Nathalie, Louis et Charles : sur L’un pour l’autre de Nathalie Rheims

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Par Alexandre Dufrenoy

L’enfant fait ses premiers pas avec un mélange de fierté, d’excitation, de stupeur et d’appréhension. Il se demande s’il peut se lancer, comment vont réagir les autres, s’il va savoir marcher sans tituber et, surtout, combien de temps il va tenir. Quand on écrit, et a fortiori lorsqu’il s’agit d’un premier roman, le ressenti doit à peu de choses près être le même, et ce quel que soit l’écrivain considéré. Toutefois, dans le cas de Nathalie Rheims, tout n’est pas si simple. Lorsque L’un pour l’autre (1) sort pour la première fois en librairie en septembre 1999, on ne sait que peu de choses de son auteur. C’est une jeune romancière de quarante ans qui va devoir faire ses classes, ses preuves, ses épreuves. S’imposer avant de s’exposer, elle qui, à cette date, vit encore dans l’ombre, dans les ombres : celles des autres écrivains, d’abord, mais aussi celle de Maurice, son père – célèbre commissaire-priseur, historien d’art, romancier et académicien – et de Bettina, sa sœur ainée, photographe. Et il y a aussi, en arrière-plan, un troisième prénom à prendre en compte : Louis. C’est celui du grand regretté, ce frère avocat parti prématurément, ce « jeune homme passionnément aimé » (p. 11) et décédé onze ans plus tôt des suites d’une longue maladie. Le retrouver. Le faire vivre « à rebours » (p. 13), à travers un « entretien désespéré noué avec l’absence » (p. 69). Restaurer un équilibre perdu. Tenter, par l’arbitraire du langage et la versatilité des mots, de (re)donner corps à ce qui n’est plus. Tels sont les objectifs de ce bref récit à l’écriture feutrée, aussi puissante que sobre.

On y perçoit simultanément l’expérience d’une perte et la fragilité du souvenir. L’écrivain nous offre un témoignage maîtrisé et délicat où les vérités ne peuvent se dire qu’à demi-mots, à travers des miroirs troubles qui alternent les identités. Ils les altèrent aussi, en diffusant alentour la violence de la douleur. Une douleur qui, par instants, se teinte d’espoir…

Faire le deuil d’un de ses proches, d’un frère mort trop jeune à qui l’on estime ne pas avoir eu le temps de dire au revoir. En soi, le sujet de ce petit livre n’a rien de très novateur. Au premier abord, on se dit que c’est un récit autobiographique, un hommage littéraire comme il en existe beaucoup. Mais les apparences, c’est bien connu, il ne faut jamais s’y fier aveuglément. Oui, le premier texte de Nathalie Rheims est conçu selon une structure complexe, une architecture réfléchie qui, si l’on prend le temps de s’y attarder, révèle un véritable projet romanesque dont Pierre Assouline et Françoise Sagan s’étaient, à l’époque, fait les porte-paroles. Avant de poursuivre, peut-être pourrions-nous risquer une hypothèse : ce livre est le fruit d’un véritable travail de résurrection. Ce dernier terme, c’est dans son acception biblique qu’il faut l’entendre. Louis « se lève une nouvelle fois » – puisque tel est le sens littéral de la racine latine –, revient d’entre les morts et reprend vie par l’écriture. De plus, comme si cette métaphore ne suffisait pas, le destin a voulu que ce frère meure à l’âge symbolique de trente-trois ans, comme Jésus-Christ. Quant à l’idée de travail que nous évoquions plus haut, elle réside dans la construction même du livre. Car non, L’un pour l’autre n’est pas un récit ordinaire. Pour évoquer son frère, Nathalie Rheims fait la tombe buissonnière, prend des chemins de traverse, cherchant par-là « un lien, un fil conducteur possible » (p. 15), autrement dit une « voie » qui puisse « incarner » (p. 18) leur histoire.

Elle avance dans sa quête intime, certes, mais elle choisit pour cela – et c’est justement ce qui fait la spécificité du récit – de faire appel à un compagnon de route, à un autre fantôme : celui d’« un être de secret, de silence, enseveli dans les mémoires » (p. 13). Ce sera un acteur, Charles Denner, mort lui aussi, en 1995. Silencieux à l’extrême, il ne fait l’objet d’aucune biographie. L’auteur l’admire, elle a vu tous ses films. Ses rôles l’émeuvent profondément mais elle n’a aucune information liée à sa vie. Avec Louis, il partage la carrière passionnée, la judéité et la maladie. Après avoir joué Bertrand – le rôle principal de L’homme qui aimait les femmes – pour François Truffaut, Landru pour Claude Chabrol et Hirsch Langmann pour Claude Berri (2) – dans Le Vieil Homme et l’Enfant et La Première Fois –, il sera celui qui, en passeur, permettra à la romancière de retrouver ce frère, ce double aimant – celui qui l’a aimé, qu’elle aime et qui l’attire – avec qui elle se plait à dire qu’ils formaient « deux âmes jumelles en une seule et même chair » (p. 96).

Dès lors, les destins de l’avocat et de l’acteur vont s’entrecroiser, se télescoper jusqu’à ne plus en former qu’un seul. La littérature et le cinéma l’emportent sur le droit du frère, reprennent le droit, reprennent leur droit. Charles et Louis, l’un dans l’autre, l’un pour l’autre.

Polymorphique, ce livre l’est, assurément. Il alterne les formes d’écriture, les supports, les niveaux de langue, les pronoms. On passe régulièrement du tutoiement intimiste – celui qui est adressé au frère – au vouvoiement respectueux et distant, « si discret, si pudique » (p. 22), réservé au comédien. Tour à tour chronique, roman, « journal » (p. 40) et récit d’une recherche personnelle, le texte, malgré sa brièveté manifeste, réussit à multiplier les « morceaux de mémoire, fragments d’anecdotes et de souvenirs  » (p. 70). Ce sont autant de pièces éparpillées qui forment le vaste puzzle d’une vie, mais une vie rattachée à une autre par de profondes affinités électives : mélange des êtres, dialogue des arts, le tout pour aspirer à une nouvelle unité, une nouvelle identité. La narratrice (elle se prénomme Nathalie, on l’apprend p. 42 au détour d’une conversation téléphonique) envoie des courriers, contacte des gens. Elle rencontre même la famille de l’acteur secret : Alfred, son frère, Maryse, son épouse, Charlet, son fils. Tous lui parlent, lentement, doucement, un jour après l’autre. Au départ, le souvenir se fait exploration. Puis, peu à peu, le petit monde de Charles Denner émerge de l’ombre. Les images arrivent. Des flashs et des plans fixes. L’arrivée à Paris des parents, qui quittent leur Pologne natale. Leur vie de misère, puis de pauvreté. Le refuge clandestin à la campagne, pour échapper aux rafles nazies. La Résistance. Le Parti Communiste. Le TNP et Jean Vilar… Dès ce premier récit, Nathalie Rheims renouvelle à sa manière le genre autobiographique, installant ainsi les éléments, les thèmes qui, à l’avenir, nourriront l’ensemble de son œuvre et guideront son esthétique. Plus précisément, elle s’essaye à l’autofiction (3), abandonnant de facto l’idée de linéarité chronologique au profit d’instants de vie pris isolément, mis bout à bout sans lien apparent pour rythmer la narration.

Outre sa construction en miroir, ce récit tire une partie de sa puissance des évocations fugitives qui le parsèment, ces visions épiphaniques qui s’offrent au lecteur comme des apparitions, des mirages dans un temps arrêté : une rue déserte d’Amiens, une voiture qui se gare, moteur coupé, pour mieux apprécier un air de Georges Delerue, une maison de famille à Romainvilliers. Tous ces gens rencontrés, ces lieux arpentés en silence, ces moments vécus qui ont l’air anodins sont là pour nous rappeler qu’avant nous d’autres les ont vécus, les ont connus, les ont ressentis. Ils nous disent combien les êtres sont éphémères, soumis à la finitude, et pourtant éternels. Reste que l’on devrait appréhender ce livre comme on regarde un ballet ou comme on écoute un opéra. Prendre chaque fragment de texte comme un chœur dont les paroles (les mots) et la mélodie (le style) ne nous quittent plus, même une fois la lecture terminée. Ils s’imprègnent en nous.

À travers Charles, on retrouve un peu de Louis, sans s’attacher ni à l’un ni à l’autre, sans les quitter tout à fait. Comme dans un pas de deux, l’acteur et le frère se tiennent délicatement par la main. Et à l’extrême bout du doigt, quand la musique s’interrompt, que les mains, les visages et les êtres feignent de se séparer, il reste les mots. Comme un chant que l’on n’en finit pas de se fredonner et qui, au fond, nous aide à vivre.

Notes

(1). Nathalie Rheims, L’un pour l’autre 1999, Paris, Gallimard, « Folio », 2001. Toutes les références paginées, indiquées entre parenthèses dans le corps de l’article, renvoient à cette édition.

(2). La romancière et le cinéaste ont vécu ensemble pendant dix ans, de 1999 à 2009, jusqu’au décès de ce dernier. Sur cette liaison, on pourra lire Claude (Paris, Léo, Scheer, 2009), un vibrant récit entre tombeau et autobiographie réelle.

(3). Il faut ici signaler que Nathalie Rheims, soucieuse d’entretenir à la fois son indépendance artistique et son tempérament discret, se tient volontiers à l’écart des débats que suscite encore, près de quarante ans après son émergence, la forme autofictionnelle. Vis-à-vis de ce concept hybride, elle cultive un positionnement sceptique, entre incertitude et rejet contenu. En effet, bien que ses écrits intimes en respectent tous les paramètres formels, en entretien l’auteur reconnaît ne pas être très à l’aise avec le terme, lui préférant la notion de « roman vrai ». Choix d’autant plus curieux, d’ailleurs, que la première édition de L’un pour l’autre avait paru chez Galilée, là même où Serge Doubrovsky avait fait publier Fils, le prototype du genre, en 1977.

Mise en ligne Arnaud Genon - 06.11.2016