LITTÉRATURE. AUTOPORTRAIT EN VOLEUR D’HISTOIRES

Jeudi, 25 Avril, 2019 Sophie Joubert

J’entends des regards que vous croyez muets, Arnaud Cathrine, Gallimard, « Verticales », 192 pages, 18 euros A La Grande Librairie: https://www.youtube.com/watch?v=9WGfdt-qNrg Arnaud Cathrine dévoile une collection de portraits d’inconnus qui disent beaucoup de lui.

Il faut l’imaginer en chasse, voleur d’instants sans caméra, simplement muni d’un carnet et d’un stylo, armé de sa seule mémoire parfois trompeuse et de son imagination. Je passe mon temps à voler des gens, avoue Arnaud Cathrine dans un bref texte inaugural. De ce goût pour la traque de ses contemporains, le romancier et nouvelliste a fait une collection de portraits d’inconnus écrits à partir d’un geste, d’un regard, d’une situation. Ce journal du dehors, pour reprendre un titre d’Annie Ernaux, jusque-là tenu secret, en dit beaucoup sur l’auteur de Je ne retrouve personne et Pas exactement l’amour, un recueil de nouvelles qui dévoilait déjà son talent pour la forme brève. On retrouve dans J’entends des regards que vous croyez muets la même concision, le même sens de l’observation, un art de la chute qui fait basculer en une phrase les certitudes. Ainsi, ces deux hommes, père et fils au premier regard, dont les gestes révèlent qu’ils sont amants. Ainsi, sur une plage d’Arcachon, ce jeune homme, tout droit sorti de Mort à Venise qui passe et repasse devant l’auteur avant de lui demander s’il peut profiter de sa voiture pour rentrer en ville. Un rituel s’instaure, jour après jour, jusqu’à ce que l’on comprenne que tout est inventé, ou presque. Des vies condensées Détective en embuscade sur les traces de « fictions possibles », Arnaud Cathrine arpente les rues de Paris, prend le métro pour suivre un voisin, écoute les bruits dans l’appartement d’à côté, épie un couple d’amoureux, observe un clochard abruti d’alcool au pied d’un porche. Souvent mélancoliques, toujours empathiques, ces instantanés de rue éclairent le mal-être, la pauvreté, la violence d’une ville qui rejette l’étranger et laisse les gens dormir dehors. C’est la solitude d’une vieille dame raciste et autoritaire qui alpague les clients du supermarché pour qu’ils portent ses packs d’eau, la dégringolade sociale d’une femme élégante qui ne peut plus se payer un ticket de métro ou l’attitude désemparée d’un homme que les premiers rayons de l’été renvoient à son célibat… Surfaces de projection, ces vies condensées dessinent un autoportrait de l’auteur en chasseur d’histoires qui observe dans le miroir ses propres peurs et fantasmes. Plus qu’un pas de côté en marge de ses fictions, ce livre incisif et vagabond marque un tournant dans l’œuvre d’Arnaud Cathrine.

Sophie Joubert