La vie spirituelle de Laurence Nobécourt

« Cette année-là, les amandiers ont fleuri dès le mois de février en France. À Kyoto, les bourrasques de neige ont duré jusqu’à la mi-mars. Je me suis réveillée du rêve. J’ai accepté d’aimer et j’ai connu ainsi que le printemps existe pour toujours. »



Une romancière française décide de partir au Japon, à la recherche d’un poète inconnu qu’elle croyait avoir inventé : Yazuki. Elle traverse un pays de neige, de silence et de mots. Elle change. Invente. Rencontre son personnage et une autre vie possible. L’imagination forte engendre-t-elle l’événement ? Avec sensualité, drôlerie, douceur, Laurence Nobécourt nous offre un manifeste littéraire et spirituel.

Extrait:: http://liseuse-hachette.fr/file/38252?fullscreen=1 Cette année-là, les amandiers ont fleuri dès le mois de février en France, et je me suis réveillée du rêve. À Kyoto, les bourrasques de neige ont duré jusqu’à la mi-mars.



C’est ainsi qu’aurait pu commencer le livre, si je l’avais écrit, si je n’avais pas vaincu ma honte d’être née, de me nommer, d’espérer, si je ne m’étais pas défaite, depuis que le monde est monde, de cette sensation d’impureté et de blessure qui a fait de ma vie un appel poétique me retenant au bord du langage, au bord d’oser écrire autre chose que de la prose, jusqu’à cette année-là où l’échec m’a laissée exsangue un hiver entier à côté du poêle, avec la conscience qu’il n’y avait désormais plus rien à attendre. Et alors, la poésie est devenue possible. Mais il y avait cette honte originelle de 1968, l’année de ma naissance, cette honte de 1994, l’année du premier livre publié, la honte de prendre la parole, d’oser prétendre, et enfin la honte de 2003 qui restait enkystée dans mon être : cette fois-là où je n’ai pas risqué et me suis rétractée dans un repli intérieur que personne ne connaît, que je n’ai avoué avec le temps qu’à quelques-uns, cette fois-là où je n’ai pas osé signer ces trois vers écrits dans un journal, que j’ai préféré « citer » par peur,

''Soldats Dans leur bouche informe, au sable, le sang s’est mêlé À pleines mains ils rassemblent leur ventre dispersé Une tête tranchée gît, soudain, à leurs pieds Comme une tache de couleur stupéfaite Sur la toile paisible d’un drapeau blanc''

que j’ai préféré attribuer à un poète nippon parce que j’ai rendez-vous avec le Japon depuis toujours, j’ai rendez-vous depuis que je cours dans les rues de Paris-17e arrondissement avec mes pièces de cinq francs serrées dans mes toutes petites mains, depuis que je rêve d’avoir un carnet Hello Kitty, une trousse Hello Kitty, depuis que le Japon avec Hello Kitty a pris racine en moi, avec ses kimonos et sa sobriété métaphysique que je regardais intensément en allant dépenser l’argent de poche de mon enfance chez Daïmaru, au Palais des Congrès, cette sobriété métaphysique si loin des paysages de mon enfance et qui m’attire à six ans, qui m’attire à dix-sept ans, à trente ans, à quarante ans. Depuis que j’ai vu le film Hiroshima mon amour, je crois qu’un amour japonais m’attend quelque part dans le monde, et c’est lui que j’invente parce que l’amour ne vient pas, l’amour comme je voudrais qu’il soit, un amour relevant d’un ordre supérieur indestructible, et je l’appelle Yazuki, un nom issu de cette mémoire qui est un autre mot pour dire imaginer – se souvenir –, une imagination en couleurs, YAZUKI. Je cite ces vers du poète Yazuki, le vendredi 28 mars 2003, à la fin de la chronique « Mon journal de la semaine » de l’écrivain Nobécourt, j’écris « Je lis tous les matins un poème à voix haute. Hier, je suis tombée sur ces quelques vers de Yazuki », parce que le président des États-Unis a annoncé sa décision d’envahir l’Irak et moi qui n’ai pas la télévision, n’écoute pas la radio et ne lis pas la presse, je ne vois pas d’autre réponse raisonnable à la guerre. La poésie est le tremblement de la langue, or qu’est-ce qui nous rend humains sinon ce qui nous fait trembler.

Site de l'auteure: http://laurencenobecourt.com

publié par Isabelle Grell