L’AUTOFICTION DANS LE COLLIMATEUR

SERGE DOUBROVSKY

Décidément, ces derniers temps, l’autofiction fait parler d’elle, et pas seulement du point de vue littéraire mais aussi juridique.

A l’origine j’avais cru inventer le mot à mon propre usage, sur la quatrième de couverture de mon livre Fils (1977) pour définir le nouveau genre que je pensais créer : « Fiction, de faits et d’événements strictement réel, si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage de l’aventure à l’aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau ». L’entreprise fusionnait deux genres contradictoires, soigneusement distingués par l’éminent théoricien Philippe Lejeune, l’autobiographique et le romanesque. Le premier relate la vie de son auteur en toute véracité, selon un schéma historique, le second met en scène des personnages imaginaires selon le mode narratif choisi par l’écrivain. L’autofiction pour moi réunirait ces deux genres antithétiques. Le terme et le propos ont d’abord été dénoncés et vilipendés par la majorité des critiques. Il a fait scandale et puis, curieusement, il a fait florès. Non seulement en France, où il est répertorié dans les dictionnaires Larousse et Robert et devenu d’un emploi courant pour d’autres arts que la littéraire, peinture, théâtre, cinéma (qu’on songe à Sophie Calle). Qui plus est, il a essaimé d’articles dans la presse ou dans les revues savantes, dans tous les pays et dans toutes les langues, anglais, allemand, espagnol, portugais, italien, serbe, polonais, à ma connaissance. Il a atteint l’Inde, le Brésil. Il y a même eu un colloque sur l’autofiction française à l’université de Téhéran. Ne parlons pas, bien sûr, d’Israël, où il imprègne des œuvres littéraires et cinématographiques. C’est assez dire que ce nouveau terme était attendu, qu’il désignait partout un certain genre d’entreprises contemporaines. Cela suffit pour fermer la bouche aux répulsions ou révulsions des critiques retardataires.

Cependant, cette pratique devenue universelle, si elle ne fait plus scandale littéraire, fait problème juridique. En mars dernier, on a vu se succéder dans d’éminents magazines des interrogations sérieuses. Dans le Nouvel Observateur, un article très précis sur « Vie privée, mode d’emploi », surtitré « La littérature a-t-elle tous les droits ? » et dans Marianne « Jusqu’où ira l’autofiction ? », texte repris dans Presse de Belgique. Un long article du Monde explique que « Finalement, il y a beaucoup de choses dans cette toute petite affaire ». Et de préciser : « l’une s’appelle Elise Bidoit l’autre Christine Angot ». Nous y voilà. L’écrivaine est accusée d’avoir, dans deux romans successifs, porté atteinte à la vie privée de celle qui la poursuit en justice. C’est une affaire qui fait beaucoup de bruit médiatique, relayé sur Internet par nombre de commentaires, d’ailleurs contradictoires et véhéments. Je n’ai aucune intention d’intervenir dans ce procès en faveur ni de l’une ni de l’autre partie. Je ne suis ici moi-même, ni juge ni partie. Je me permets simplement d’apporter mon témoignage sur les problèmes que pose l’autofiction, pour moi le premier.

Beaucoup d’écrivains aujourd’hui, et de par le monde, ont choisi de prendre leurs personnes comme personnages, au lieu d’inventer des personnages imaginaires dans leurs romans, et de puiser les éléments de leurs récits dans leur propre vie. De bonnes âmes ont crié au narcissisme, au nombrilisme, à l’egolâtrie. En réalité, aucun être humain, sauf sans doute les stylistes juchés en haut de leur colonne en Egypte, ne vit seul. Il n’existe aucun « je » qui ne renvoie nécessairement à l’Autre. Je est un autre, il faut donner son plein sens à la célèbre formule rimbaldienne. Nous sommes formatés dès la naissance par la relation aux parents, amis, condisciples, plus tard nos amours, notre profession. Notre histoire est inscrite et écrite aussi par l’Histoire « avec sa grande Hache », comme l’a si bien dit Perec. Là est le hic. Ecrire sur soi, c’est inévitablement écrire aussi sur les autres. C’est tout le problème. Raconter, fût-ce des fragments de sa propre vie, raconte aussi la vie d’autrui. Ce qui entraîne un problème moral et juridique. On me permettra de prendre l’exemple de mon propre livre, Fils (1977) où le terme d’autofiction apparaît pour la première fois sur la quatrième de couverture. Tous les récits du texte sont rigoureusement autobiographiques. Ils s’inscrivent dans une journée de 8 heures du matin à 8 heures du soir. Le protagoniste se dévoile peu à peu. J.S.D., puis Julien-Serge, puis Serge Doubrovsky. C’est dans une journée fictive de ma quarantaine que sont assemblés des détails prélevés, à toutes les époques de ma vie antérieure et réunis par une association arbitraire qui transforme selon sa propre logique l’autobiographie en roman. Dès cette époque s’est posé un problème. En me racontant, je raconte aussi la vie de beaucoup d’amis. Pour les histoires anodines, je garde les noms. Je change ceux de certains collègues, mais ils restent facilement reconnaissables. Je garde les prénoms de ma femme et de mes filles (ceux-là je ne les ai jamais changés). Mais dans le récit de ma liaison avec une étudiante, je l’appelle Marion, au lieu de Mary Ann, ce qui, prononcé en anglais donne des prénoms quasi identiques. Après avoir lu mon livre, ma femme m’a dit : « Tu n’emploieras jamais plus mon prénom ». J’ai depuis transformé Claire en Claudia. C’est le seul problème que m’a posé cette première mise de ma vie en roman.

Rien de pareil pour mon roman suivant, Un amour de soi (1982). Sous le pseudonyme de « Rachel » que j’avais donné à une jeune collègue avec qui j’ai eu une longue et orageuse liaison de huit ans, j’ai désigné une personne réelle. J’ai décrit tous les détails nous concernant, elle et moi, dans le plus intime de nos relations physiques et sentimentales, d’abord chaleureuses, puis exacerbées. Elle voulait que je quitte ma femme, mes filles et ma maison dans la coquette banlieue de Queens, et moi je ne voulais pas. Je ne désirais nullement changer de vie, mais seulement avoir une riche expérience amoureuse et intellectuelle. Nous exercions le même métier d’enseignants dans les deux grandes universités rivales de New York. Dans notre milieu, « Rachel » était facilement reconnaissable, ainsi que tous mes collègues auxquels j’avais donné des pseudonymes évidents. La vie privée de Rachel n’était pas seulement atteinte, mais étalée dans tous ses aspects. Mes faiblesses et mes lâchetés aussi. Nous n’étions épargnés ni l’un ni l’autre. J’ai senti le besoin de consulter un avocat parisien. Il m’a conseillé de changer le plus de détails possible, en expliquant que mon livre, dans les trois mois après sa parution, pouvait être saisi en référé. J’ai transformé New York University où j’enseignais en « Southern University » et Columbia en « Northern » etc. J’ai appris par la suite que son mari, de passage à Paris, avait apporté à Rachel un exemplaire frais sorti de mon livre et que celle-ci a été furieuse et a piqué une crise, d’autant plus que ses étudiants se sont fait un malin plaisir de faire circuler ce roman sur le campus. Je suis certain que si ladite Rachel n’avait pas eu besoin d’un avocat international forcément coûteux, elle m’aurait poursuivi en justice. Si elle l’avait fait, aurais-je invoqué « la liberté d’expression » dont jouirait tout écrivain ? Certainement pas.

La liberté d’expression a ses limites. Un amour de soi était une vengeance, comme Chloé Delaume l’a reconnu pour le cas de sa grand-mère. Rachel et moi avions souvent joué au jeu « George Sand et Musset », elle écrirait « Elle et lui », j’écrirais « Lui et elle ». Seulement Rachel était une critique littéraire de premier ordre, pas une romancière. J’ai donc usé de la littérature comme d’une revanche à sens unique, profitant de mon avantage d’écrivain. En publiant mon livre, j’ai consciemment pris un risque. Et bien m’en a pris, car Rachel et moi nous sommes réconciliés par la suite et elle a été jusqu’à dire à un ami commun : « Quand-même, Un amour de soi est son meilleur livre. » Chez cette grande intellectuelle, le talent littéraire excusait tout, même si c’était à ses dépens.

Tout le monde n’a pas cette chance. Je n’ai pas l’intention d’en dresser la liste, mais nombre d’écrivains « autofictionnels » ont eu maille à partir avec la justice. Amendes parfois considérables, suppression de certains passages, voire retrait complet de la circulation. Le respect de la vie privée l’a souvent emporté sur la totale liberté d’expression. Avec la parution du Livre brisé (1989), je n’ai pas eu la chance dont j’ai bénéficié avec Un amour de soi. Le succès du livre, l’attribution du prix Médicis, le large intérêt qu’il a suscité ne m’ont été d’aucun protection. Envers moi-même. Le plus lu de mes ouvrages, que je n’ai jamais pu relire, tout cela m’a coûté trop cher. L’avocat de Christine Angot, dans le procès qui l’oppose à Elise Bidoit, plaide, paraît-il, qu’un auteur qui a des milliers et des milliers de lecteurs ne saurait être poursuivi pour atteinte à la vie privée d’une personne connue d’un nombre infime d’amis ou de proches. Cet argument est absurde et irrecevable. Il suffit qu’un texte rendu public blesse grièvement une seule personne, pour qu’il soit pénalisable. Dans le cas du Livre Brisé, ma femme, Ilse, n’était connue que de très peu de monde et sa famille, autrichienne, ne pouvait comprendre un mot de français. Mon livre n’avait fait de mal qu’à elle. Et cela suffit. Après lecture du chapitre « Beuveries », que je lui avais soumis et qui décrivait son alcoolisme dans tous ses aspects sordides, moi à New York, elle à Paris, un soir elle s’est soulée à mort à la vodka (« 7 mg, 2 d’alcool dans le sang, dose mortelle pour tout individu », a précisé le médecin légiste). J’ai été accusé dans une émission d’ « Apostrophes » par Bernard Pivot, d’avoir tué ma femme par amour de la littérature, de ma littérature. Pour ma défense :

1.C’est Ilse qui avait exigé que je cesse de raconter mes diverses amours et que je relate le nôtre et ses difficultés.



2.J’ai d’abord refusé, alléguant que mettre en cause le présent et non le passé, engage le futur.

3.Elle a insisté et persisté. Je lui ai alors promis de lui soumettre chaque chapitre, à mesure qu’il était terminé, et de ne rien publier qu’elle n’approuve.

4.J’ai scrupuleusement tenu ma promesse, faisant les coupures qu’elle demandait ou en notant dans mon texte toutes ses rectifications ou objections à mon récit. Une autobiographie (ou autofiction) autorisée. Je lui avais envoyé de New York mon chapitre « Avortement », dont elle m’a dit au téléphone qu’il l’avait beaucoup touchée et qu’il lui rendait justice.

5.J’ai fait de même avec le chapitre « Beuveries » et elle m’a dit au téléphone qu’il l’avait douloureusement heurtée et blessée. Je lui ai dit que je supprimerais ou changerais tous les passages auxquels elle avait des objections et que je ne publierais pas ce texte sans son approbation. Toujours au téléphone, elle a déclaré : « On en reparlera à New York », où elle devait alors venir me rejoindre.

Elle n’est pas venue et a bu une bouteille entière de vodka. Mon livre et moi-même en furent brisés. Mais, puisque c’était notre livre et qu’il fallait aller jusqu’au bout, j’ai publié mon texte tel quel. Il fit grand bruit, il suscita des critiques acerbes et des soutiens déterminés. Légalement, je n’étais coupable de rien et la personne offensée, étant disparue, n’aurait pas pu me poursuivre. J’ai payé autrement mon dépassement de « la liberté d’expression ». Expression, en fait, d’un ressentiment qu’avaient provoqué en moi neuf ans d’alcoolisme. Et plaisir vengeur d’avoir écrit le chapitre que je considérais littérairement le mieux «enlevé » du livre. Mais, à côté des problèmes juridiques, il y a des problèmes éthiques. Je ne me suis pas pardonné mon succès. Pendant que ma femme était dans sa tombe, j’accumulais notoriété et argent. Résultat : une écrasante dépression, qui m’a laissé deux mois dans un état semi-comateux, que seule une médication prolongée m’a permis de surmonter en partie. En moi, il restera toujours des traces cruelles du 27 novembre 1987.

Conclusion : ce ne sont pas des lois, d’ailleurs opposées, « Liberté d’expression » et « atteinte à la vie privée », qui règleront le problème insoluble de savoir jusqu’où peut aller l’autofiction. Seul, l’écrivain et le juge peuvent, en leur âme et conscience, et chacun de son côté, décider de ses limites. Les avocats, eux, plaideront le pour et le contre, comme toujours, selon leur client.

publié par Isabelle Grell