quelle était la dernière image qu’ils avaient en mémoire. Puis j’ai abandonné ce projet et je l’ai oublié. Ça m’est revenu lorsque la ville d’Istanbul m’a invitée, quatre mois durant, pour faire un travail avec des étudiants, et que j’ai voulu réaliser un autre projet dans la ville, en échange de cette invitation. J’ai découvert dans un texte qu’à l’époque chaldéenne on surnommait Istanbul “la ville des aveugles”.

N’avez-vous pas eu peur, en 1986, d’être taxée de voyeurisme ?

J’ai eu peur de la cruauté de ma question. Quand j’ai eu l’idée, j’ai mis un an avant d’oser la réaliser. Le premier que j’ai questionné m’a répondu que la plus belle chose à ses yeux était la mer… à perte de vue. Cette réponse, donnée d’une façon si spontanée, était tellement poétique qu’elle m’a ouvert la voie.

Ces expositions sont-elles inédites ?

Ce qui est drôle, c’est que c’est la deuxième fois pour les deux. Celle d’Arles a été créée à Istanbul, et celle d’Avignon au Palais de Tokyo et dans une mini-version à la Biennale de Venise où n’était présenté que le film sur la mort de ma mère. Pour des raisons d’organisation et de sécurité, l’exposition du Palais de Tokyo n’avait pu être vue que par très peu de gens. Cela m’avait frustrée. Alors quand le Festival d’Avignon m’a proposé d’investir l’église des Célestins, j’ai été ravie. J’ai ajouté beaucoup de choses, de nouvelles idées, des soucis.

Quels soucis ?

Toutes sortes de soucis, car ce mot a été le dernier prononcé par ma mère. Elle m’a dit : “Ne vous faites pas de souci.”

Se replonger dans la mort de sa mère, projeter ses derniers instants sur un écran, n’est-ce pas un peu morbide ?

En fait, depuis que ma mère est morte et que j’ai monté ce projet, elle est là, plus vivante que jamais. Elle adorait être le centre d’attention. Pour un peu, si je la trouvais en rentrant à la maison, je ne serais pas surprise.

Comment a-t-elle pris que vous installiez une caméra au pied de son lit de mort ?

Ma mère avait beaucoup d’humour et, quand elle m’a vue installer mon matériel, la première chose qu’elle a dite, c’est “enfin !”. Elle attendait que je m’occupe enfin d’elle artistiquement.

Pourquoi avoir attendu qu’elle soit mourante ?

Parce que je travaille davantage sur l’absence que sur la présence. Il a fallu qu’elle ne soit plus là pour que quelque chose se déclenche.

Savait-elle qu’elle allait mourir ?

Oui, elle savait qu’il ne lui restait pas plus de trois mois à vivre. Au départ, je n’ai pas installé cette caméra pour faire un projet mais, comme je ne pouvais pas être présente à son chevet 24 heures sur 24, je craignais que ma mère ait une dernière chose à me dire, une confession à me faire, et que je ne sois pas là pour l’entendre. Et, du coup, la caméra est devenue notre amie. Chez moi, ça a déplacé l’angoisse. Au lieu d’être obsédée par les minutes qu’il lui restait à vivre, j’ai été accaparée par les cassettes qu’il fallait changer.

Dans quelle ambiance cette fin de vie s’est-elle déroulée ?

Comme je lui avais promis qu’elle n’irait jamais à l’hôpital, j’ai fait des fêtes tous les jours, à la maison, au pied de son lit. J’organisais des dîners, on buvait des Campari soda tous les soirs. On tenait salon et elle y a participé quasiment jusqu’au bout. Nous avons réussi à rendre cette agonie le plus vivante possible.

Combien de temps dure le film projeté à Avignon ?

Ce sont ses onze dernières minutes qui ont été une sorte de no man’s land insaisissable… Avec l’infirmière, nous lui prenions le pouls et l’on ne savait pas si elle vivait encore. Ma mère voulait mourir en écoutant un morceau de Mozart. Alors, au bout de ces onze minutes, quand il a bien fallu que je réalise qu’elle était morte, je lui ai mis Mozart. "Je ne vendrai rien de ce qui touche à ma mère"

Est-ce vrai que votre mère ne vous prenait pas au sérieux ?

Lorsque j’ai exposé à New York, au MoMa, ma mère était très contente pour moi, mais elle m’a dit : “Tu les as bien eus !” Au fond, elle ne comprenait pas bien ce que je faisais et elle était surprise que ça marche.

Vos œuvres étant protéiformes, comment les vendez-vous ?

Les œuvres volumineuses vont dans les musées, les fondations, et le reste va aux collectionneurs, aux amateurs d’art, de poésie. Par exemple, début septembre, l’exposition d’Arles ira directement chez Emmanuel Perrotin, mon galeriste, où les films projetés seront vendus… En tout cas je l’espère.

C’est cher du Sophie Calle ?

Oui, mais tout est relatif. C’est cher par rapport au coût de la vie, mais pas par rapport à certains artistes.

Et vos photos d’aveugles, coûtent-elles les yeux de la tête ?

Le prix de celles de la nouvelle série n’est pas encore fixé, mais les premières photos des “Aveugles” se sont vendues environ 20 000 euros pièce.

Vendrez-vous le film de la mort de votre mère ?

Non, je ne vendrai rien de ce qui touche à ma mère, ni le film, ni ses carnets, ni la photo de sa tombe.

Vous serez présente à Avignon pour toute la durée du festival ?

Mon problème était de savoir comment aborder ­Avignon, qui n’est pas une biennale d’art contemporain mais un festival de théâtre. Ma mère m’a légué tous ses journaux intimes que je n’ai jamais lus. J’ai donc décidé d’en lire l’intégralité pendant la durée du festival. Je ne sais pas encore ­comment, car il y en a sans doute pour une trentaine d’heures. Peut-être qu’un jour j’en lirai un quart d’heure, un autre jour cinq heures, puis plus rien pendant trois jours. Bref, la seule chose à laquelle je m’engage, c’est d’avoir terminé cette lecture avant le 28 juillet, dernier jour du festival. Comme je ne suis pas actrice et que ma mère n’était pas Montaigne, j’ai trouvé un truc : je vais le lire à voix basse et le son sortira, dans l’église, par d’autres endroits que là où je suis assise. Je n’aurai donc pas le sentiment de faire un spectacle.

Rens. : www.rencontres-arles.com et[ www.festival-avignon.com. | www.festival-avignon.com.]

publié par Isabelle Grell