Une vie en toutes lettres : à propos de Mes écrivains. Une histoire très intime de la littérature ou pourquoi j'ai commencé à écrire, Rémanence, Coll. Traces, 2018

Par Alexandre Dufrenoy, Université Lille III

« J’ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres » (1). Ainsi s’exprime Jean-Paul Sartre dans Les Mots, autobiographie publiée chez Gallimard en 1964, l’année même où, soucieux de décliner toute distinction honorifique qu’il juge contraire à sa doctrine existentialiste – un artiste, s’il veut rester homme, doit avoir la liberté d’échapper au carcan de l’institution afin de ne pas se laisser transformer en monument -, il refuse à Stockholm le Prix Nobel de littérature. L’information n’est pas qu’anecdotique ; au contraire, elle s’avère d’autant plus éclairante que cette formule, on s’en souvient, introduit un paragraphe (dont on saisit dès lors toute la charge ironique) dans lequel le narrateur homodiégétique, en enfant émerveillé par le « temple » (2) que constitue à ses yeux la bibliothèque de son grand-père maternel, manifeste vis-à-vis de l’objet imprimé une attirance irrépressible : il l’idéalise à l’extrême, le sacralise, au point qu’il n’hésite pas, par le truchement d’une métaphore filée, à le doter de pouvoirs presque mystiques. Oscillant sans cesse entre culturel et cultuel, lecteur et personnage sont ainsi invités, ensemble, dans une connivence réciproque et un recueillement de circonstance, à pénétrer au c(h)œur d’« un minuscule sanctuaire » pour se joindre à d’authentiques « cérémonies » (3) occultes ("au culte") très codifiées : on apprivoise les livres comme on entre en « religion » (4), et par conséquent il importe, respectueusement, humblement, de « révér(er) » (5) ces textes, de les « mani(er) (…) avec une dextérité d’officiant », de les « honorer » (6), comme s’ils formaient liturgie et qu’ils portaient en eux le témoignage d’une Parole divine.

Toute proportion gardée, et en nuançant évidemment le propos, c’est avec à l’esprit cette approche que l’on pourrait tenter de percer la « mécanique scripturaire » (p. 48) qui sous-tend Mes écrivains, le deuxième récit qu’Arnaud Genon vient de faire paraître, fin 2018, aux Éditions de la Rémanence. Puisqu’il nous faut l’appréhender, en « déceler les rouages » (p. 48) et en présenter les enjeux, commençons, dans une stratégie paradoxale de négation, par affirmer ce qu’il n’est pas : il ne s’agit ni d’un tombeau composé pour glorifier de grands auteurs disparus – à aucun moment l’auteur ne cède à la tentation du pathétique, jamais il ne laisse poindre l’élégie – ni d’une « histoire de la littérature traditionnelle » (p. 10) – démarche qui supposerait un positionnement résolument factuel que l’on ne trouve guère. L’objet est ailleurs. En vérité, ce qui se joue dans ces pages semble relever de l’immatériel. Ce que l’on perçoit, ce que l’on ressent, ce qui se dégage de ce petit texte, c’est peut-être avant tout le sentiment exacerbé d’une communion, tour à tour personnelle et collective, des esprits et des affinités. Autrement dit, on assiste, dans un mouvement assumé d’ouverture à l’autre – il s’agit explicitement de « transmettre » (p. 9) quelque chose aux lecteurs ; et c’est d’autant plus essentiel qu’Arnaud Genon, de profession, est également enseignant dans le secondaire – au développement, au déploiement, par les mots et à travers l’acte d’écriture, d’un cheminement intérieur. Grâce à une structure qui, par certains aspects, peut évoquer celle du bildungsroman allemand (un récit de formation dont la linéarité chronologique aurait cependant été volontairement atomisée), on suit, en quatorze sections de longueur variable, entre enfance et âge adulte, la trajectoire « très intime » (p. 10) d’une conscience qui se forge, le parcours d’une personnalité toujours en devenir, lequel sera, comme en fil rouge, sans cesse enrichi, voire déterminé par la maturation progressive d’une sensibilité esthétique.

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Mais de qui parle-t-on, au juste ? Et qui parle, dans Mes écrivains ? Que dire du dispositif d’énonciation ? Au premier abord, force est de reconnaître que l’on entend une voix, que l’on remarque une présence. Tout ce que l’on sait, c’est qu’il y a « un "je" qui écrit » (p. 102) et qui, du même coup, se dévoile. On finit par s’y attacher, par s’en sentir proche. Il se confie, il se livre dans le livre, on l’écoute, on le reçoit. Il est comme un ami, un compagnon de route que l’on voudrait ne jamais devoir quitter, même une fois la dernière page tournée. On l’aime. C’est sans doute ça, la « fraternité littéraire » (p. 77). Est-ce l’auteur ? Est-ce l’écrivain lui-même qui prend en charge sa narration ? Est-ce un autre ? Eh bien, à vrai dire, c’est tout cela à la fois, et les choses ne sont pas si simples !

« Ma petite histoire très intime de la littérature est une autofiction… » (p. 10). C’est écrit. Transparent. Noir sur blanc, dès l’avant-propos. Si bien qu’on pourrait croire l’affaire classée. Par cet aveu – Philippe Lejeune, dans Le Pacte autobiographique, parle de « déclaration solennelle » (7) – les choses sont tout de suite posées et placées sous la bienveillante tutelle de Serge Doubrovsky, ce « monstre sacré » (p. 47) à qui l’on doit, sinon l’invention de la forme proprement dite, du moins la démocratisation du concept qui la désigne. Autofiction ? Reprenons, par souci de clarté théorique, les choses à leur origine. Dénouons-en les « fils ». D’après la définition oxymorique que Fils – et avant lui Le Monstre (8), sa « première version tentaculaire » (p. 48) dont Grasset, en septembre 2014, a édité les 2 500 feuillets du tapuscrit – initie, il s’agirait d’une « fiction, d’événements et de faits strictement réels » (9), c’est-à-dire d’un texte, d’un récit de vie dont la matière serait factuelle, et la manière, elle, fictionnelle.

Respectant scrupuleusement le programme, tenant compte de cette bipolarité fondamentale, de cette tension constitutive du genre, on constate qu’Arnaud Genon, en connaisseur, applique à la lettre la recette. Il s’appuie pour cela sur un postulat narratologique qu’il prend soin d’énoncer clairement – « Le je sait parfois être une deuxième personne » (p. 78) –, et qui l’amène, pour une petite centaine de pages, sinon à disparaître en se retranchant pudiquement derrière son écriture, du moins à « (s)’absenter de (lui)-même » pour « (s)e sentir plus léger, débarrassé de ce qui l’encombre » (p. 68). Il se met à distance pour se « recompose(r) (un) corps artistique » (p. 62) pur, neutre, abstrait : celui d’un avatar fictif dédoublé, d’un "je" qui naît par jeu, qui laisse du jeu entre soi et le monde, qui n’a d’essence que romanesque, qui n’a de sens et d’existence que dans la sphère verbale propre à l’univers diégétique. Néanmoins, on le devine, les frontières sont ténues, poreuses, d’ailleurs l’ambigüité est cultivée de telle sorte que les lecteurs, décontenancés, pourraient sans se méprendre imaginer que « le personnage à qui il prête sa voix, c’est peut-être lui… » (pp. 75-76). Ils ont raison. Cette voix, façonnée de toutes pièces, est celle d’un homme. Cet homme, ce narrateur, on le découvre au fil des pages. Il s’appelle « Arnaud Genon », lui aussi. Nous le rencontrons plusieurs fois « en son nom propre » (p. 91), sous son propre nom. Toutefois, son identité n’est authentifiée que subrepticement, par le biais d’artifices d’écriture, et notamment les dialogues au style direct : c’est ainsi qu’il apparaitra, d’abord sous son patronyme (p. 18), puis, à quatre reprises, avec son seul prénom (p. 20, 37, 65).

Ce livre, c’est donc d’abord l’histoire d’une vie. Mais c’est aussi, et surtout, le déroulement d’une vie parsemée d’histoires, marquée par une multitude de routes aux traces enfouies. De fait, les chemins apparaissent, les voies s’ouvrent. La voix se libère, résonne, raisonne, se pose, se dépose, s’expose, s’impose pour venir défricher la mémoire, en exhumer les rémanences, en mettre à jour les diverses strates, les couches sédimentées, et ce jusqu’à devenir « l’archéologue de son propre passé » (p. 72). Un passé qui aurait la particularité d’être sélectif parce qu’exclusivement tourné vers le littéraire, un peu comme si Indiana Jones avait entrepris sa dernière croisade à la bibliothèque d’Alexandrie. En effet, bien qu’il ne revendique pas la filiation de façon évidente, l’auteur, avec ce texte, nous donne (et c’est flatteur !) l’impression d’entrer (à son insu ?) dans cette famille relativement restreinte d’écrivains qui, à l’instar de Françoise Sagan (9) ou de Michel Tournier (10), s’attachent, par bribes saisies sur le vif, à « réveiller des souvenirs de lecture » (p. 50). De ceux qui laissent en eux leurs empreintes indélébiles, « qui accompagnent une vie » (p. 52). De ceux qui, parfois même, dans le meilleur des cas, les marquent au point de les changer, voire d’influencer leurs destins…

Mais ne nous trompons pas, restons vigilants, et gardons-nous bien de voir en « Arnaud Genon » (le narrateur) une quelconque réinterprétation postmoderne de Swann. D’abord parce qu’il n’a en aucun cas l’étoffe du héros de Marcel Proust, et ensuite parce que la dynamique mémorielle, d’un texte à l’autre, est véritablement différente.

Dans Mes écrivains en effet, ce qui oriente la résurgence du souvenir, ce n’est pas une quête qui irait d’aujourd’hui vers hier : il ne s’agit pas de partir « à la recherche du temps perdu ». Nous ne sommes pas à Combray, tante Léonie n’est pas là, il n’y a ni thé à boire ni madeleine à déguster. Par conséquent, impossible, après avoir avalé une hypothétique bouchée de gâteau, de ressusciter (re-susciter) par l’évocation les émotions sensibles d’antan dans leur virginité primitive. Ici, c’est autre chose : tout porte à croire que les livres et les auteurs retenus le sont moins pour le ressenti fugace qu’ils auront fait naître chez le narrateur (excitation extrême au moment de lire Doubrovsky ; ennui profond un jour de pluie avec Jules Laforgue ; plaisir de découvrir Le Portrait de Dorian Gray ; dégoût des Lettres de mon moulin ; choc décisif de Jacquou le Croquant, etc.) que pour l’impact humain durable qu’ils auront eu sur sa personne. Seul compte ce que ces œuvres lui auront apportées, l’influence qu’elles auront eue sur lui, ce qu’elles racontent de lui, ce qu’elles dévoilent en « palimpseste » (p. 72) de ses velléités profondes.

Pour prolonger ce point, profitons-en pour signaler que cette question de nature humaine, aussi centrale soit-elle, ne saurait s’envisager, ni être pleinement comprise, sans aborder ce qui lui est ontologiquement supérieur : le métaphysique, le sacré, dont le détour par Jean-Paul Sartre, au début de ce compte-rendu, nous avait déjà permis d’esquisser doucement quelques contours. Car oui, dans une certaine mesure, il est possible de lire ce texte (au mois en partie) dans une perspective chrétienne.

Ce qui frappe, dès la première lecture de l’ouvrage, c’est, au-delà de ses indéniables qualités stylistiques – où la fluidité et la simplicité de la forme servent avec élégance la profondeur du contenu –, le climat de lourdeur, de tension intérieure qui agite le narrateur. L’avant-propos, à ce titre, est intéressant : on le voit, le personnage y met sur le même plan, dès la deuxième phrase, sa découverte « capital(e) » (p. 9) de la littérature et la mort de sa mère. C’est plus profond qu’il n’y paraît… En effet, là où, à mon sens, les deux événements se rejoignent, c’est dans la notion d’apocalypse. Avant de poursuivre l’explication, il est important, je crois, de rappeler que, dans la langue française, ce terme est à double entente, et que Mes écrivains se situe justement à la croisée des deux acceptions.

Il y a tout d’abord le sens du langage courant, celui qui traduit l’idée lénifiante d’une "fin du monde" : c’est le cas ici, de façon d’autant plus nette que le deuil maternel (11), avec l’effritement progressif des repères personnels qu’il provoque inévitablement (« le monde s’effondrait sous mes pieds », nous dit-on), engendre de facto un vide existentiel abyssal, a fortiori chez l’enfant (« J’avais onze ans »). Quant à l’autre emploi du mot – théologique, cette fois –, c’est dans le Livre qu’il faut aller le chercher, c’est-à-dire dans la Bible : l’Apocalypse y désigne le quatrième évangile du Nouveau Testament (celui de Jean), qui, d’après l’étymologie grecque, peut aussi être appelé Livre de la Révélation de Jésus-Christ. Et c’est exactement de cela que nous parle Arnaud Genon dans son autofiction : contrairement à Rousseau revenant d’Annecy après avoir rencontré Madame de Warens, il ne se convertit pas ; il s’agit bien pour lui de témoigner (même famille que "testament" ; l’un dérive de l’autre), de nous « transmettre » (p. 9) ses messages, sa « révélation » (p. 12, 24) culturelle et cultuelle, éthique et esthétique.

De cette « découverte » (p. 9) essentielle, il aura su tirer une vraie valeur cathartique. On lit, ça lie. Il y aura trouvé une clé de voûte (céleste), un viatique extraordinaire pour cheminer (plus ou moins) seul, aussi bien en lui-même que vers l’extérieur, vers la résilience. Grâce à elle aussi, par son intermédiaire, il aura reçu l’onction, en quelque sorte : une Lumière qui jaillit pour le guider et le nourrir, un Esprit Sain(t) qui de ce jour ne le quittera plus, constamment revivifié. Ç’aura été sa résurrection. Il aura dépassé, transcendé la mort d’une autre, jusqu’à en sublimer le trauma. Il en sera revenu bien avant ses trente-trois ans. Il aura retrouvé le goût de lire pour y chercher le goût de vivre.

Alexandre Dufrenoy

Notes

(1). Jean-Paul Sartre, Les Mots (1964), Paris, Gallimard, « Folio », 1972, p. 35.

(2). Ibid., p. 51.

(3). Ibid., p. 36.

(4). Ibid., p. 51.

(5). Ibid., p. 35.

(6). Ibid., p. 36.

(7). Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, « Poétique », 1975, p. 30.

(8). Serge Doubrovsky, Le Monstre, Paris, Grasset, 2014.

(9). Serge Doubrovsky, Fils (1977), Paris, Gallimard, « Folio », 2001, prière d’insérer.

(10). Françoise Sagan, Avec mon meilleur souvenir (1984), Paris, Gallimard, « Folio », 1985, pp. 139-150.

(11). Michel Tournier, Les vertes lectures (2006), Paris, Gallimard, « Folio », 2007.

(12). Voir Arnaud Genon, Tu vivras toujours, Éditions de la Rémanence, « Traces », 2016.