VALLAS, Sophie, Jerome Charyn et les siens. Autofictions

Aix-Marseille, Presses Universitaires de Provence, collection Textuelles littérature, 2013

Le projet de ce livre est d’étudier l’œuvre de Jerome Charyn à travers le prisme de l’autofiction. Dans cette production abondante et protéiforme, « mais au fond traversée par des constantes très perceptibles », Sophie Vallas s’intéresse à ce qui est situé à « la frontière entre l’Histoire et l’histoire personnelle, entre le biographique et l’autobiographique ». Elle cherche donc à révéler « cette dimension qui traverse toute l’écriture d’un écrivain qui n’a cessé de broder et rebroder ses origines et son enfance » (16-17). Ce fil autofictionnel est présent, y compris dans les textes qui ne sont pas ouvertement désignés comme auto-référentiels, et grâce à lui, nous pouvons plus facilement comprendre un ensemble hétérogène qui, autrement, « semble échapper à tout regard globalisant » (17). Charyn est cité à l’appui de cette thèse : « Mon œuvre tout entière, d’une façon ou d’une autre, est tissée de liens familiaux et de relations familiales » (21).

2 Sophie Vallas divise son étude en trois sections dans lesquelles elle évoque tour à tour le père de Jerome Charyn, Sam, né en 1910, sa mère, Fannie, née en 1911, et enfin son frère aîné, Harvey. Le dernier membre de la fratrie, Marvin Charyn, né dix ans après Jerome, est pratiquement absent de cet exposé : « Je l’aime bien, mais il ne semble pas pouvoir rentrer dans la mythologie comme les autres », déclare Jerome Charyn (144). Ce qui intéresse Sophie Vallas dans ce premier chapitre, ce sont moins les détails de la vie du père (naissance en Pologne, immigration, emploi comme fourreur, habileté manuelle exceptionnelle, maladie, violence, totale incapacité à s’exprimer verbalement) que le roman familial de Jerome Charyn : « le lecteur comprend qu’aux yeux du narrateur, Sam est plus un rival qu’un père et Charyn ne cesse d’afficher sa condescendance, mais aussi son mépris pour l’époux dépressif, sombre et au fond, indigne de sa mère » (35). L’écriture de Charyn, dans les romans (Poisson-Chat) comme dans les essais (Metropolis), serait donc un long travail dont le but est essentiellement de remplir les silences du père : raconter ce que Sam n’a jamais pu raconter lui-même, reconstruire un passé, imaginer pour son père une vie autre, mais aussi s’inventer une ascendance plus glorieuse. Même dans une biographie comme Sténo sauvage. La vie et la mort d’Isaac Babel, Charyn se saisit de l’œuvre d’un autre écrivain pour réinventer sa propre histoire : il « emprunte à Babel pour fantasmer l’histoire de son père », écrit Sophie Vallas (64). Dans cette première partie quelques développements historiques (sur l’immigration ou Ellis Island) ou théoriques (en s’appuyant sur Philippe Lejeune, Paul John Eakin, ou John J. Botta) sont bienvenus.

3 Le deuxième chapitre, malgré son titre, « Le Livre de ma mère », nous présente une œuvre bien éloignée de celle d’Albert Cohen. Après avoir donné quelques éléments biographiques sur Fannie/Faigele Charyn, après avoir cité le touchant poème écrit sur elle par sa belle-fille, Marlene Philipps, Sophie Vallas s’attache surtout à examiner la manière dont Jerome Charyn, plutôt que de se remémorer le passé, imagine sa mère et reconstruit son propre enfance. Dans La Belle Ténébreuse de Biélorussie (le premier volume de la trilogie autofictionnelle), l’enfant qui raconte (derrière lequel se profile l’adulte qui écrit) mythifie son tête-à-tête avec une mère qui attire tous les regards. Sophie Vallas cite Charyn : « j’ai voulu donner à ma mère une vie qu’elle aurait dû avoir et n’a jamais eue », (135).

4 Enfin, le troisième chapitre de cette étude, intitulé « Harvey : nécrologie d’un flic, invention d’un frère », examine le passage de Jerome Charyn du roman au roman noir. Harvey Charyn est la source du premier de la série des romans noirs, Zyeux-bleus, paru en 1974, suivi du Quartet Isaac Sidel, auxquels se sont ajoutés sept autres volumes. C’est Harvey qui a fourni à Jerome Charyn la possibilité d’observer de près le travail d’un policier de la Brigade criminelle de New York : « J’étais venu trouver Harvey pour rassembler de la documentation pour un roman policier pas compliqué et j’avais fini par écrire quatre romans sur lui », écrit Charyn (182). Mais il y a plus : parmi les pages les plus intéressantes du livre sont celles qui montrent comment Charyn magnifie son frère. Harvey, comme Faigele, est un « prince en son royaume » du Bronx (153). Il attire, lui aussi, tous les regards : « nous sommes entrés dans un restaurant — le silence s’est fait instantanément » (156). Harvey se trouve même, selon Sophie Vallas, à la source du fil autoréférentiel qui traverse l’œuvre de Charyn : « chronologiquement, c’est bien Harvey qui lance la veine autofictionnelle » (182). Harvey, écrit Sophie Vallas « est identifié comme l’astre radieux autour duquel toute l’entreprise autofictionnelle gravitera » (186).

5 Sophie Vallas conclut que pour Jerome Charyn l’autofiction est, plus qu’un « choix d’écriture », une « condition d’existence ». Pour lui, cette entreprise a un sens : « acquérir un langage que ses parents n’ont jamais maîtrisé, inventer une mythologie familiale qu’ils ne pourront pas lire, reconstituer son histoire lacunaire qui n’a pas été transmise, s’engendrer en créateur de ses propres parents » (189). Pour nous, elle a un résultat heureux : elle nous permet de découvrir un monde triste et magnifique, éphémère et brutal, que Charyn tire du silence et de l’oubli.

6 Jerome Charyn et les siens est un livre ambitieux qui s’appuie non seulement sur une lecture des romans, des essais et du paratexte, mais aussi sur un dépouillement des sources inédites des Jerome Charyn Papers, à la Fales Library de New York University. L’ouvrage de Sophie Vallas est une contribution originale à la critique des textes de Charyn et nous permet d’appréhender une œuvre difficile à saisir dans sa globalité.

Par Isabelle Grell