Amour amer à mort : sur Lettre d’une amoureuse morte de Nathalie Rheims

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Par Alexandre Dufrenoy

C’est un choc, comme une flèche décochée en plein cœur. Un livre qui déconcerte, déstabilise. Une vérité qui s’impose à nous, dans la nudité des sentiments. Un de ces textes qui, malgré leur minceur apparente, semblent écrits à même la peau, avec du sang en guise d’encre. Pour son deuxième livre, Nathalie Rheims continue de surprendre. Après un premier texte inclassable, récit composite où, dans un subtil mélange de roman, de poésie et de journal intime, elle croisait les destins de son frère Louis et de l’acteur Charles Denner, la romancière persiste et signe. Avec cette Lettre d’une amoureuse morte(1) – qui aurait pu être placée sous le patronage de Jean Cocteau, comme en un ultime signe de reconnaissance, en souvenir de La voix humaine (2) -, elle nous invite à pénétrer un peu plus les méandres de l’âme, et ce à travers des mots émouvants qui font des lignes remuantes, entre vers libre, poème en prose et prose poétique. Un récit passionné qui, à première vue, peut sembler aussi froid qu’une dalle de granit noire mais qui, pour peu que l’on accepte de succomber au vertige de la langue, se révèle aussi brûlant qu’une flamme entretenue, à l’image de celles que le désir peut allumer en chacun de nous. On est comme suspendu, entre angoisse et espérance, à attendre un signe...

« Emmurée, repliée, immobile » (p. 10) dans une chambre aux murs drapés de noir, couleur de deuil, d’absence et de mélancolie, une femme que la vie désenchante reste seule, prisonnière de sa solitude et de son corps qui dépérit, littéralement hantée par le souvenir d’« une passion détruite » (p. 9). Elle parle, elle pleure, elle crie, elle hurle, dans une immédiateté qui transcende. Elle tente de cracher sa souffrance par la parole proférée. Elle écrit aussi. Sur les murs, sur l’amour, sur la mort. Sur sa mort, surtout. Elle cherche à l’envisager, à mettre un visage sur cette fin inéluctable, celle que l’on ne peut apercevoir que lorsqu’il est trop tard. C’est « la seule issue, l’unique délivrance le seul avenir possible » (p. 66). Celle qui était jadis transie d’amour attend maintenant de l’être définitivement, de froid, d’effroi, « dans cette étrange et glaciale promiscuité » (p. 86) que la mort attend de lui offrir. À la scène du bal, grâce à laquelle les deux amoureux s’étaient séduits (p. 87), succédera la Danse macabre de Camille Saint-Saëns. Entre ladite Danse macabre et la troisième symphonie, celle composée pour orgue et orchestre, il y a ce « vide infranchissable » (p. 21), que seul le langage poétique peut combler.

Mais finalement, à y regarder de plus près, Lettre d’une amoureuse morte est bien plus qu’un simple poème de deuil : c’est un livre-tombeau. L’héroïne s’enterre en même temps qu’elle enterre son amour, et ce dans un geste qui pourrait s’apparenter à un hommage, comme s’il s’agissait de glorifier un passé trop tôt disparu, de l’évoquer une deuxième et dernière fois.

S’il nous fallait parler des personnages, des instances qui gouvernent ce livre, il suffirait de dire qu’elles sont trois, comme les Parques qui, quand sonne l’heure dernière, coupent le fil reliant jusqu’alors l’homme au monde. La première écrit. Elle écrit pour elle-même ; elle écrit pour lui, l’aimé qui n’est plus là, cet ange diabolique qu’elle a perdu avant de se perdre elle-même ; elle écrit sur elle, l’autre, dont on a du mal à savoir si c’est une femme humaine. Car cela pourrait tout aussi bien être la Mort « en personne », une femme imaginaire armée d’une faux qui, « lèvres minces, masque glacial, regard implacable » (p. 59), rôde dans les pages de ce livre comme dans les allées d’un cimetière. Trois personnages, trois présences, devrait-on dire : le mari, la femme et l’amante. Canevas classique, « triangle maudit » (p. 86) construit sur le modèle des grandes pièces du théâtre classique que l’auteur admire, et notamment celles de Racine, mais dont Nathalie Rheims ne nous dévoile rien. On ne connaîtra jamais leurs noms, on ne verra jamais leurs visages, on n’apprendra rien de leurs passions, ni de leurs vices ou de leurs vertus. Que sait-on d’elles, alors ? Eh bien rien si ce n’est que l’héroïne est une femme abandonnée qui cherche à dire son mal-être. Elle entaille le papier comme elle meurtrit sa chair, « à la lame, à la larme » (p. 60), pour mieux y imprimer les stigmates de sa douleur.

Or comment la formuler ? Comment dire la souffrance ? C’est l’une des grandes questions que soulève cette œuvre. Question qui, si elle n’a pas le monopole de la nouveauté – elle traverse la littérature depuis la Rome antique – tend au moins vers l’universel. Avec la Lettre d’une amoureuse morte, notre écrivain se fait passeur. Elle régénère à sa manière un topos, un poncif littéraire : celui de la missive d’amour (3), genre sur lequel elle fait souffler un vent de modernité en le plaçant au carrefour du monologue tragique – elle a passé quelques années au Conservatoire d’art dramatique de la rue Blanche – et de la cantate lyrique – elle en évoquera une de Jean-Sébastien Bach dans un livre ultérieur (4).

Bref et condensé (moins de 90 pages d’une quinzaine de lignes chacune), le livre, on peut facilement l’imaginer, est d’autant plus profond. Et c’est justement de cette souffrance amoureuse – puisque tel est le premier sens du mot « passion » - que naît la profondeur. L’écriture, découpée en fragments de longueur variable qui sont autant de petits poèmes indépendants, pourrait ici se rapprocher de la prière, de l’invocation.

« Guérir de ce mal incurable » (p. 84), soigner le mal par les mots. Sans doute est-ce là l’une des multiples facettes de ce texte hybride, l’une des fonctions que l’auteur assigne à la littérature. En admettant qu’elle soit vraie, ou du moins plausible, cette hypothèse – qui, il faut bien l’admettre, sent un peu la naphtaline – est à considérer avec précaution. Pour une littérature-médecine, avouez que c’est un peu fort, un peu violent ! A l’image de l’amour, peut-être ? Quoi qu’il en soit, prenez bien garde à respecter la posologie, en évitant de trop forcer sur les doses. Apprenez qu’il en est des beaux livres comme de l’amour : à trop en vouloir, à trop en faire tout de suite, on est souvent déçu. Au risque de dissuader certains lecteurs trop pressés, il faut tout de même signaler que ce texte, malgré sa beauté et sa puissance dramatique, n’est pas sans présenter une certaine opacité, le principal obstacle étant sans doute lié au phrasé déconstruit, typique du monologue intérieur, et ce depuis Les Lauriers sont coupés (5) d’Edouard Dujardin. Les phrases sont sinueuses, torturées, atypiques, voire même, parfois, carrément hermétiques. C’est qu’elles obéissent à une logique cachée, à une nécessité liée au sujet même du livre. En dehors de l’amour, il n’est aucun autre salut possible pour cette femme qui crie son désespoir. Elle se voit tout simplement dépossédée de sa force vitale, de son sens de la mesure et de l’équilibre. Elle n’a pas d’autre choix que de flotter dans des souvenirs fuyants qui, comme le ressac de la mer – métaphore qui rappelle facilement Les Vagues (6) de Virginia Woolf, œuvre chorale complexe faite de six monologues entrelacés selon un « flux de conscience » –, se déchaînent, s’estompent puis s’évanouissent.

Pourtant, jamais il n’y a d’aigreur, jamais de ressentiment. Elle aime encore, elle aime toujours. Trop. Les regrets ne se changent pas en remords, ils restent de simples souvenirs, des instants de vie que l’on contemple. Et la voix de s’engloutir peu à peu, de s’effacer derrière le texte, n’existant qu’à travers lui, comme si elle ne vivait que dans le regard de celui qui l’a délaissée pour une autre. Reste qu’il serait vain de disséquer ce livre qui, finalement, est aussi vibrant qu’une douleur. Il faut s’y plonger comme on se noie, à l’image de cette femme que la souffrance aveugle et qui, par les mots, tenterait de retrouver la vue. Pour renaitre à la vie.

Notes

(1). Nathalie Rheims, Lettre d’une amoureuse morte (2000), Paris, Gallimard, « Folio », 2002. Toutes les références paginées, indiquées entre parenthèses dans le corps de l’article, renvoient à cette édition.

(2). Jean Cocteau, La Voix humaine (1930), Stock, « Théâtre », 2001.

(3). Pensons par exemple aux Héroïdes d’Ovide (éd. de J.-P. Néraudau, trad. du latin par T. Baudement, Paris, Gallimard, « Folio Classique », 1999). Dans ce recueil de lettres fictives, on croise plusieurs grandes figures féminines – toutes puisées dans le fonds mythologique des Grecs – qui, délaissées par leurs amants, pleurent leurs amours passées sur une tonalité élégiaque.

(4). Nathalie Rheims, Laisser les cendres s’envoler, Paris, Léo Scheer, 2012, p. 6.

(5). Edouard Dujardin, Les Lauriers sont coupés (1888), éd. de J.-P. Bertrand, Paris, Flammarion, « GF », 2001.

(6). Virginia Woolf, Les Vagues(1931), préface et trad. de l’anglais par Marguerite Yourcenar, Paris, Le Livre de Poche, 1982.

Mise en ligne Arnaud Genon