Piere Guyotat
Par Isabelle Grell le dimanche, septembre 2 2018, 11:26 - parutions récentes - Lien permanent
Présentation: https://lautre-bureau.com/communication/parution-de-idiotie-de-pierre-guyotat/
Critique dans Télérama: https://www.telerama.fr/livres/idiotie,n5771194.php
Récit initiatique du passage à l’âge adulte, révolte qui s’affirme contre l’injustice, naissance d’un poète… Guyotat se raconte en de stupéfiants tableaux. Dans les ultimes pages de Formation (2007), première étape du chemin autobiographique et poétique de Pierre Guyotat que prolonge aujourd’hui le stupéfiant Idiotie, l’adolescent de 14 ans auquel était révélée sa vocation d’écrivain observait : « Les mots (…), ils sont déjà devant moi dans le noir interne de mon front quand je ferme les yeux, je ressens que j’y trouve les moyens de vivre, et déjà de dominer ma vie, le monde… » C’est précisément « dans le noir interne du front » du poète, au présent et au plus près de sa respiration et de ses pensées, de plain-pied dans ce flux intérieur qui le traverse et l’anime, ce courant violent où se mêlent et s’ordonnent sensations et images, que l’on se trouve immergé lorsqu’on ouvre n’importe lequel des livres de Pierre Guyotat. S’ils sont plus directement accessibles que d’autres de ses ouvrages (les chants monstrueux du Tombeau pour cinq cent mille soldats et d’Eden, Eden, Eden, ou les textes « en langue », pétris d’oralité, de Progénitures…), ses trois récits autobiographiques — entre Formation et Idiotie s’intercale Arrière-fond (2010), centré sur l’été de ses 15 ans —, dans lesquels se déploie la genèse de la prise de conscience de son don poétique, ne font pas exception à la règle. Portés par son souffle, habités par son esprit, Formation, Arrière-fond et Idiotie retracent un itinéraire affectif, sensuel et spirituel qui voit un enfant s’extraire d’une lignée donnée et d’une destinée promise, pour littéralement entrer en poésie — comme d’autres entrent en religion, voire en sainteté. Et à cet art s’astreindre à consacrer sa vie, à vouer chaque atome de son être, chaque seconde de son temps, chaque étincelle de son énergie, chaque goutte de sa sève. « Cet Idiotie traite de mon entrée, jadis, dans l’âge adulte, entre ma dix-huitième année et ma vingt-deuxième année, de 1958 à 1962 », résume de façon lapidaire Pierre Guyotat sur la quatrième de couverture du livre. Lequel s’ouvre par ces mots : « Paris, automne 1958, sous le pont de l’Alma, autour de minuit, troisième nuit dehors de notre échappée à Paris depuis Lyon où, sortant de neuf années de pensionnat, lycéen en philosophie, je vis chez le jeune frère de mon père, psychiatre. »
De fait, c’est la sortie de l’adolescence qu’expose la première partie d’Idiotie. On ne saurait dire que Guyotat « raconte » ou « se raconte ». Il s’agit bien moins d’un récit que d’une succession de scènes, comme projetées en très gros plan et presque immobiles, réalistes jusqu’au vertige, saturées jusqu’à suffocation de détails et de sensations — visions de rues de Paris ou de banlieue, de bords de Seine, de chambres et d’arrière-boutiques, de corps féminins, de chairs offertes et interdites. Stupéfiants tableaux animés, emplis de matières, inondés de vie, gorgés de fluides et d’odeurs, tout ensemble sublimes et triviaux, qui mettent peu à peu au jour le désarroi d’un tout jeune homme, harcelé par le sentiment de honte, et que la mort récente de sa mère plonge dans un chagrin proche du désespoir. Révélant aussi les incertitudes du jeune poète — dès 1960, Guyotat écrit son tout premier livre, Sur un cheval, qui sera publié l’année suivante au Seuil, sous pseudonyme à la demande de son père — écartelé entre la vie et l’art. Littéralement disloqué par les impatiences contradictoires de participer au grand mouvement du monde et de s’en exclure afin de se consacrer à la création dont il perçoit qu’elle exigera le don absolu de sa personne. En même temps, se précise la nécessité d’inventer sa propre voix : « Et, par-dessus tout, moi qui pourtant sais patienter — espérer plutôt que patienter —, je ne crois que dans l’inspiration, que dans ce qui se fait d’un coup, sans reprises : décomposer un acte, en phrases, quand la logique est une lumière, un éblouissement, une danse, un rire, l’accord avec Dieu Créateur… Admettre un mode d’emploi, quand tout est électrique, court-circuit, composer avec le réel, (…) déchirement pour un enfant de Dieu — qui Dit et C’est. »
Composée d’une même succession de scènes précises, étayée par une pensée qui s’affirme — à la culpabilité, ont succédé les convictions profondément rétives à l’injustice, donc anticolonialistes, et parfaitement subversives —, la seconde partie d’Idiotie revient sur les mois cruciaux que Pierre Guyotat passa en Algérie, au début des années 1960. Une expérience fondatrice, dont il nourrira notamment le Tombeau. Arrêté par la Sécurité militaire en 1962 pour « atteinte au moral de l’armée », il est interrogé dix jours, enfermé au cachot trois mois, puis muté dans une unité disciplinaire de la vallée du Chélif. Ce sont ces moments d’âpreté inouïs, quotidiens et collectifs (« je ne peux pas laisser quelqu’un en dehors du monde, c’est impossible. Je veux que tout le monde soit réuni dans le même espace de miséricorde » (1) ) qu’expose Idiotie, dans les pages duquel on assiste à la naissance du poète unique et essentiel qu’est Pierre Guyotat. Tout entier dévolu à « la Création dévorante », mais pour toujours conscient « de la violence du monde », et par elle à jamais révolté.
(1) Dans Humains par hasard. Entretiens avec Donatien Grau, éd. Gallimard, coll. Arcades (2016).
Idiotie, Grasset, coll. Figures, août 2018.
publié par Isabelle Grell