Grazia a rencontré Jenny Zhang et Grace Ly, auteures d'ouvrages d'autofiction passant au pilori les clichés du racisme anti-asiatique.

L'une est américaine et l'autre française, pourtant, Jenny Zhang et Grace Ly ont beaucoup de choses en commun. Toutes deux d'origine asiatique, elles viennent chacune de sortir un livre dénonçant les clichés qui pèsent, encore aujourd'hui, sur leur communauté. Dans Apre Cœur (octobre 2018), Jenny Zhang s'inspire de sa famille pour raconter les destins des exilés chinois débarqués aux Etats-Unis et leur combat quotidien pour atteindre "l'american dream" au pays de Donald Trump.

Dans Jeune Fille modèle (janvier 2019), Grace Ly revient sur sa jeunesse, celle d'une gamine du 13e arrondissement de Paris, qui cherche sa place et son identité, entre le restaurant chinois familial et les tours des Olympiades. Parce que l'on se doutait qu'elles auraient beaucoup de choses à se dire, on les a réunies le temps d'un café. Rencontre entre deux figures émergentes d'une communauté qui ne veut plus se taire.

Ce qui frappe, à la lecture de vos livres, c'est qu'au-delà des différences sociétales entre les Etats-Unis et la France, les clichés sur la communauté asiatique sont les mêmes. Vous y attendiez-vous ?

Grace Ly : Effectivement, ce sont les mêmes stéréotypes qui reviennent. Au lycée, les garçons sont vus comme des geeks souffrant d'un déficit de virilité, quand les filles sont tout simplement invisibles. Dans le livre de Jenny comme dans le mien, on retrouve cette idée de la communauté "modèle", qui travaille et ne se fait pas remarquer.

Jenny Zhang : C'est un cliché qui pèse fortement sur notre communauté. Mais c'est en train de changer grâce à nous, la deuxième génération d'immigrés. Ma mère parle mal l'anglais, alors elle est souvent perçue comme quelqu'un de doux qui ne cherchera pas à s'opposer, ni même à se défendre. C'est différent pour moi : parce que je parle anglais, je deviens plus menaçante !

Vous dites toutes les deux que ces clichés ont longtemps été véhiculés par les médias ou les productions culturelles. Est-ce que le succès d'un film comme Crazy Rich Asians, au casting 100 % asiatique, change la donne ?

J. Z. : Ce qui me frappe, c'est qu'on ne parle jamais de "casting 100 % blanc", alors que ces films représentent la grande majorité de la production cinématographique. Pourquoi est-ce que les Asiatiques ne pourraient pas raconter une histoire universelle ? D'autant que le film parle plutôt des immigrés en général.

G.L. : On a beaucoup reproché au film de ne pas être formidable. J'ai envie de dire "et alors ? ".

On peut aussi ne pas être parfaits. Or on nous refuse le droit d'être moyen. Cette injonction à la réussite pèse sur tous ceux qui ne sont pas dominants dans la société : les immigrés, mais aussi les femmes, par exemple.

J. Z. : C'est tout à fait vrai. J'étais récemment dans un dîner très white upper class, et tout le monde parlait de l'importance de l'échec, de combien il est formateur de se planter. Mais ce n'est pas vrai pour tout le monde ! Nous, les enfants d'immigrés, on n'a pas le droit à l'erreur, on n'a pas de deuxième chance.

Vous avez toutes deux été scolarisées dans des écoles où vous étiez la seule élève asiatique. Quel souvenir en gardez-vous ?

J. Z. : Que j'étais moche ! Disons-le franchement : aux Etats-Unis, les Asiatiques sont considérés comme moches. Et c'est aussi vrai pour les hommes.

G.L. : Pareil pour moi ! On m'a longtemps trouvée moche. D'ailleurs, j'ai eu mon premier copain assez tard...

Pourtant, on parle beaucoup de la fascination sexuelle qu'ont certains hommes pour les femmes asiatiques. Y avez-vous été confrontées ?

J. Z. : Très souvent ! Et c'est terrible de ramener quelqu'un à sa race de cette façon. Dire que l'on aime "les femmes asiatiques" sous-entend que nous sommes interchangeables. Et aussi que nous sommes toutes douces et gentilles. Ce préjugé est le fruit d'une histoire - celle de la colonisation et de la guerre du Vietnam où, à l'époque, les femmes étaient en position de dominées. Or il existe des femmes asiatiques très grandes gueules : regardez-nous !

G.L. : En France, on brandit toujours le nombre important de mariages mixtes pour affirmer que la société n'est pas raciste. Mais ces mariages vont toujours dans le même sens : une femme asiatique mariée à un Blanc. Ça nous ramène aux stéréotypes ! J'aimerais que l'on regarde comment ces mariages fonctionnent réellement, qu'on mène l'enquête. Si, justement, ils ne sont pas fondés sur la reproduction de clichés racistes. Par exemple, est-ce que ces hommes n'ont pas choisi des Asiatiques parce qu'elles représentent, à leurs yeux, l'image de la "bonne mère dévouée à sa famille" ?

J. Z. : Quelle idée formidable ! Il faut absolument que tu le fasses. C'est un projet difficile parce qu'on a du mal à accepter que ce qui relève de l'intime puisse être politique. Cela prend du temps de déprogrammer nos cerveaux. Mais c'est un travail essentiel pour chacun d'entre nous - quelles que soient nos origines.

Jenny Zhang, auteure d'Apre Cœur (éditions Picquier, 384 pages).

Grace Ly, qui a signé Jeune Fille modèle (Fayard, 260 pages).