Elle a 17 ans. Elle a le décontracté facile des beaux quartiers et le progressisme évident d’une élève de l’Ecole alsacienne. On est en 1984, Fabius n’a pas encore remplacé Mauroy, et la vie est parfaite d’évidences joyeuses habillées en Agnès b. C’est l’année du bac, et Colombe Schneck a la virevolte sans nuages des gâtées de la vie. Elle a un premier amant dont elle se félicite de ne pas être amoureuse. Fille de dentistes, elle se fait prescrire la pilule par un ami de la famille. Sauf qu’elle la prend un jour sur deux. Elle est dans la désinvolture du je suis bien au-dessus de ça, jamais mon corps ne me rattrapera, les filles sont des garçons comme les autres, l’égalité n’a plus à être conquise, elle est loin derrière nous. Elle n’est pas dans l’acte manqué, ni dans le déni, elle est dans la négligence. Elle écrit : «Ce n’est pas mon genre d’être enceinte, de ne pas être libre, de ne pas choisir.» Mais, la physiologie lui présente la note. Elle en conçoit du dépit, un peu comme si l’époque lui avait menti. Le pire (le mieux, plutôt) c’est que tout se passe bien, sans pleurs, ni cris. Elle avorte sans difficultés ni séquelles. Nul reproche des adultes. Le soutien est sans réprimande. Elle dit : «Mon père m’a accompagnée, puis il m’a ramenée de la clinique.»

Colombe Schneck. Pilule passée par LUC LE VAILLANT

Colombe Schneck raconte cet épisode d’une écriture précise, légère et comme étonnée de la gravité qui vient, mélancolique, sur ses pattes de velours. Elle dit : «Pour moi, il y a un échec, une tristesse.» Aujourd’hui, à 48 ans, elle fait revivre l’enfant jamais venu comme un remords de la belle vie croquée à dents menues de carnivore en jupon, comme un fantôme idéal sacrifié pour qu’elle puisse poursuivre ses études, ses flirts, ses ambitions. Elle ne réussit pas à faire de cet acte médical «quelque chose de banal et de confortable». Et c’est bien la seule chose qu’on se permettra de lui reprocher, au moment où la loi Veil a 40 ans, et où l’on espérait que la culpabilité féminine était passée par-dessus bord

Quand elle remet les pinces à vélo de la raison sur les jeans slim d’une pensée qui ne risque pas de se prendre dans la chaîne identitaire, Colombe Schneck déclare : «J’admets que c’est paradoxal. Je sais bien que les femmes ne sont pas assignées à la maternité.» Elle, qui vit séparée et joyeuse auprès de ses deux ados qui ont repris le chemin de l’Ecole alsacienne, a le féminisme tardif et culturel. Elle a exhumé ce moment caché pour complaire à Annie Ernaux, qui intimait à ses sœurs en écriture de raconter leurs IVG. Il s’agissait de ne pas rester silencieuse sur ces épisodes, de s’exposer pour se prémunir de l’hypothétique retour de bâton patriarcal.

Admiratrice exercée, Schneck vénère Ernaux. Peut-être parce qu’il y a loin du petit commerce normand à la bourgeoisie intellectuelle juive du VIe arrondissement de Paris. Elle vient également de réaliser un documentaire sur ces femmes qui refusent d’être mères. Et elle reconnaît volontiers que son compagnonnage romanesque avec Bardot tient sans doute aussi au manque d’enthousiasme pour l’enfantement proclamé par BB. Mais ces interrogations sur les figures de mater dolorosa quittent bien vite Colombe Schneck.

Il suffit qu’on lui dise qu’on lui trouve un quelque chose de Jacqueline Bisset, l’œil bleu, la pommette slave, le tout en petit format, pour la voir enfourcher les chevaux du plaisir. Elle aime Lauren Bacall, à laquelle elle rend de nombreux centimètres, mais à qui elle emprunte un goût de la bravade qu’on ne suspecte pas à l’abord. Lectrice de Modiano ou de Roth, elle a aussi ce besoin de n’en faire qu’à sa tête qu’incarne avec brio l’héroïne d’Autant en emporte le vent, seul livre offert par une mère venue de Lituanie perdre son enfance, et son goût de vivre dans la France occupée.

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Colombe Schneck, 17 ans, Grasset, 2015

publié par Isabelle Grell