Abdellah Taïa : la vie Malika (Vivre à ta lumière)

Le roman d’Abdellah Taïa, Vivre à ta lumière, a comme figure centrale Malika : personnage de mère, de femme marocaine. En même temps que ces identités immédiates, individuelles, cette figure condense un réseau de dimensions et relations plus larges : la colonisation, les rapports de pouvoir, les strates de la société marocaine d’hier et d’aujourd’hui, celles d’un psychisme pluriel, obsessionnel, complexe, écartelé.

Le roman développe ces dimensions multiples, les entremêle moins pour les analyser abstraitement que pour mettre en évidence leurs effets, leur puissance individuelle et collective. On y retrouve, réélaborés, redistribués, deux des thèmes récurrents de l’œuvre d’Abdellah Taïa : l’identité et le pouvoir. La construction du roman est musicale : trois parties qui tissent, agencent, arrangent et réarrangent les thèmes, les relations entre les personnages, entre les dimensions politiques, sociales, psychiques, croisant ou superposant ou conjoignant les subjectivités et le social, le politique et l’affect, l’Histoire et l’histoire.

Les trois parties correspondent à trois moments différents de la vie de Malika (prénom dont l’étymologie renvoie à l’idée de « Reine », de pouvoir : objet d’admiration, sujet puissant, sujet de pouvoir…). Jeune fille au début du roman, Malika y subit ce qui rétrospectivement peut apparaître comme étant le destin de toute sa vie : combattre, survivre, être une femme forte. Mais son destin individuel est inséparable d’un destin commun, collectif, lié à la colonisation, à la forme du pouvoir au Maroc, à l’ordre genré de la société marocaine, à l’ordre social des rapports économiques. Mère, femme devant lutter quotidiennement pour son autonomie, pour échapper à ce que l’ordre général du monde lui impose, elle est effectivement, à sa manière, une « reine » admirable et puissante, d’autant plus « reine » qu’elle est parmi les plus miséreux, qu’elle appartient au peuple des plus pauvres, des plus délaissés et invisibles, oubliés.

La lutte de Malika est une lutte pour la survie, pour l’honneur, pour l’autonomie à l’intérieur d’une économie de la misère, économie qui est l’effet du capitalisme autant que du colonialisme et de la confiscation des richesses par le pouvoir marocain. Qui est l’effet, également, de la place faite aux femmes pauvres dans la société marocaine (mais pas seulement). C’est une lutte individuelle, solitaire, une lutte de pauvre qui se pense en tant qu’individu séparé mais qui possède pourtant une conscience des causes plus larges de sa situation et de la nécessité, pour elle, de la lutte. Le choix d’Abdellah Taïa est esthétique et politique : faire exister dans le champ de la littérature celle qui en est d’ordinaire chassée, cette femme pauvre, sans instruction, seule – la faire exister et la « glorifier » non pas d’un point de vue misérabiliste mais en tant que résistante.

Sa solitude participe de sa gloire mais elle est aussi le signe d’un « enfermement » dans sa subjectivité. Si le roman ne met pas en scène la représentante d’un mouvement collectif d’émancipation, une figure habituelle de la résistance politique, c’est parce qu’il s’agit d’insister sur les effets individuels, minuscules, banals du pouvoir, pris ici, en quelque sorte, au ras du sol, mais aussi pour souligner comment le pouvoir, ses effets globaux, collectifs, ses structures générales, sont d’abord vécus individuellement, subjectivement, à l’intérieur d’une conscience qui a immédiatement et en premier lieu affaire à elle-même. Il peut y avoir une conscience du monde, il peut y avoir un point de vue globalisant sur le monde, il peut y avoir une conscience des causes et effets généraux du politique, il n’en demeure pas moins que chacun et chacune a d’abord affaire à soi-même, à son corps, à sa pensée, à ses émotions, à son existence absolument individuelle. Toute conscience du monde serait d’abord la conscience d’un point de vue limité à soi, à l’immédiat, à la singularité de soi, même si ce soi est traversé par des lignes de force générales, des événements globaux, des dimensions communes, les deux étant indissociables et confusément mélangés : à la fois dans le monde et dehors, avec le monde et à côté, avec et séparé – le motif de la proximité et de la séparation étant un des fils rouges de ce roman.

S’il y a toujours, dans les livres d’Abdellah Taïa, une dimension sociologique et politique, elle se révèle inséparable d’une dimension subjective dans la mesure où les subjectivités les plus individuelles sont pourtant informées par le social et le politique mais aussi parce qu’il existe entre ces dimensions une sorte de tension qui ne les oppose pas mais qui implique qu’elles ne peuvent – et, en un sens, ne doivent pas – entièrement coïncider, s’accorder de manière synthétique. C’est cette tension qui est aussi à l’œuvre dans Vivre à ta lumière : la subjectivité ne doit pas être détruite par le social et le politique ; la subjectivité se construit à partir d’une conscience claire du social et du politique ; la subjectivité se construit contre le social et le politique ; la subjectivité s’efforce d’être sociale et politique en même temps qu’elle échoue à l’être complètement ; etc. Ce sont ces rapports complexes qui sont enchevêtrés dans la figure de Malika et qui résonnent avec l’ensemble des variations qui traversent et construisent le roman.

Malika est mariée jeune. Elle choisit de se marier mais son mari est tué durant la guerre d’Indochine – guerre qui n’est pas sa guerre mais dans laquelle il s’engage, côté français, pour l’argent, pour tenter d’échapper à la pauvreté qui est la sienne et qu’il ne pourrait que faire partager à sa femme, qu’il ne peut que transmettre à ses futurs enfants. Ici, déjà, un effort individuel pour contredire le destin social et économique, effort qui échoue du fait de la mort. Comme le prolétaire qui n’a, pour survivre, que la possibilité d’échanger son corps contre de l’argent, Allal ne possède que son corps et sa vie qu’il échange contre de l’argent – corps tué, vie perdue, et avec elle le seul moyen pour sortir de la misère. Veuve, Malika est rejetée, isolée, se retrouvant elle-même dans la situation de mourir non pas seulement socialement mais physiquement.

Dès les premiers moments du livre sont tissés ensemble l’individuel et le collectif, le subjectif et le social, l’histoire minuscule et l’Histoire du monde. Et apparaît déjà la figure d’un individu démuni, ne possédant rien d’autre que lui-même pour tenter de tracer une autre ligne dans le dessin général de son destin. Apparaît également la logique la plus générale qui structure le roman : la proximité est indissociable de la séparation. Allal est marié à Malika mais il a aussi un amant, Merzougue, il aime Malika mais il aime aussi Merzougue. Le mariage, le lien est rompu par la mort mais il était également traversé par l’amour d’Allal et Merzougue, amour auquel Malika consent même s’il implique une forme de distance infranchissable pour elle entre elle et son mari. A la mort d’Allal, Malika comme Merzougue pleurent de manière égale le défunt et les deux s’allient pour l’honorer. Les alliés sont donc en même temps séparés ; l’alliance rompue donne lieu à une autre alliance qui se rompra à son tour.

Ce thème de l’alliance et de la rupture, de la relation en elle-même traversée par la séparation se répète de différentes manières et à différents niveaux tout au long du livre. Relation/séparation qui concernent Malika et sa famille ou sa belle-famille mais qui concernent également, de façon différente, le rapport entre Malika et son second mari, entre Malika et la française Monique, entre Malika et Jaâfar, le jeune délinquant homosexuel, entre Malika et son fils dont Jaâfar pourrait être un double, à la fois lui et différent de lui (le double, comme une autre forme d’une proximité indissociable de la distance). De même, Malika s’identifie au Maroc mais le rejette, le critique, en un sens le condamne : elle est toujours proche et loin, avec et contre, avec et ailleurs, au plus près et au plus loin, comme les autres ou le monde sont toujours avec elle et séparés d’elle, séparés d’elle et avec elle, successivement et en même temps. A la fois, dans un même mouvement chiasmatique, l’enfermement en soi et autre chose que soi, le lien et l’absence de lien, la proximité et la séparation.

Cette logique est récurrente dans les œuvres d’Abdellah Taïa où le rapport au monde s’effectue selon un double mouvement : porosité et fermeture, présence et absence, ouverture et enfermement en soi. Le monde est ce qui me détermine, y compris subjectivement, comme il est ce que je ne perçois et ne vis qu’à partir d’un moi restreint à ses propres représentations qui peuvent impliquer autant la compassion, l’amour, le désir, que la colère, le rejet ou l’hallucination. Formellement, Vivre à ta lumière est constitué de monologues, les dialogues étant eux-mêmes, d’abord, des monologues juxtaposés : s’adresser à l’autre, parler avec l’autre, ne peut exister que par un effort, plus ou moins réussi, plus ou moins raté, jamais totalement achevé, de sortir de soi. Ce sont comme des mondes distincts, distants, qui se croisent, se frôlent, s’envoient des signaux plus ou moins clairs, plus ou moins perçus, plus ou moins compris, chacun exprimant ce qu’il est lui-même dans une sorte de chant ou de cri solitaire, même s’il s’agit d’un chant d’amour, de désir, ou de haine. Le rapport à l’autre se fait toujours sur fond d’arrachement à soi, effort ou combat qui n’est jamais totalement achevé, qui n’est jamais fini, jamais pour toujours.

Cette intrication et cette tension permanentes entre proximité et séparation irriguent la logique de l’identité qui est à l’œuvre dans Vivre à ta lumière comme elles le sont dans les autres livres d’Abdellah Taïa. Ici, l’identité n’est pas naturelle ou donnée, elle se construit par identification et se défait par désidentification ou par une autre identification. De fait, les identités sont plurielles, multiples, partielles, chacune en elle-même étant fluctuante, changeante, chiasmatique. Rien n’est toujours ce qu’il est, chaque identité est aussi différente de soi, chaque identification est traversée d’une différence, chacun est soi et autre chose que soi car ce qui est n’existe que selon des dimensions plurielles, multiples qui s’affrontent, coexistent, se conjoignent, s’excluent. Sous l’identité, toujours le mouvement du multiple.

Ainsi, Malika est cette femme qui résiste au pouvoir mais qui en même temps en est un des relais, l’exerce. Dans les œuvres d’Abdellah Taïa, l’idée de pouvoir est proche de celle que Foucault a pu élaborer : un pouvoir moins défini par une propriété, un statut, une fonction, que comme un réseau anonyme de relations. Malika, par exemple, veut s’extraire de la place qu’elle est supposée occuper à l’intérieur de ce réseau de relations : s’efforçant de sortir de l’extrême pauvreté, de l’ordre patriarcal, affrontant également l’ordre colonial, elle s’engage d’une manière toute individuelle – mais qui implique déjà, pourtant, une strate collective – dans une Histoire qui se veut une contre-Histoire. Mais elle est en même temps celle qui veut décider à la place des autres (quitte à utiliser la sorcellerie comme pouvoir politique), celle qui n’écoute qu’elle-même, sourde à la volonté d’autrui, niant la possibilité et la pertinence d’autres points de vue que le sien, elle est celle qui laisse son fils subir les viols que les hommes marocains lui imposent, qui est obsédée par le fait que sa fille se marie avec un homme puissant et riche, etc. Bien sûr, cet exercice du pouvoir est pour elle la condition de sa survie, le moyen par lequel un anti-destin est pour elle (et pour sa famille) possible. Mais il est aussi ce par quoi elle reproduit un pouvoir qu’elle cherche à fuir – faisant fuir à son tour ce fils qui cherche par d’autres moyens qu’elle (les études, la littérature, l’éloignement géographique) à échapper à l’ordre du pouvoir de la société marocaine comme sa mère l’avait fait avant lui mais auquel, pourtant, sa mère participe contre lui.

Les rapports entre les personnages sont un des éléments qui, dans ce roman, font apparaître la pluralité interne de chaque identité, chacun pouvant incarner un autre point de vue sur les autres qui met en évidence ce que l’identité des autres masquait, d’autres dimensions parfois contradictoires de ce qui avait été perçu de manière trop simple. C’est le cas, par exemple, du rapport entre Malika et Monique, ou du rapport entre Malika et Jaâfar. Il en est de même de la société marocaine, patriarcale et rigide, où existe cependant, sous certaines conditions, une habitude de l’homosexualité, ce qu’exprime le rapport entre Allal et Merzougue, le point de vue du fils ou celui de Jaâfar. Si Abdellah Taïa ponctue son roman de l’apparition de nouveaux points de vue révélateurs, il organise également les relations entre les personnages pour que celles-ci produisent elles-mêmes des variations tout aussi révélatrices ou suscitant l’émergence de nouvelles identités. Les personnages, leur identité, sont sans cesse mobiles, comme si chacun était toujours capable d’exhiber des facettes nouvelles demeurées dans l’ombre, comme si chacun et chacune était une sorte de kaléidoscope, un ensemble de fragments plus ou moins disjoints sans cesse en mouvement.

Vivre à ta lumière est un roman complexe, articulant constamment des dimensions plurielles, des rapports denses selon une composition qui relèverait de la musique, comparable à ce que serait une mosaïque créée sur les vagues de la mer. Il s’agit aussi d’un roman politique, non uniquement par le fait de l’omniprésence du thème du pouvoir, ou par sa dimension sociologique, ou encore son point de vue sur le colonialisme et le post-colonialisme, mais en tant qu’il est aussi une critique de la politique marocaine et de sa figure identificatoire : le roi, la corruption du pouvoir royal, l’idéal carcéral de la société à laquelle il soumet chacun et chacune, et à qui sont ici opposées d’autres figures comme celle de Medhi Ben Barka, ou celle de Malika, « reine » d’une révolution déjà en cours, déjà ancienne, déjà existante – déjà, peut-être, en train d’arriver ? Une des questions que pose ce livre pouvant être : quel héritage léguer à ses enfants, quel héritage léguer aux plus jeunes sinon l’impératif de la résistance à l’ordre existant ?

Abdellah Taïa, Vivre à ta lumière, éditions du Seuil, mars 2022, 208 p., 18 €

publié par Isabelle Grell