Nan GOLDIN, SŒURS, SAINTES ET SIBYLLES, (éd. du Regard, 2005, 29 E.)

Texte initialement paru dans le n° 42 (juin 2006) de La Faute à Rousseau, revue de l'Association pour l'Autobiographie et le patrimoine autobiographique.

Par Philippe Gasparini

Ce n’est pas une biographie, ni une autobiographie, ni un document anthropologique, ni un catalogue d’exposition, ni un livre de photos, mais un peu de tout ça.

Du 16 septembre au 1er novembre 2004 la chapelle de La Salpêtrière, à Paris, accueillit une installation de l’artiste états-unienne Nan Goldin. Sous le même titre, ce livre reproduit les photos exposées et le texte diffusé en ce haut-lieu asilaire.

Née en 1953 à Washington, Nan Goldin vit à New-York. Elle photographie dans leur intimité les drogués, les homosexuels, les travestis qu’elle côtoie. Elle pratique également l’autoportrait. Sa photo la plus connue s’intitule : « Nan, un mois après avoir été battue » et représente son visage de face, inexpressif, style photomaton, marqué d’ecchymoses.

En 1965 sa sœur, Barbara, s’est suicidée à l’âge de 19 ans, sous un train, après avoir été internée cinq ans en hôpital psychiatrique à la demande de ses parents. Cette exposition était un hommage à la disparue qui hante Nan Goldin.

On dirait d’abord un album de famille, photos de mariage, d’enfants, de vacances. Cependant les commentaires démentent cette apparence d’harmonie : « Mon père voulait que son premier enfant soit un garçon » « Enfant précoce, Barbara marcha dès l’âge de sept mois et commença à parler à un an. Sa mère l’obligeait à s’exprimer en phrases impeccables : parce qu’elle n’y arrivait pas, elle cessa complètement de communiquer vers l’âge d’un an et demi » « Les ennuis commencèrent entre elle et sa mère, lorsque Barbara eut environ 12 ans. Elles se battaient sans arrêt et la violence régnait à la maison».

Ensuite on voit des façades, des lits et des rapports d’hôpitaux, la voie ferrée, une coupure de presse. Le livre devient alors tout à fait autobiographique, illustré de portraits puis d’autoportraits de Nan Goldin, quittant sa famille à 14 ans, persuadée qu’elle va se suicider, commençant à se droguer à 18. Photos à peine légendées, de ses amis, de l’hôpital où elle suit une cure de désintoxication, de son bras qu’elle brûle à la cigarette, de ciels, de la tombe de Barbara.

Nan Goldin est généralement rangée parmi les artistes contemporains qui développent et exposent des « mythologies personnelles (1)». La plupart d’entre eux, plus ou moins héritiers d’Andy Warhol, recourent au travestissement, à la dérision, au détournement des codes cinématographiques et publicitaires, pour se mettre en scène dans des rôles emblématiques. Ainsi Jeff Koons, Christian Boltanski, Sophie Calle, Gilbert et George pratiquent-ils davantage l’autofiction que l’autoportrait.

Dans cette installation, Nan Goldin s’oriente vers une démarche véritablement auto-narrative. Ce ne sont plus les reflets éphémères de la société du spectacle qui l’intéressent mais sa propre vie dans sa durée. Cette profondeur rétrospective implique un recours au récit, et donc au verbe, au texte, qui permet d’établir des liens de causalité entre les phénomènes, de donner du sens au déroulement des images.

Symétriquement, de plus en plus de textes auto-référentiels sont illustrés de photos ou de dessins : hier Roland Barthes par Roland Barthes, les livres de W.G. Sebald (2), aujourd’hui L’usage de la photo d’Annie Ernaux et Marc Marie, les volumes de la collection « Traits et portraits » au Mercure de France (3), et, évidemment, les B.D. ou carnets de dessins à la première personne (Baudoin, Marjane Satrapi, Fabrice Neaud, Johan Sfar, Emmanuel Guibert, etc.). Ces convergences inédites sont fascinantes.

Philippe Gasparini

Notes :

1. Cf. Isabelle de Maison Rouge, Mythologies personnelles, Paris, Ed. Scala, 2004 ; Barbara Steiner et Jun Yang, Autobiographie, trad. de l’anglais par M. Hechter, Paris, Thames et Hudson, 2004.

2. Notamment Les émigrants (1992, tr. fr. de P. Charbonneau, coll. folio), Les anneaux de Saturne (1995, tr. fr. de B. Kreiss, coll. folio), Austerlitz ( 2001, tr. fr. de P. Charbonneau, Actes Sud, 2002).

3. Notamment Tuiles détachées Jean-Christophe Bailly, Prisonnier au berceau de Christian Bobin, L’Africain de J.M.G. Le Clézio et Autoportrait en vert de Marie N’Diaye.

(Publié par Arnaud Genon)