Jean-Pierre Boulé, Arnaud Genon, Hervé Guibert, l’écriture photographique ou le miroir de soi, PUL, coll. Autofictions etc., 2015

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De la photographie comme transmutation du réel : Hervé Guibert

Lorsque, pour notre bonheur, deux spécialistes de l’autofiction, plus particulièrement deux coutumiers d’Hervé Guibert s’unissent, c’est pour réfléchir par une approche autant individualisée que recherchée à la « balance des blancs » des photographies prises durant douze ans par l’auteur mythique de A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie.

En avançant de manière chronologique dans les soixante (autobio-, autofictio- et alter-) photographies, ils étalonnent le capteur (littéraire et biographique, stylistique et artistique) et adaptent par une réflexion savante le jeu/je de la vie et de la mort à l'éclairage ambiant de la découverte de la maladie du sida et ses conséquences. Le terme de réflexion se veut ici entendu comme l’approfondissement des articles déjà parus et parfaitement connus, exploités par Genon et Boulé, mais surtout comme reflet d’un homme qui se voit disparaître et, avec lui, le monde de l’insouciance des premiers autoportraits. Se dévoilent grâce à cette analyse ce monde flou, mal cadré, comme les photos que Guibert confiait aimer (p.7), des photos décalées du réel mais nonobstant ancrées dans la chair, le corps, le texte, évidemment, qui accompagne de près ou de loin les images guibertiennes. Ces images qui, même si elles représentent des sujets des plus familiers, p.ex. les fameuses tantes Suzanne et Louise, ou ses amis, amants, ou encore des inconnus, des statues du musée Grévin qui reprennent vie ou meurent sous l’objectif de Guibert, elles photographient l’absence.

Le lecteur apprend que dès janvier 1988, lorsque Guibert découvre sa séropositivité, tout modèle, « qu’il soit littéraire ou photographique, doit offrir quelque chose de lui-même, se dévoiler. » (p. 86). Exit les images flatteuses, narcissiques prises jadis par le jeune auteur. L’auto-représentation ainsi que l’image d’autrui deviennent des interrogations de « situations », d’être-en-situations, d’où l’intérêt que Guibert porte au cadre, à la lumière : « Une photo bien cadrée est une photo qui ne met pas de sens en trop, pas de superflu, pas d’illisible (p. 98). Elle ne servira jamais le réel, - quel réel d’ailleurs ? Elle est le couteau qui remue dans la plaie, la « fissure entre ce qui est photographié et ce que la photographie nous donne à voir » (p. 108). Selon les auteurs, et nous ne pouvons que les suivre, c’est dans cet « entre-deux » que la photo autobiographique devient autofictionnelle. L’entre-deux de la dé-composition. Car Il y a dé(-)composition dans toutes ces photographies, décomposition philosophique d’une idée de vérité sur l’existence, dé-composition de la petite musique qui devient cri, décomposition physique du corps. Celle qui rend nécessaire de se prendre en photo, souvent de manière morcelée, dans des miroirs, « pour marquer son appartenance provisoire » (p. 147) à un ici. La photo de l’autre, aussi, comme moyen de le lier à soi, l’autre n’étant pas que l’autre en soi ou l’autre photographié - suivant Genon et Boulé, on y lit « la projection de ses désirs sur les sujets photographiés » (p. 173 et voir la série de Thierry, 1976 ou Vincent, 1988-89 ) - mais aussi, dans un jeu d’échange, l’autre qui regarde la photo (p. 152). Les autoportraits guibertiens invitent à être attentifs aux transformations, elles transmettent ce moment de cruelle lucidité de la prochaine disparition (p.ex. les Autoportraits de 1981-88, p. 226 sqq). Plus la maladie prend possession de l’auteur, plus les autoportraits deviennent introspectifs, la souffrance marque le visage pris en noir et blanc. La balance des blancs est réglée sur flou, sur le lointain, sur l’ombre.

Boulé et Genon ont réussi avec cet essai à faire participer le lecteur à la transmutation du réel par soi-même d’un homme qui disparaît dans le réel, qui est éternellement jeune par ses œuvres photographiques et textuelles.

Isabelle Grell