AUTOFICTIONS AU BRÉSIL

Le néologisme de Serge Doubrovsky, ce concept-virus qui a contaminé plusieurs cultures, a aussi influé sur la littérature brésilienne, ce qui nous a poussés à très vite traduire le mot : en portugais, autofiction se dit autoficção. Du coup, l’inspiration étymologique a suffi pour séduire et puis sa suggestion poétique, avec toutes ses implications ontologiques, a inspiré plusieurs écrivains.

En 2005, Silviano Santiago a publié le livre de contes Histórias mal contadas (éd. Rocco) en tant qu’autofiction.

En 2007 Tatiana Salem Levy a présenté son roman A chave da casa (éd. Record) sous la même étiquette.

Dans les dernières années la tendance autofictionnelle est donc bien présente chez plusieurs auteurs contemporains, à l’exemple de Ferréz (Capão Pecado, éd. Objetiva, 2005), Cristóvão Tezza (O filho eterno, éd. Record, traduit en France comme Le fils du printemps, éd. Métailié, 2009), Rodrigo de Souza Leão (Todos os cachorros são azuis, éd. 7Letras, 2008) et Michel Laub (Diário da queda, éd. Companhia das Letras, 2011), entre autres.

Il y en a aussi qui écrivent des blogs personnels devenus populaires sur internet et à partir de cet expérience glissent vers l’autofiction, à l’exemple de Clara Averbuck (Máquina de pinball, Conrad do Brasil, 2002) et Fal Azevedo (Minúsculos assassinatos e alguns copos de leite, ed. Rocco, 2008).

En général, les auteurs assument leurs histoires personelles, les rapports avec leurs personnages, mais ils ne laissent par leurs noms dans les romans – c’est le cas aussi de Armadilha para Lamartine (éd. Labor, 1976), de Carlos & Carlos Sussekind, et Quatro-Olhos (éd. Alfa-Ômega, 1976), de Renato Pompeu.

Un dénominateur commun paraît évident dans ces exercices littéraires: celui de brouiller les limites entre une vérité de soi et la fiction. Ce grand écart semble charmer de plus en plus les écrivains brésiliens contemporains. Mais il faut dire que l’intention de l’autofiction est encore floue au Brésil – l’utilisation consciente du mot ne fait que commencer. Voilà pourquoi il faut saluer la parution en 2010 du roman O gosto do apfelstrudel (éd. Escrita Fina), de Gustavo Bernardo, en tant qu’autofiction, où le narrateur, lui, ne se nomme pas ; mais il laisse les initiales de son prénom, celles de ses frères et de son père. C’est presque l’homonymat entre l’auteur, le narrateur et le protagoniste dont parle Serge Doubrovsky, mais encore abrégé, plein de pudeur.

En général, au Brésil il s’agit plutôt de « l’autofiction anominale ou nominalement indéterminée » ainsi classifiée et mise en valeur par l’écrivain Philippe Vilain dans ses romans. Néanmoins, en 2010, José Castello a lancé Ribamar (éd. Record), l’un des exemples les plus solides de l’autofiction au Brésil, où le protagoniste, lui, s’appele José. Le paradoxe : l’auteur n’a pas revendiqué l’étiquette autofiction, même si le roman cumule plusieurs critères listés par Doubrovsky au long de sa pratique littéraire : la reconfiguration du temps linéaire ; une grande préoccupation formelle ; la pulsion de se révéler dans sa vérité ; le métadiscours – et, évidemment, l’homonymat.

Dans ce contexte, il faut aussi citer Lima Barreto, un écrivain du début du 20e siècle qui peut être considéré l’un de fondateurs d’une lignée autofictionnelle dans la littérature brésilienne avec son roman Vida e morte de M.J. Gonzaga de Sá (paru en France comme Vie et Mort de Gonzaga de Sá chez L’Harmattan). L’auteur l’a écrit avec son prénom et il ne l’a remplacé par celui du personnage que dans la correction finale. C’est dire que, sans cette autocensure, il aurait inscrit l’identité onomastique dans la littérature brésilienne en 1919 !

Dans un pays aussi complexe que le Brésil – avec ses dimensions géographiques, ses mélanges de races, ses inégalités de tout genre – parfois quelques auteurs qui cherchent à parler de soi, touchent aussi les questions politiques, raciales et sociales du pays, comme c’est le cas de Lima Barreto. Par exemple, quand Fernando Gabeira a raconté son expérience de guérillero contre la dictature dans O que é isso, companheiro ? (paru en France comme Les Guérilleros sont fatigués chez Metailié), nous touchons en même temps toute l’histoire très dramatique du régime militaire au Brésil dans les années 1960-70. Quand Paulo Lins a écrit le roman Cidade de Deus (paru en France comme La Cité de Dieu chez Gallimard), il a fragmenté sa vie dans une favela de Rio en plusieurs personnages, d’où émerge une sorte de je-favela, c’est à dire, un je quasi collectif, soumis à la géographie politico-sociale et qui va justement la dépasser à travers l’écriture.

Le je issu d’un trauma collectif, fruit de l’histoire du pays, s’engage dans une sorte de narcissisme utile. En exposant à la fois des blessures personnelles et nationales, quelques auteurs brésiliens s’inscrivent dans la tradition de l’autofiction contemporaine avec un accent politico-esthétique. Dans certains cas, d’après une situation-limite, le simple témoignage ne suffit plus et l’autofiction devient fondamentale...

(Publié par Isabelle Grell)