COETZEE, CONVERSATIONS DEVANT UN DIVAN Par Mathieu Lindon — 8 avril 2016 à 17:21

«Que faire de la vérité ? Que faire sans elle ?» interroge dans sa préface Philippe Forest pour résumer ces «conversations sur le réel et la fiction» tenues entre J. M. Coetzee, le Prix Nobel de littérature 2003 né en Afrique du Sud en 1940 (et naturalisé australien en 2006), et la psychanalyste anglaise Arabella Kurtz. Ces «échanges» sont réunis sous le titre la Vérité du récit (The Good Story dans la version originale). Dès le début, Coetzee se demande à quoi rime la quête qu’il voit dans la psychanalyse : «Qu’est-ce qui vous pousse, en tant que thérapeute, à vouloir qu’un patient affronte la vérité sur lui, au lieu de collaborer ou de "conspirer" à une histoire - disons une fiction, mais une fiction épanouissante - qui lui permettrait de se sentir bien, assez pour arriver à mieux aimer et travailler dans la société ?»

Arabella Kurtz, tout au long du livre, va lui répondre pied à pied, mais c’est intéressant de voir comme Coetzee suit sa propre trace et adorerait croire «qu’on n’est pas libre d’inventer son passé», son idée reposant «sur une foi en la justice de l’univers». L’écrivain décrit deux formes de récits : ceux où l’homme («c’est, d’habitude, un homme») à qui s’identifie le lecteur a commis dans sa jeunesse un acte qu’il craint de voir révéler, et son contraire, le roman policier où le lecteur est du côté de «l’intrus inquisiteur». «Œdipe roi allie les deux formes : Œdipe est à la fois le détenteur d’un passé enseveli et le détective.» Quand on les lit comme «une allégorie des processus psychiques», de telles histoires portent «sur l’inanité de la tentative d’échapper à son passé pour se réinventer».

Mais Coetzee imagine «une histoire qui cherche à enseigner la morale inverse : on peut faire et refaire sa vie à sa guise, le passé est le passé, les secrets peuvent être librement enfouis et oubliés. Peut-il y avoir une histoire qui se termine par : "Et son secret tomba dans l’oubli, et il vécut heureux jusqu’à son dernier souffle" ?» Non, dit-il, ne serait-ce que parce qu’elle repose sur un paradoxe : «Le secret n’est pas vraiment enterré, car le lecteur le connaît.» D’où ces conclusions : «En d’autres termes, la tradition, non seulement morale et religieuse qui nous a pétris, mais celle même de l’histoire, voire peut-être la forme du récit, refusent d’admettre que l’on peut enterrer le passé. Mais si le vrai secret, inadmissible et le plus obscur, était qu’il est, en fait, possible d’enterrer les secrets et de vivre heureux à jamais ? Si le grand secret était ce que l’histoire d’Œdipe cherche à dissimuler ?» Si le seul vrai secret était : «On peut enterrer les secrets, effacer le passé, et la justice ne règne pas» ? «J’aimerais croire que l’univers est juste», dit Coetzee mais une voix en lui «ne cesse de demander : en est-il réellement ainsi ? Les exemples d’hommes qui prospèrent en ayant oublié leurs souvenirs gênants ne sont-ils pas légion dans la vie ?» «Vous voyez, la question du secret, remémoré ou oublié, continue à me ronger.»

La Vérité du récit vaut aussi par la façon dont Coetzee y développe des sortes d’opinions autobiographiques. Il exagère de fausse modestie quand, reprochant à des artistes de se vouloir «des diagnosticiens de leur temps», il les oppose à «nous, le commun des mortels». Mais, exerçant «le métier d’un marchand de fictions», la réalité, il «pense l’utiliser plutôt que la refléter». Il parle de la «régression» à laquelle, comme tout enseignant, il fut confronté, des bandes de jeunes et des difficultés de la société face à «un excès de mâles immatures». Pour lui, «l’art de l’écrivain réside dans la création d’une forme (d’un fantasme capable de parole) et d’un point d’entrée qui permettra au lecteur d’habiter ce fantasme». Si les vies des autres vues de l’extérieur ont toujours un caractère un peu faux, «plus radicalement», il pense «que nos besoins et nos désirs ont le même statut fictif». Il dit comment, à 8 ou 9 ans, il a compris qu’il était «immodérément enclin au fantasme». Et, «pourtant, je n’ai jamais pensé à renoncer à ma vie fantasmatique pour m’attacher au réel», la prenant plutôt «pour une affection congénitale» à porter comme une croix. Il parle de sa vie de Blanc sud-africain puis de Blanc australien après les massacres aborigènes, de la façon dont les générations actuelles construisent leur roman familial en innocentant leurs parents au nom des évolutions de la morale, sans se rendre compte qu’il faudra que leurs enfants aient la même indulgence (l’Australie actuelle utilise la déportation comme arme antimigratoire). «Nos vies apparentes ne sont pas nos vraies vies» : c’est ce que voudraient montrer conjointement le roman et la psychanalyse.

Mathieu Lindon

J. M. Coetzee & Arabella Kurtz La Vérité du récit. Conversations sur le réel et la fiction. Traduit de l’anglais par Aline Weill. Albin Michel , 2016, 188 pp., 20 €.

publié par Isabelle Grell