Quatre boules de jazz : un requiem pour Claude Nougaro

Par Alexandre Dufrenoy

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« Dans l’autoportrait, ce qui compte, ce sont les autres » (p. 68). Nous voici là face à une phrase pour le moins déconcertante, mystérieuse, inattendue et qui, libérée de tout contexte, sonne comme un oxymore. Ce qu’il y a de beau dans cette déclaration en définitive, c’est son inquiétante étrangeté, sa lumineuse opacité. En littérature, c’est parfois la même chose : certaines œuvres nous séduisent à proportion même qu’elles nous résistent. Les auteurs nous interpellent de front, s‘imposent à nous dans l’immédiateté de la découverte et procurent une joie esthétique d’autant plus puissante qu’on ne la comprend pas tout de suite. Ce n’est que plus tard, avec la maturité et les lectures successives, que l’on réussit à trouver de vrais mots pour expliquer ce premier ressenti virginal. Beaucoup plus tard. Une fois qu’on a en sa possession les clés qui déverrouillent les coffres cadenassés. Mais revenons à la citation de départ, laquelle semble éclaircir à elle seule, en une sorte de viatique, l’un des enjeux principaux, sinon de la vie, du moins de l’œuvre d’Yves Charnet. La porte d’entrée de son monde artistique, c’est probablement là qu’il faut la chercher, dans cette constante ouverture vers l’extérieur, à travers ce geste d’écriture qui le pousse à s’aventurer hors de lui-même pour retrouver ses traces et « dégrossir l’énigme des origines » (p. 183). On ne dira jamais assez combien cette place accordée à l’altérité est consubstantielle à la vie de l’auteur. Géographiquement tiraillé entre Nevers et Toulouse – à chacun ses jetlags, à chacun sa bâtardise – cet écrivain-toréro aura passé son temps à s’entourer des autres, qu’il s’agisse des jeunes qu’il côtoie dans son parcours d’enseignant ou de ses lecteurs.

Depuis 1993 en effet, Yves Charnet, grand spécialiste de Baudelaire et féru de poésie contemporaine, n’a de cesse de peaufiner une œuvre-fleuve, une autofiction sans fin entamée avec Proses du fils (Paris, La Table Ronde, 1993). Par le truchement de formes hybrides - au carrefour du roman et du poème en prose -, il y développe un lyrisme humble qui affiche ses recherches et son insavoir. Mais quel que soit le sujet du livre qu’il entreprend, ce grand prosateur de l’intime nous parle surtout de lui-même, interrogeant autant ses filiations biologiques que ses affinités électives. Matador du verbe, il se lance dans un corps-à-corne avec le vécu, y glorifie les présences, y pleure les absences. Il s’invite dans ses pages, se fond, se confond avec le propos, le dynamise, le dynamite, le porte, le dévie, le transcende. La vie dans l’écriture. L’écriture dans la vie. Avec l’autofiction, c’est tout un. « Ça tourne ». Une aventure personnelle transposée à l’encre noire sur des pages blanches. Ça crie. Yves s’écrie. Ça s’écrit. Et c’est plus que jamais le cas dans ce livre rouge où, dix ans après sa disparition, il évoque avec pudeur et émotion son ami Claude Nougaro. Ainsi, de « divagations jazzistiques » (p. 20) en célébrations respectueuses, il brosse le portrait subjectif de ce « spectre chanteur » (p. 15), de ce camarade qui, à bien des égards, lui a changé la vie. « Embarquement immédiat »...

« J’écris ce livre comme un rendez-vous. Rendez-vous avec Nougaro » (p. 115). Plutôt que d’un rendez-vous – qui porte en lui l’idée d’une programmation, comme si quelque chose était prévu, défini à l’avance -, je parlerais plus volontiers d’une rencontre, terme peut-être plus ouvert qui laisse la place, non seulement à l’incertitude, mais aussi, puisque c’est de jazz qu’il va être question, à l’improvisation. C’est bien de cela qu’il s‘agit : Quatre boules de jazz raconte avant tout l’histoire d’une rencontre admirative. Celle d’un tout jeune étudiant de Normale Sup’ et de son idole, ce « magicien des rimes » (p. 13) qui, comme personne, a su orchestrer « le mariage organique du swing & de la voix ; les noces du son & du sens dans la chanson française » (p. 14). « Yves Charnet », ce « moi postiche » (p. 15) que le poète (se) façonne de toutes pièces pour les besoins de l’autofiction, raconte par deux fois dans « son nougaroman » (p. 13) – en variant les modalités du discours – la façon dont il a croisé la route du musicien. C’était en juin 1981 à Paris, au Théâtre Renaud-Barrault, l’actuel Théâtre du Rond-Point. Yves venait y applaudir divers artistes réunis pour un concert donné en hommage à Charles Trenet. L’interprète du Jardin Extraordinaire, qui, dans sa mythologie familiale, restera longtemps attaché à la figure maternelle, fut en effet son premier contact avec les poètes de la chanson, le premier déclic face à cet héritage qui, de ce jour, ne le quittera jamais. Entre Narbonne et Garonne, on admettra que la paronomase a déjà de quoi séduire, surtout quand on a l’oreille entraînée, sensibilisée à la versification des grands maîtres. Que reste-t-il de nos amours : c’est la chanson que Claude était venu chanter ce soir-là. C’est avec elle que tout commence, et à défaut d’amour, entre le chanteur et l’écrivain il y aura au moins eu le partage et l’entente fraternelle...

Et c’est précisément de ce bonheur-là qu’Yves Charnet entend nous entretenir dans son texte ô combien musical. Toutefois, afin d’éviter les simplifications hasardeuses, il faut tout de suite préciser que ces Nougasongs ne sont ni une hagiographie, ni un véritable tombeau, ni « un blabla de plus sur le monstre sacré » (p. 15). Non. C’est un chant, un flux, une offrande lyrique, une ode à la camaraderie réciproque. Cela se présente davantage comme une « tentative de restitution », selon le mot de Claude Simon dans le sous-titre du Vent (Minuit, 1957). Cette expression doit ici s‘entendre de deux manières : à la fois comme une reconstruction – l’auteur y redonne forme à ses souvenirs, les transfigure selon la grille des mots comme d’autres élaboreraient un solo en partant d’un thème de jazz – et comme quelque chose à « rendre », comme lorsque l’on restitue un objet à quelqu’un. Or que s‘agit-il de rendre, au juste ? Rien de matériel. Ce serait plutôt une réalité impalpable, voire philosophique, qui s‘apparenterait à une reconnaissance de dette, un remerciement d’outre-tombe pour cette « amitié faramineuse » (p. 25) qui, pendant près de vingt années – leur relation sera brutalement interrompue par la mort de l’artiste le 4 mars 2004, des suites d’un cancer du pancréas – l’a uni à l’auteur des Quatre boules de cuir.

Cette amitié, elle se concrétise, s’incarne sous la plume d’Yves Charnet, qui choisit de lui donner une forme particulière. En effet, l’écrivain délimite un espace diégétique et poétique qui sert de cadre à un « récit fichtrement entortillé » (p. 20), lequel réinvestit en partie les codes génériques du journal intime. Mais ici, rien de franchement stable. La notion d’unité, que semble garantir la succession des lieux et des dates qui ressurgissent d’une page à l’autre, n’est que de façade. Elle est d’emblée battue en brèche par les déclarations mêmes de l’auteur, qui avoue vouloir construire son livre comme un assemblage de « proses disparates » (p. 15). « J’écris ce bouquin à la diable » (p. 17), concède-t-il dès le début. Parce qu’il prend un malin plaisir à brouiller les pistes, à déboussoler le lecteur dans les contre-allées de la pensée, lui qui préfèrerait se contenter de suivre les grands axes. Il passe volontiers du coq à l’âne (tout en évitant la pendule !), d’une ville à l’autre, d’une amante à l’autre dans ses propres égarements sentimentaux et, surtout, d’une rime à l’autre dans cette espèce de tourbillon incessant de ritournelles. Moult paroles et maints vers éclatés viennent phagocyter l’écriture de ce vaste « proème » (Francis Ponge), et les amateurs éclairés de chanson française ne manqueront pas de reconnaître les divers emprunts, qui sont comme autant de clins d’œil adressés à Nougaro lui-même. Le tout dans une syntaxe hachée, fougueuse et syncopée digne des plus grands jazzmen, un style que n’auraient sans doute pas renié Louis Armstrong ou Dee Dee Bridgewater.

C’est cette indépendance prise sur le style qui libère la matrice même de l’écriture. On y perçoit une respiration unique qui, au fil du temps, donne vie à la voix. Dès la première page de Quatre boules de jazz, le lecteur-auditeur découvre une façon neuve de faire respirer la langue – de la faire danser -, par laquelle il sait qu’il est face à un écrivain authentique. La manière qu’a Yves Charnet d’habiter la langue, de sculpter le souffle, de faire haleter le verbe n’appartient qu’à lui : elle est la preuve que ce qui se joue dans sa prose est de l’ordre de la poésie. L’indice le plus visible de cet art d’insuffler du souffle à l’écrit, qui caractérise le travail de l’oralité d’Yves Charnet, est la façon qu’il a de trouer souvent le texte par des points de suspension entre les phrases qui, par là-même, deviennent des phrasés.

Ce souffle qui soulève les mots, ouvre la langue, fait aussi entrer le rythme dans la prose. La voix, le souffle, le rythme : voilà les composantes majeures de « l’alchimie du verbe » de Nougaro qu’Yves Charnet en quelque sorte transfuse dans sa propre prose pour qu’elle soit, à son tour, de l’ordre du swing dans la langue. Faire swinguer la langue à coups de syncopes rythmiques, marquées entre autres par les points de suspension : c’est le pari difficile et réussi d’Yves Charnet.

Il y va, pour la langue française, d’un bain de jouvence par le jazz à la manière de Nougaro. On reconnaît un poète à la façon qu’il a de ne se contenter jamais de la langue telle qu’elle est. Aussi Yves Charnet invente-t-il sans cesse des mots, en particulier des mots-valises, par lesquels il préfère toujours le possible de la langue à la langue figée. Pour Yves Charnet, faire jazzer la langue, c’est donner dans les mots l’ascendant à la métamorphose sur la forme. Sur les traces de Nougaro et de son célèbre Nougayork, Yves Charnet n’en a jamais fini de jouer, avec humour, sur le nom propre de l’ami qu’il s’est choisi : « nougaroman » (p. 13), « Nougarintime » (p. 68), « Nougaronne » (p. 69), « Nougarocéan » (p. 140), « Nougarocher » (p. 140), « Nougareau » (p. 157), « Nougarombres » (p. 159), « Nougarie » (p. 167), « Nougaroad » (p. 152). À la fin du livre, Yves Charnet fait fusionner le patronyme du chanteur avec son propre prénom, signe que l’entreprise d’identification s’est pleinement accomplie : « C’est fini. Nougaryves » (p. 177).

« Toute âme est une mélodie qu’il s’agit de renouer », écrit Mallarmé dans Crise de vers. De Proses du fils à Quatre boules de jazz, Yves Charnet n’aura eu de cesse de quêter cette blue note, qui n’est autre que la « mélodie » « renouée » de « l’âme ». Dans Quatre boules de jazz, Nougaro est celui par qui Yves Charnet parvient à accomplir cet acte de « renouer » la « mélodie » de « l’âme », qui est le signe distinctif de la poésie. Comprenons-le bien : la poésie telle qu’elle se joue dans le livre d’Yves Charnet, n’est pas un genre littéraire ; elle est cet acte même de « renouer » la « mélodie » de « l’âme », dont il importe peu qu’il s’accomplisse par le vers ou par la prose. Par Nougaro interposé, Yves Charnet assume, dans chaque fibre du corps organique de son livre, la caractéristique principale de la « mélodie » de son « âme » : le métissage, par lequel la « mélodie » de son « âme » tient tout à la fois de la musique populaire et de la musique savante, de la chanson, du jazz et du poème qui, « renoués » ensemble dans la matière sonore d’un livre, œuvrent à la transmutation de l’écriture en une voix faite chair, absolument unique et partageable avec tous.

Alexandre Dufrenoy

Mise en ligne : Arnaud Genon