De quoi l'autofiction est-elle le nom ?

Conférence prononcée à l'Université de Lausanne, le 9 octobre 2009

Par Philippe Gasparini

I GENRE

Je partirai de l'hypothèse que l'autofiction est le nom d'un genre ou d'une catégorie générique. Et que ce nom s'applique, d'abord et avant tout, à des textes littéraires contemporains. Cette hypothèse me semble à la fois la plus féconde du point de vue de la poétique et la plus conforme à la genèse du concept d'autofiction. S'agissant de la poétique, la question de l'autofiction a le mérite de relancer et d'aiguillonner la réflexion sur les genres ; corrélativement, elle nourrit un débat passionnant, et passionné, sur les limites de la littérature. La théorie des genres, les critères de la littérarité, ce sont les questions centrales que se pose la poétique depuis Aristote. Dans une perspective aristotélicienne, Gérard Genette opposait la littérarité constitutive des textes de fiction à la littérarité conditionnelle des textes référentiels(1) . Or, depuis plus de deux-cents ans, il est des écrivains, et pas des moindres, pour contester ce clivage et revendiquer que leurs textes autobiographiques bénéficient d'une réception littéraire sans condition. Les uns obtiennent cette reconnaissance du fait de leur notoriété. Les souvenirs de Rousseau, Goethe, Chateaubriand ou Sartre font partie de leur oeuvre au même titre que leurs textes de fiction. Les autres dissimulent leurs confidences sous un vernis romanesque. Le texte qui en résulte propose deux contrats incompatibles qui entraînent le lecteur dans une chasse aux indices de référentialité et de fictionnalité. Telle est la stratégie à l'oeuvre dans Anton Reiser (de Karl Philip Moritz), René, Adolphe, Oberman, Les dernières lettres de Jacopo Ortis (d'Ugo Foscolo), La Confession d'un enfant du siècle, Les confessions d'un mangeur d'opium, David Copperfield, Henri le Vert (de Gottfried Keller). Mais ces textes n'appartiennent pas à un genre clairement identifié. En tout cas pas en France. L'allemand a « Ich Roman » et « Bildungsroman », le japonais « shishôsetsu », l'américain «autobiographical novel », « non-fiction », ou « faction ». Jusqu'aux années quatre-vingt, il n'y avait pas d'équivalent qui soit entré dans l'usage en français. « Roman personnel » et « roman autobiographique » étaient des expressions désuètes, plus ou moins associées à un romantisme poussiéreux, des catégories ignorées ou récusées aussi bien par les auteurs que par les universitaires. Enfin, il est courant que des textes strictement autobiographiques, au sens où on l'entend depuis Philippe Lejeune, soient publiés sous l'étiquette mensongère « roman » ou sous le label euphémisant « récit » qui occultent leur visée référentielle.

II – INVENTION

L'apparition du mot autofiction doit être située dans ce contexte : - une aspiration croissante des auteurs à publier des textes autobiographiques dont la qualité artistique puisse être reconnue ; - un vide terminologique sidéral qui laissait sans nom une part considérable de la production littéraire. Il était impossible, par conséquent, d'identifier ces textes, de les commenter, de les rapprocher, de les situer dans leur environnement culturel, bref de les comprendre. Le mot autofiction a permis de nommer, et donc de faire apparaître, un espace générique qui n'était pas conceptualisé en tant que tel. La plupart des critiques admettent maintenant que ce concept peut être opératoire. Mais il reste à s'entendre sur son contenu et ses limites. Il reste notamment à déterminer si « autofiction » recouvre une catégorie qui existait déjà et ne demandait qu'à être identifiée ou désigne un moyen d'expression totalement nouveau, propre à notre époque. Si c'est le nom actuel d'un genre ou le nom d'un genre actuel.

On ne peut pas répondre à cette question sans prendre en compte la genèse du mot et l'histoire des controverses qu'il a suscitées. Ce récit des origines montre en outre qu'il s'agit bien, d'emblée, d'un concept classificatoire, né, défini et investi pour combler un, ou plusieurs, vides dans notre système des genres. En effet, le mot autofiction est apparu immédiatement après la publication d'un texte fondateur en matière de poétique, Le Pacte autobiographique. Il est inutile de rappeler que Philippe Lejeune y définissait l'autobiographie par l'homonymat auteur/héros/narrateur et par l'engagement de l'auteur à dire la vérité. Mais, ce qu'on sait peut-être moins, c'est qu'initialement Lejeune cherchait à délimiter deux genres que nous allons retrouver tout au long de l'histoire de l'autofiction, l'autobiographie et le roman autobiographique :

Toute mon analyse était partie d'une évidence : « Comment distinguer l'autobiographie du roman autobiographique ? Il faut bien l'avouer, si l'on reste sur le plan de l'analyse interne du texte, il n'y a aucune différence » (2)

Il n'y a « aucune différence » « sur le plan de l'analyse interne du texte », mais il y en a une sur le plan de la réception, du contrat de lecture : c'est en introduisant ce nouveau critère, pragmatique, que Philippe Lejeune parvient à distinguer les deux genres et, par suite, à cerner la spécificité de l' autobiographie. Serge Doubrovsky lut Le pacte autobiographique au moment où il écrivait Le monstre qui deviendra Fils. Et il s'aperçut que sa propre pratique narrative s'inscrivait dans une case vide de la théorie des genres que tentait de mettre en place Philippe Lejeune pour distinguer l'autobiographie du roman autobiographique. C’est en tout cas ce qu’il a affirmé dans une lettre adressée à l’auteur en 1977. La phrase suivante, en particulier, retint son attention :

Le héros d’un roman déclaré tel peut-il avoir le même nom que l’auteur ? Rien n’empêcherait la chose d’exister, et c’est peut-être une contradiction interne dont on pourrait tirer des effets intéressants. Mais, dans la pratique, aucun exemple ne se présente à l’esprit d’une telle recherche.(3)

Or c’était précisément cette « recherche », cette « contradiction interne » qui gouvernaient l’écriture du Monstre :

Je me souviens (...) avoir coché le passage (…) J’étais alors en pleine rédaction et cela m’avait concerné, atteint au plus vif. Même à présent, je ne suis pas sûr du statut théorique de mon entreprise, mais j’ai voulu très profondément remplir cette « case » que votre analyse laissait vide, et c’est un véritable désir qui a soudain lié votre texte critique et ce que j’étais en train d’écrire, sinon à l’aveuglette, du moins dans une demi-obscurité (…) .(4)

Ce « roman » dont le héros-narrateur porte le nom de l'auteur, il va le qualifier d'« autofiction » dans le prière d'insérer de Fils :

Autobiographie ? Non. C'est un privilège réservé aux importants de ce monde au soir de leur vie et dans un beau style. Fiction d'évènements et de faits strictement réels; si l'on veut autofiction, d'avoir confié le langage d'une aventure à l'aventure du langage.

Qu'est-ce qui différencie Fils d'une autobiographie « classique » ? Comme elle, il ne traite que d'« évènements et de faits strictement réels » et donc semble souscrire un contrat référentiel, un pacte autobiographique. Cependant, nous dit Doubrovsky, Fils, contrairement à une autobiographie « classique » : - n'est pas écrit dans un « beau style », un style routinier, conventionnel, académique, mais poursuit une « aventure du langage ». Fils s'inscrit dans une démarche d'invention, d'innovation, de recherche. Pour Doubrovsky, l'autofiction est non seulement un genre nouveau mais un genre d'avant-garde. - d'autre part, assure-t-il, Fils relève de la « fiction », de l'auto-fiction.

Doubrovsky avait sans doute présente à l'esprit l'acception très large du mot « fiction » aux Etats-Unis. Mais il justifiera ultérieurement son emploi du mot « fiction » par l'étymologie. Le verbe latin fingere signifiait en effet « façonner, fabriquer, modeler ». Le fictor était celui qui façonnait : le potier, le sculpteur, puis, par extension, le poète, l'auteur. Ce n'était pas jouer sur les mots. Le concept d' autofiction fut d'emblée sous-tendu par une ontologie et une éthique de l'écriture du moi. Il postulait qu'on ne peut pas se raconter sans se construire un personnage, sans bâtir un scénario, sans « façonner » une histoire. Qu'il n'y a pas de récit rétrospectif sans sélection, amplification, reconstruction, invention. Ce constat, Doubrovsky n'était évidemment pas le premier à le faire. Rousseau avait déjà observé, en rédigeant ses Confessions, combien nous sommes enclins à combler nos trous de mémoire pour composer un récit cohérent, plaisant, signifiant :

J'écrivais mes Confessions (…) de mémoire; cette mémoire me manquait souvent ou ne me fournissait que des souvenirs imparfaits et j'en remplissais les lacunes par des détails que j'imaginais en supplément de ces souvenirs, mais qui ne leur étaient jamais contraires (…) (4ème promenade)

Freud avait démontré que nous reconfigurons notre passé selon des procédures inconscientes de refoulement, de déplacement, de condensation, de souvenirs-écran, de roman familial. C'est pourquoi, selon les termes de Lacan, le sujet « suit une ligne de fiction ». Valéry jugeait parfaitement illusoire le projet de Stendhal de donner la parole à son « moi naturel » dans Henry Brulard. D'une part, il est impossible que le sujet se divise pour déterminer lesquels de ses comportements relèvent de l'artifice, lesquels de la spontanéité. D'autre part, notre notion du naturel est fondamentalement culturelle. Lorsque nous croyons opter pour un langage « naturel », assénait Valéry, nous ne faisons que « nous défendre d'une affectation par une autre ». Car « le vrai que l'on favorise se change (...) insensiblement sous la plume dans le vrai qui est fait pour paraître vrai.» (5) Sartre développe cette argumentation dans L'être et le néant pour faire de l'allégation de sincérité est une forme de duplicité. En effet, si « l'existence est distance à soi, décalage », prétendre coïncider avec soi-même relève au mieux de l'illusion, au pire de la mauvaise foi.(Larmore, p. 34). Cette critique de la sincérité, en tant que projet, ne l'empêchera pas d'écrire un texte autobiographique, Les Mots. Mais il précisera bien qu'il s'agit d' « une espèce de roman (…) un roman auquel je crois, mais qui reste malgré tout un roman. » (6) Dès que nous racontons ce qui nous est arrivé (ou pourrait nous arriver), nous créons un personnage auquel nous nous identifions, et nous construisons une histoire, un scénario, une fable. C'est pourquoi tant d'écrivains refusent de distinguer entre autobiographie et roman. Philippe Lejeune lui-même observait, en 1971, que l'autobiographe « emploie tous les procédés romanesques de son temps » et même que « l' autobiographie n'est qu'une fiction produite dans des conditions particulières » (L' autobiographie en France, p. 20-21).

Tout s'est donc passé comme si le mot autofiction arrivait à point nommé pour traduire et cristalliser les nombreux doutes que soulevaient, depuis le début du XXe siècle, les notions de sujet, d'identité, de vérité, de sincérité, d'écriture du moi. Le nouveau concept n'était donc pas seulement destiné à remplir la case vide du pacte autobiographique; il postulait la péremption de l'autobiographie en tant que promesse de récit véridique, sa relégation dans un passé révolu, son remplacement par un nouveau genre. Le problème, c'est que ce raisonnement méconnaissait la définition de l'autobiographie que venait de donner Philippe Lejeune. Laissant de côté la sempiternelle question de la vérité des énoncés, Lejeune a défini l'autobiographie par l'intention de l'auteur, par son engagement à rechercher et à transcrire les traces de son expérience personnelle. Il y a pacte autobiographique à partir du moment où le lecteur reconnaît l'authenticité de cet effort de reconstitution et d'interprétation. Fils est-il régi par un tel contrat de reconnaissance mutuelle ? Dans le prière d'insérer, Doubrovsky s'engage à n'y traiter que « d'évènements et de faits strictement réels ». Cependant, il avouera par la suite que le rêve qui est décrypté par le psychanalyste dans la scène centrale n'a jamais été abordé au cours de la véritable cure. Il s'agit bien, sur près de deux-cent pages, d'une séance fictive. Tout le livre, et les retours en arrière qui le structurent, s'organisent autour d'interprétations, d'hypothèses, de révélations, qui sont le fait de l'auteur lui-même, scénarisant sa psychanalyse pour en faire un « roman ». Ce n'est donc pas par hasard que le mot autofiction est venu sous la plume de Doubrovsky dans ce prière d'insérer.

III - ACCEPTIONS

Désignait-il alors un genre ? Non. Il désignait un texte, Fils, dont il notifiait la singularité. De 1978 à 1981, l'éminent spécialiste de la Nouvelle critique, de Corneille, de Racine, de Proust, va promouvoir, commenter et expliquer son propre « roman » en développant une théorie de l'autofiction. A cette théorie, il consacrera ses interventions dans les colloques auxquels il était invité et deux articles passionnants : « L'initiative aux maux : écrire sa psychanalyse » et « Autobiographie/vérité/psychanalyse ». Comme l'indiquent ces titres, à cette époque, Doubrovsky lie étroitement sa pratique de l'écriture à l'expérience de la psychanalyse. L'autofiction n'est rien d'autre que la traduction littéraire de cette expérience fondatrice :

L' autofiction c'est la fiction que j'ai décidé, en tant qu'écrivain, de me donner de moi-même, en y incorporant, au sens plein du terme, l'expérience de l'analyse, non point seulement dans la thématique mais dans la production du texte.(7)

Non seulement le texte de Fils retrace une expérience d'analyse, mais il a été produit par une nouvelle manière d'écrire qui s'inspire du processus d'anamnèse provoqué par la cure. Pour abaisser les barrières qui séparent l'insconscient de la conscience, Doubrovsky a laissé « l'initiative aux mots » (selon les termes de Mallarmé). A l'intérieur d'un cadre narratif assez strict (24 heures, 7 chapitres, le chapitre central retraçant une séance de cure) ils se sont enchaînés par analogies phoniques (assonances, paronomase, rimes, anaphores, polysémie) et par associations d'idées. Bien que cette « écriture consonantique » n'appartienne qu'à lui, il pense alors que le procédé est « adoptable et adaptatable par autrui à ses propres fins ». (8)

La référence à la psychanalyse va peu à peu disparaître des romans de Serge Doubrovsky (Un amour de soi en 1982, La vie, l'instant en 1985, Le Livre brisé, 1989) et, parallèlement, de sa définition de l'autofiction. Du coup celle-ci va pouvoir s'appliquer à d'autres textes que Fils. Le premier texte que Doubrovsky va lui-même qualifier d' autofiction, en dehors des siens, sera Une mère russe d'Alain Bosquet. Ce livre était paru en 1978; en 1984, l'auteur de Fils lui consacre un article intitulé : « Un fils russe, l'autofiction d'Alain Bosquet ». Une mère russe devient ainsi un avatar du texte fondateur, Fils. Cette filiation (ou cette fraternisation) surprend dans la mesure où ce livre ne répond pas à la définition que Doubrovsky donnait jusqu'alors de l'« autofiction ». Il n'est pas sous-titré « roman »; son héros-narrateur ne porte pas le nom de l'auteur mais reste anonyme; il n'y est pas question de psychanalyse ; et, loin de toute « aventure du langage », son style reste très classique. Quels sont les traits, alors, qui, pour Doubrovsky distinguent ce livre d'une autobiographie ordinaire ? –D'une part, le bouleversement de la chronologie et, partant, l'abandon de la causalité explicative (ante ergo propter) : « la fragmentation du récit, les caprices de la mémoire (…) abolissent toute prétention à une vérité unifiée, interdisent la visée globale de la référence » –D'autre part, un commentaire interne qui trahit constamment les doutes de l'auteur quant à la validité de son entreprise mémorielle : le texte « s'avoue lacunaire, incertain, incohérent ». –Enfin, un « autoportrait sans complaisance ».

L'autofiction se caractérisait donc essentiellement, en 1984, par une certaine éthique fondée sur le doute systématique. Doute qui porte à la fois sur l'exactitude des souvenirs, sur la pertinence de la forme narrative choisie, et sur la bonne foi de l'auteur lui-même. Le métadiscours autocritique devient par conséquent la marque distinctive du nouveau genre. Après cet article, Doubrovsky va délaisser la réflexion théorique pour se consacrer à son oeuvre littéraire. Il se contentera d'observer, parfois de commenter, les interprétations du concept qu'il a lancé. L'explication qu'il fournit, par exemple, le 13 octobre 1989, sur le plateau d'Apostrophes, après la sortie du Livre brisé, est très en retrait de ses premier textes théoriques. A Bernard Pivot, qui lui demande sans aménité : « ça veut dire quoi, ça, l'« autofiction », brièvement? » Doubrovsky donne la réponse suivante :

Quand on écrit son autobiographie, on essaie de raconter son histoire, de l'origine jusqu'au moment où l'on est en train d'écrire, l'archétype étant Rousseau. Dans l' autofiction, on peut découper son histoire en prenant des phases tout à fait différentes et en lui donnant une intensité narrative d'un type très différent, qui est l'intensité romanesque. (9)

Une définition extrêmement large, applicable à de nombreuses autobiographies et à la plupart des romans autobiographiques, depuis René jusqu'à L'amant, dans la mesure où ils procèdent d'une intensification narrative.

La dernière définition que Doubrovsky a donnée de l' autofiction est encore plus large puisqu'il lui assigne tout le champ de l'écriture du moi contemporaine, de ce qu'il nomme, depuis 1999, « l'autobiographie postmoderne ». Cependant, si on y regarde de plus près, si on recoupe les interviews qu'il a accordées, les conférences et les articles publiés ici ou là depuis vingt ans, on s'aperçoit qu'il pose à cette « autobiographie postmoderne » un certain nombre de conditions que bien peu de textes, sinon les siens, vont remplir. On peut regrouper ces critères d'autofictionnalité, au sens strict, en trois catégories : 1° - les indices de référentialité : l'homonymat ; un engagement à ne relater que des « faits et événement strictement réels »; la pulsion de « se révéler dans sa vérité », en s'exposant, en prenant des risques. 2° - les traits romanesques : le sous-titre « roman » ; le primat du récit; un prédilection pour le présent de narration; une stratégie d’emprise du lecteur. 3° - le travail sur le texte : la recherche d'une forme originale ; une reconfiguration non linéaire du temps (par sélection, intensification, stratification, fragmentation, brouillages…) ; une écriture visant la « verbalisation immédiate ». (10) On voit bien que Doubrovsky hésite entre deux acceptions de l'autofiction. Une acception extrêmement large qui permettrait à son concept de règner sur une grande partie de la production littéraire contemporaine. Et une acception étroite qui définirait précisément la singularité de sa démarche et de son oeuvre. Il y a toujours un moment, dans ses interviews, où il se réfère à Fils, qui reste pour lui, le paradigme de l' autofiction.

IV – EXTENSION

Force est de constater que le concept d'autofiction a largement échappé à son créateur. Pour comprendre le sens qu'il a maintenant, de quoi il est le nom, il est nécessaire de retracer comment s'est opérée cette dépossession, cette lexicalisation. Elle s'est opérée selon deux axes : certains critiques ont simplement développé le concept défini par Doubrovsky pour lui assigner un champ générique plus large; d'autres se sont emparés du mot pour lui donner un autre sens.

Jacques Lecarme, le premier, a eu l'intuition que le mot autofiction pouvait, au-delà de Fils, désigner un genre littéraire. Des différentes définitions données par Serge Doubrovsky il a retenu deux critères : l'étiquette « roman » et l'homonymat auteur/héros/narrateur. Et il a découvert effectivement, dans la littérature française, des textes qui répondent à ces deux critères. Des textes « classiques » de Loti, de Breton (Nadja), de Colette (La naissance du jour), de Céline (la trilogie allemande : D'un château l'autre, Nord, Rigodon), de Cendrars (La main coupée, L'homme foudroyé, Bourlinguer, Le Lotissement du ciel), de Genet (Journal du voleur), que Doubrovsky a ensuite cités comme ses précurseurs. Mais aussi des livres un peu oubliés de François-Régis Bastide, de François Nourissier, d'Antoine Blondin. Et des textes plus ambitieux, plus avant-gardistes : Mes parents de Hervé Guibert, Pseudo d'Emile Ajar-Romain Gary, les derniers romans d'Aragon (Blanche ou l'oubli, La mise à mort, Le mentir-vrai), etc. A ces récits qui remplissent ses deux critères définitoires Lecarme, va associer : -des textes qui ne respectent pas le critère d'homonymat : Pedigree de Simenon, La séparation de Dan Franck, les romans de Modiano, L'amant de Marguerite Duras, L'année de l'amour de Paul Nizon ; - des textes assez strictement autoréférentiels, dans lesquels l'allégation de fictionnalité semble tenir de la coquetterie ou de la précaution oratoire : Les masques de Régis Debray, Roland Barthes par Roland Barthes, Biographie d'Yves Navarre, Lambeaux de Charles Juliet ; - des textes qui juxtaposent, ou alternent, un récit référentiel et un récit fictionnel : La naissance du jour de Colette, W ou le souvenir d'enfance de Pérec, Les Antimémoires de Malraux, les Romanesques de Robbe-Grillet ; - d'autres qui tiennent davantage de la méditation, ou de l'essai, comme La douleur de Duras, ou Le Grand incendie de Londres de Jacques Roubaud ; - des poèmes : Chêne et chien de Queneau, Une vie ordinaire de Georges Perros.

Cette liste, dont je souligne à dessein l'hétérogénéité, montre à quel point l'application de ces deux critères est problématique. L'homonymat n'empêche pas l'affabulation, comme nous le montrera Vincent Colonna. Inversement, dans bien des cas, chez Duras, Nizon, Camille Laurens, Philippe Vilain ou Catherine Cusset, par exemple, le héros-narrateur n'est pas nommé bien qu'il renvoie incontestablement, par maints indices intra et extra-textuels, à l'auteur. Serge Doubrovsky parlera à leur sujet de « quasi-autofiction », Philippe Vilain d' « autofiction anominale ». (11) Quant au sous-titre « roman », chacun sait qu'il a parfois été choisi par les auteurs pour assurer à leurs textes une réception littéraire et qu'il leur a souvent été imposé par des éditeurs qui estimaient ce label plus vendeur.

V – DETOURNEMENTS

Jacques Lecarme ne fut pas le seul à se saisir du concept inventé par Serge Doubrovsky. Dans les années quatre-vingt, trois autres critiques firent entrer ce terme dans leur arsenal théorique. Mais ce fut pour lui donner un tout autre sens que Serge Doubrovsky et Jacques Lecarme. Pour Philippe Lejeune, Gérard Genette et Vincent Colonna, le néologisme « auto-fiction » désignait, à l'évidence, une fiction de soi. Autrement dit : une projection de l'auteur dans des situations imaginaires. Il revint à Vincent Colonna de développer cette idée, d'abord dans une thèse dirigée par Genette, puis dans un livre paru en 2004 aux éditions Tristram : Autofictions et autres mythomanies littéraires. Pour lui, l'autofiction relève du « fantastique » : « L'écrivain (…) transfigure son existence et son identité dans une histoire irréelle, indifférente à la vraisemblance » (p.75). Il donne les exemples suivants : - La Divine comédie, dans laquelle 'Dante' visite l'Enfer, le Purgatoire, le Paradis. - Les Etats et Empires de la Lune et du Soleil que visite le narrateur de Cyrano de Bergerac. - Biographie conjecturale (1799) : à 35 ans, le poète romantique Jean-Paul imagine sa future vie d'écrivain et de père de famille; - Ferdydurke, de Gombrowicz, dont le héros, un écrivain de 35 ans, redevient adolescent; - Le Gateau des morts dans lequel Dominique Rolin raconte sa propre mort. On peut ajouter : - Le complot contre l'Amérique (The Plot against America, 2004) dans lequel Philip Roth imagine ce qui serait arrivé à sa famille si un candidat pro-nazi et antisémite avait gagné les élections présidentielles de 1941. Grâce au terme inventé par Serge Doubrovsky, Vincent Colonna a mis en évidence un dispositif fictionnel que l'on retrouve tout au long de l'histoire littéraire depuis Lucien et Apulée. Je ne crois pas qu'il s'agisse d'un genre, mais plutôt d'une figure, variété de métalepse, qui a été utilisée, imitée ou redécouverte, à différentes périodes, bien souvent dans un dessein satirique. Afin d'éviter les confusions, il serait préférable, pour désigner cette figure, d'employer le terme « autofabulation », créé par Colonna. Pour lui, les autres types d'« autofiction », qu'il qualifie de « biographiques », ne font que poursuivre la tradition du roman autobiographique sans véritablement la renouveler :

Aujourd'hui, dans la littérature personnelle, vous lisez le meilleur Angot et vous les avez tous lus; pareil pour Doubrovsky, et quelques épigones. C'est de la littérature de manufacturiers, la reproduction d'une formule éprouvée, même s'ils s'en défendent ou l'ignorent, invoquant une divinité appelée « écriture » pour couvrir leur faiblesse. (p. 117)

Dans Bardadrac (2006), Gérard Genette, qui avait dirigé la thèse de Colonna, a reconnu les limites de l'autofabulation, qu'il renonçait d'ailleurs à nommer :

Comme il est pratiqué aujourd'hui, le « genre » de l'autofiction répond presque fidèlement, sinon dignement, à la définition large, et délibérément déconcertante, qu'en donnait Serge Doubrovsky. La définition plus étroite que j'ai défendue un temps, croyant bien faire, visait tout autre chose : un récit contradictoirement, de statut déclaré autobiographique (selon les critères de Philippe Lejeune: par homonymie entre l'auteur, le narrateur et le personnage) mais de contenu manifestement fictionnel (par exemple : fantastique ou merveilleux) comme celui de La Divine Comédie de Dante ou de l'Aleph de Borges. Je maintiens ma définition générique, mais je renonce forcément à lui conserver un terme que je dirais volontiers aujourd'hui galvaudé, si je n'étais conscient de l'avoir moi-même jadis abusivement emprunté à son inventeur pour désigner un genre auquel il ne pensait pas. De toutes manières, le corpus auquel je l'appliquais est quantitativement infime, comparé à celui de l'autofiction au sens désormais courant voire débordant, comme on dit d'une crue, ou d'une marée noire. Mais, du coup, ce corpus-là (le mien) n'a plus de nom. J'ai envisagé fugitivement le concept également contradictoire d'autobiographie non autorisée, mais je ne suis pas sûr qu'il convienne, et je préfère le réserver pour une autre occasion. (p.136-137).

Colonna lui-même admet que l'autofabulation, si elle a produit quelques chefs-d'oeuvre dans le passé, est fort peu pratiquée aujourd'hui :

L'affabulation contemporaine semble avoir déserté cette posture et c'est bien curieux, car elle est riche en possibles narratifs et en thèmes envoûtants. N'étant ni historien de la culture ni sociologue, je serais bien en peine d'expliquer sa désaffection. (p.91)

Pour autant, la définition de Colonna n'est pas lettre morte. En réalité, on peut considérer qu'une bonne partie de la production autofictionnelle actuelle relève plus ou moins de l'autofabulation dans la mesure où l'auteur s'y représente, volontairement, dans des situations qu'il n'a pas vécues. Restant dans les limites du plausible ces récits imitent l'autobiographie sans en respecter le contrat de vérité. Seule l'étiquette « roman » les préserve d'une accusation de mensonge ou de supercherie. Le dernier ouvrage de Philippe Vilain, L'autofiction en théorie (Ed. de la transparence 2009) fournit deux exemples de ce passage de l'autonarration à l'autofabulation, deux exemples tirés de ses propres récits. Le dénouement fictif de L'étreinte (1997), explique-t-il, préfigure, anticipe, la fin réelle de sa relation avec Annie Ernaux. Et, d'autre part, il a construit le scénario fictif de son dernier roman, Faux-père (2008), à partir d'une remarque de la femme qu'il aimait dans la réalité :

la « Stefania » de la vraie vie (…) m'avait confié qu'il était possible qu'elle tombe enceinte. (…) Mon histoire la plus vraie est sans doute celle qui allait avoir lieu, l'histoire que l'angoisse m'a volée et qui m'a révélé une part mystérieuse de moi (la peur de la paternité), l'histoire qui se serait peut-être déroulée si Stefania 2 était réellement tombée enceinte. (p.72)

L'hypothèse imaginaire n'est donc plus, ici, un élément accessoire, un deus ex machina précipitant le dénouement du récit, comme dans L'étreinte, mais un élément déclencheur qui va commander tout le processus de création :

En résumé, j'écris à la première personne et raconte une histoire depuis un fait réel, vérifiable (…) mais transposée, à laquelle je donne un prolongement romanesque possible, un élargissement poétique sans me nommer mais sous la caution de mon patronyme » (p.72)

On est bien dans la configuration de l'autofabulation dont Genette formulait ironiquement le pacte en ces termes : « Moi auteur, je vais vous raconter une histoire dont je suis le héros mais qui ne m'est jamais arrivée » (Fiction et diction, 1991, p.86). Et on rejoint le problème posé par l'invention d'une séance d'analyse qui n'a jamais eu lieu. Mais cette invention ne relève pas du fantastique puisque tout est parfaitement vraisemblable. Il faudrait donc distinguer trois types de fictionnalisation du vécu : - la fictionnalisation inconsciente (par erreurs, oublis, sélection, scénarisation, déformations) qui est le lot de toute reconstitution narrative ; - l'autofabulation qui projette délibérément l'auteur dans une série de situations imaginaires et fantastiques; - et l'autofiction volontaire, qui glisse sciemment de l'autobiographie vers la fiction, sans déroger à la vraisemblance. Dans l'autofabulation, le lecteur est informé, ou se doute d'emblée, que l'histoire n'est « jamais arrivée ». Dans l'autofiction volontaire, il peut être abusé, en dépit de l'étiquette « roman », par l'apparence autobiographique du récit. C'est dans ce cas précis, à mon sens, que le terme d'auto-fiction est le plus adéquat. Nous retombons ici, fatalement, sur la question du contrat de lecture. A mon sens, il n'y a que trois possibilités pragmatiques : - le contrat de vérité, qui régit la communication référentielle, dont relève l'écriture du moi en général et l' autobiographie en particulier ; - le contrat de fiction, qui régit le roman, la poésie, le théâtre, etc. - l'association des deux, sur laquelle se fonde la stratégie d'ambiguïté du roman autobiographique. L'autofiction ne propose pas un nouveau type de contrat. Certains des textes qui sont qualifiés d'autofiction sont lus comme des autobiographies, ou des morceaux d'autobiographie ; d'autres sont lus comme des romans, notamment ceux qui relèvent manifestement de l'autofabulation. La plupart développent des stratégies d'ambiguïté qui les situent dans la tradition du roman autobiographique ; même si le héros-narrateur porte le nom de l'auteur car cet homonymat ne fonctionne alors que comme un indice supplémentaire de référentialité, susceptible d'être contrebalancé par des indices de fictionnalité tout aussi convaincants.

VI - REVENDICATIONS

Il n'y eut pas que les critiques pour se saisir du concept créé par Serge Doubrovsky. Peu à peu, des écrivains vont eux aussi se l'approprier. Mais, curieusement, la plupart de ces écrivains seront aussi des théoriciens de la littérature qui produiront une réflexion critique sur ce concept. Le premier qui ait avancé le terme d'autofiction pour caractériser sa pratique de l'écriture fut Paul Nizon qui prétendit l'avoir inventé. Dès 1983, il se qualifiait d'« écrivain autofictionnaire » afin de distinguer sa recherche de la simple autobiographie:

L'autobiographie est une reconstruction du passé, ce qui ne m'intéresse pas. Ce qui m'intéresse, c'est que le moi est une chose très fluide, insaisissable. Il s'agit, en écrivant, de descendre vers ce moi inconnu afin de le constituer d'une manière ou d'une autre, comme personnage. Le « je » n'est donc pas le point de départ, comme dans l' autobiographie, mais le point d'arrivée. (12)

Il évite aujourd'hui d'employer le mot autofiction : « j'ai laissé tomber ce terme pour parler de mon travail. C'est devenu une mode, et je ne sais même plus bien ce que ça signifie aujourd'hui », déclarait-il dans une interview parue en janvier 2006 (dans « Le Monde des Livres »). Le travail de Nizon se caractérise en effet par son mouvement méditatif, poétique, sinueux, plus proche du journal que du récit rétrospectif.

Je récuse la véritable narration, la fabrication d'histoires (…) je cherche à m'autoproduire (…) j'ai appelé cela (cette volonté) une intonation, une peinture de gestes , du tachisme (…) il ne s'agit pas en l'occurence d'un temps retrouvé, mais d'un temps créé, métamorphosé en langage, et c'est un espace fictionnel. (13)

On pourrait le ranger dans une catégorie que j'appellerai, en référence à Montaigne, l'auto-essai.

Jerzy Kosinski, lui, a employé le terme d'autofiction, à partir de 1986, pour expliquer, et justifier, la manière dont il avait écrit L'Oiseau bariolé. Ce qui a permis à Marc Weitzmann de prétendre qu'il l'avait inventé. Je ne reviens pas sur cette polémique, qui est close, et dont vous trouverez les tenants et aboutissants dans le livre de Philippe Vilain Défense de Narcisse.

En 1994, Alain Robbe-Grillet a présenté Les Derniers jours de Corinthe comme son « troisième volume d'errements autofictionnels ». Quatre ans plus tôt, dans un colloque intitulé « autobiographie et avant-garde », il avait postulé une sorte d'équivalence entre l'autofiction et ce qu'il nommait la « nouvelle autobiographie ». Dans sa bouche, comme dans le prière d'insérer de Fils, le mot « autofiction » ne désignait pas un genre mais un processus d'écriture. Par contre, il caressait sans doute, en lançant l'expression « nouvelle autobiographie », le désir secret de recréer, sur le modèle du « Nouveau roman », un mouvement, une école, une révolution littéraire. Espérant révolutionner cet autre genre canonique, il reprenait à son encontre les arguments anti-naturalistes et anti-mimétiques de Pour un nouveau roman. Et il croyait voir émerger, à travers certains textes des nouveaux romanciers, Les Géorgiques de Claude Simon, L'amant de Marguerite Duras, Enfance de Nathalie Sarraute et ses propres Romanesques, une « nouvelle autobiographie », qui, elle, était « consciente de sa propre impossibilité constitutive », et immunisée contre toute illusion référentielle par l'injection de larges doses de fiction.

Le lecteur jugera si Le miroir qui revient (1984), Angélique ou l'enchantement (1988) et Les derniers jours de Corinthe (1994) remplissent ce programme. Si les aventures fabuleuses de 'Corinthe' « cassent le mouvement anecdotique » des souvenirs familiaux et des règlements de compte entre amis ou, au contraire, font ressortir la spécificité de l'autonarration, quelles que soient les précautions oratoires dont elle s'entoure.

Raymond Federman manifeste le même souci de ne pas céder à la trivialité naturaliste lorsqu'il se réclame de la metafiction, de la surfiction, de « l'autobiographie d'avant-garde » ou encore de la littérature « postmoderne ». Et, lorsqu'il s'adresse au public français, il lui arrive d'employer le terme créé par son « copain neurasthénique Serge Doubrovsky ». Le mot « autofiction » arrive, par exemple, dès la page 23 de son dernier livre, Chut, dans un métadiscours de sa façon :

''Fais gaffe, Federman. Si tu continues comme ça, tu vas chavirer dans le naturalisme à la Zola. Je m'en fous. Faut bien que je dise la vérité, même si la vérité fait mal. D'accord, les lecteurs diront: C'est pas du roman que tu fais là, Federman, c'est de l' autobiographie, ou, pire encore, de l' autofiction. Eh bien moi je leur dirai, vous vous gourez, c'est de la fiction pure que je vous raconte, parce que toute mon enfance, je l'ai complètement oubliée. Elle a été bloquée en moi. Donc tout ce que je vous dis, c'est inventé, c'est de la reconstruction. Et puisque tout ce qui s'écrit est fictif, comme l'a dit Mallarmé, ce que je suis en train d'écrire, c'est de la fiction. Les petits blocs de mots que j'accumule sur le papier, ce sont comme des briques avec lesquelles on construit une maison. Je suis en train de construire mon enfance avec des blocs de mots''. (14)

Comme Doubrovsky en 1977, Federman en 2008 refuse, contre l'évidence, que son récit mémoriel soit assimilé à de l'autobiographie. Le seul registre qu'il revendique, c'est la fiction.

Marie Darrieussecq représente un cas à part, car elle a consacré sa thèse à l'autofiction et elle a défendu le genre dans plusieurs articles, en 1996-1997, mais, ensuite, son oeuvre littéraire a été essentiellement fictionnelle. Et, paradoxalement, elle a dû, pour répondre aux accusations de Marie N'Diaye puis de Camille Laurens, justifier sa pratique de la fiction. Cette dernière affaire a mis en évidence le profond changement de notre conception de la littérature. Jusqu'à présent, c'était la légitimité des textes autobiographiques qui était régulièrement contestée, au nom de principes éthiques, par les critiques, par les romanciers, ou par des personnes s'estimant calomniées. Et là, c'est la légitimité de la fiction qui était remise en cause, le fait qu'on puisse représenter, sur une scène imaginaire, une souffrance qui avait déjà été décrite par des victimes. Quel que soit notre point de vue sur la polémique qui a suivi, cet épisode pose la question de la cohabitation entre l'écriture référentielle et l'écriture fictionnelle. Tout se passe comme si elles ne pouvaient partager le même espace littéraire, comme si elles devaient s'exclure l'une l'autre.

Philippe Forest lui aussi est à la fois théoricien et romancier. Il a publié différentes études sur le Surréalisme, sur le roman contemporain, sur le groupe Tel Quel, avant d'entreprendre une oeuvre littéraire. Le mot « autofiction » apparut sous sa plume en 1998, pour désigner à la fois l'oeuvre du romancier japonais Kenzaburô Ôé et son premier « roman », L'enfant éternel (1997). La plupart des livres de Ôé témoignent de sa difficulté à accepter la naissance, puis la présence à ses côtés, de son fils handicapé. L'enfant éternel relate le cancer et la mort d'une enfant de quatre ans. Dans les deux cas, il s'agit de rendre compte d'une expérience de deuil sans tomber dans « le piège que tend fatalement l'écriture autobiographique ». Pour casser l'illusion de la transparence et de l'immédiateté, le texte doit être travaillé, dit Forest, par la fragmentation, l'inachèvement, la diversité des registres et des voix, la carnavalisation, l'intervention de personnages imaginaires. Au terme créé par Doubrovsky Forest va bientôt préfèrer l'expression « roman du je », calquée sur l'allemand « Ich-roman » et le japonais « shishôsetsu ». Le « roman du Je », tel qu'il le conçoit, s'inscrit dans la continuité des avant-gardes des années soixante, mais aussi de Bataille, Cendrars, Céline. Il se distingue de la tendance « post-moderne » de l'autofiction, dans laquelle Forest, sans citer de noms, voit le symptôme d'un individualisme réactionnaire, narcissique, hédoniste et consumériste.

Se référant à Primo Lévi, Forest assigne à l'écriture du moi la fonction et la responsabilité de témoigner pour les « naufragés » que la souffrance a privés de parole. Cette haute idée de l'autonarration rejoint les conceptions développées par Annie Ernaux et Chloé Delaume.

Chloé Delaume appartient, avec Philippe Vilain, Catherine Cusset, Camille Laurens, à une nouvelle génération d'auteurs français qui creuse le concept créé par Serge Doubrovsky. Les PUF lui ont commandé un essai qu'elle prévoit d'intituler Le moi de Mars. Elle y assignera à l'autofiction une fonction éthique et, au sens large, politique. Face aux « fictions collectives » que sont les « fables religieuses, sociales, économiques, politiques, culturelles, les fictions d'entreprise, le story telling », les écrivains doivent, d'après elle, « raconter les faits, et en mode majeur ». L'autofiction constituerait ainsi un pôle de résistance au travestissement des faits et à la réification des individus.

VII – REFUS

Dans une telle perspective de dénonciation des leurres, le terme d'autofiction conserve-t-il une réelle pertinence ? Certainement pas pour Annie Ernaux. Dépasser le stade narcissique de l'écriture du moi pour atteindre une espèce d'universalité, tel est son projet. C'est pourquoi elle a avancé, pour caractériser ses textes, le terme de « récit transpersonnel ». Et aussi l'expression « récit auto-socio-biographique » : entre « auto » et « biographique », le morphème « socio » notifie que le témoignage personnel doit s'inscrire dans un contexte social et historique qu'il contibue, sinon à élucider, du moins à décrire. Cette démarche originale a trouvé une espèce d'accomplissement dans Les années (2008). C'est pourquoi Annie Ernaux récuse catégoriquement le mot autofiction, comme elle me l'expliquait, à propos de Passion simple, dans un courriel de 2006 :

La seule séparation que j'établis – sans doute parce qu'elle correspond dans mon parcours à deux moments bien distincts– est entre d'une part un texte où l'on se donne la possibilité de « s'irréaliser » dans des faits ou histoires imaginaires, mêler la fiction (au sens ancien) et la réalité, et d'autre part un texte où il s'agit de s'en tenir à la réalité telle qu'elle a été perçue ou mémorisée. A partir de La Place, la première catégorie est abandonnée complètement et toutes mes recherches d'écriture se font dans la seconde. Par ailleurs, le terme d'autofiction s'est vulgarisé plus de quinze ans après que j'ai commencé de choisir l'autobiographie et l'usage qui en a été fait, qui en est toujours fait, sauf chez Doubrovsky, correspond le plus souvent à une « zone » indécidable entre autobiographie et roman, posture de vérité et posture de fiction. Bref, je me sens « étrangère » à l'autofiction. (…) Ce qui compte pour moi, c'est de trouver, à partir d'un contenu strictement autobiographique, une forme, ne valant que pour ce texte-là. Comme vous l'avez remarqué, j'ai de plus en plus de difficultés avec le « récit ». La Honte et L'Usage de la photo s'en écartent par exemple, tout comme Passion simple. Donc Passion simple n'est pas à mes yeux une autofiction, c'est le procès-verbal, le constat, « l'exposition », l'objectivation au sens presque scientifique, l'inventaire, d'une passion qui a été la mienne. (15)

On se trouve là aux antipodes de la position de Federman. A côté des écrivains autofictionneurs, qui « mêlent la fiction et la réalité », il existe des auteurs qui, comme Annie Ernaux, maintiennent « une posture de vérité ». Et tentent d'atteindre un certain niveau d'universalité. N'étant pas régis par le même contrat de lecture, leurs textes ne relèvent pas de la même catégorie pragmatique. C'est ce qu'expliquait Philippe Lejeune dans un entretien récent avec Philippe Vilain. A ce dernier qui affirmait « une description fidèle du vécu me paraît impossible », Lejeune répondait :

Oui, il y a des gens qui se résignent à cette impossibilité – vous Philippe Vilain et Serge Doubrovsky – et il y a des gens qui ne s'y résignent pas; les gens qui ne s'y résignent pas paraissent naïfs aux premiers, j'appartiens à la catégorie des naïfs. Les deux positions sont antinomiques de façon constitutive. (…) Notre vie est un imaginaire, un imaginaire qui évolue, se remet en cause, cet imaginaire est la réalité de ce que nous vivons (...) Je peux me mettre dans le sens du vent et mon écriture prolongera ce mouvement de construction imaginaire. Il y a donc des écritures qui choisissent d'aller contre le vent pour l'observer, et d'autres qui accompagnent et amplifient son mouvement. On est forcément dans une de ces deux positions, mais, bien sûr, aucune n'est « vraie ». (16)

Vous me direz : pourquoi parler d'Annie Ernaux et de Philippe Lejeune à propos d'une catégorie qu'ils récusent ? Précisément pour en chercher les limites. Force est de constater qu' « autofiction » est maintenant le nom de toutes sortes de textes en première personne. Fonctionnant comme un « archi-genre », il subsume tout « l'espace autobiographique » : passé et contemporain, narratif et discursif ; avec ou sans contrat de vérité. Victime ou bénéficiaire de cette confusion, il commence à être employé pour valoriser ou dévaloriser non seulement des livres de tous genres, mais aussi des albums de bande dessinée, des films, des spectacles, des oeuvres d'art contemporain.

VIII – STATUT

Je crois qu'on ferait une erreur en réduisant cette extension à un phénomène de mode. S'il a « pris », s'il est entré dans l'usage, c'est qu'il fallait un terme pour qualifier les créations qui témoignent d'une nouvelle conception du moi et de son expression. En ce sens, on peut dire qu' «autofiction » est aussi le nom d'une mutation culturelle. En 1996 s'est tenu à Nanterre, sous la direction de Philippe Lejeune, un colloque sur le thème L'autobiographie en procès. Dans sa contribution, intitulée « L'hydre anti-autobiographique », Jacques Lecarme répertoriait les sept adversaires de l'écriture du moi : la critique journalistique, l'école, la politique, la tradition religieuse, les philosophes, « le saint-esprit de la littérature », la psychanalyse.

Je crois que, dans tous ces domaines, la situation a profondément changé. L'écriture du moi est aujourd'hui, non seulement tolérée mais, dans de nombreux domaines, encouragée, valorisée, récompensée. Ses contempteurs sont devenus minoritaires et finissent généralement par la pratiquer.

Cette réévaluation s'est accompagnée d'un développement qualitatif et quantitatif considérable. Il suffit de feuilleter les pages « livres » de la presse pour constater que les textes autobiographiques font désormais l'actualité littéraire au même titre que que les romans. Je ne sais s'il est plus juste de dire que, pour être admise dans le champ littéraire, l'écriture du moi s'est transformée, ou que l'évolution des attentes du lectorat l'a contrainte à innover. Toujours est-il que la littérature du moi contemporaine n'a plus qu'un lointain rapport avec l'autobiographie d'antan. Chacun est désormais conscient que relater sa vie, c'est construire un scénario tributaire de modèles culturels. Certains auteurs, comme le dit Philippe Lejeune, n'hésitent pas à simuler, à amplifier, ou à enjoliver « ce mouvement de construction imaginaire » et le terme d' autofiction convient précisément à leur démarche. Tandis que d'autres luttent obstinément contre toute dérive fictionnelle et tentent, malgré tout, de mettre à jour des pans d'expérience partageable. Michel Leiris, Georges Perec, Annie Ernaux, Philippe Forest, Doubrovsky lui-même dans ses derniers livres, appartiennent à cette lignée. Mais aussi Primo Levi, Imre Kertesz, Jorge Semprun, André Gorz (Le traître), Fritz Zorn, Hervé Guibert dans ses derniers textes, Paul Nizon, Henry Roth, Thomas Bernhard, Pascal Quignard (Vie secrète), Peter Handke, Hélène Cixous, Jacques Roubaud, Jean-Bertrand Pontalis, etc.

Arnaud Schmitt a proposé le terme d'autonarration pour désigner leur démarche qui se distingue de l'autobiographie traditionnelle sur trois points au moins : la fragmentation, le métadiscours, l'altérité. Ces auteurs ne prétendent pas retracer toute leur vie, ni l'expliquer, ni la justifier, ni même en donner une image fidèle. Ils travaillent sur des fragments de souvenirs, qu'ils exhument, questionnent, interprètent, mettent en relation ou en contradiction avec d'autres fragments. Et ils dialectisent sans relâche le rapport entre l'écriture et l'expérience, par le métadiscours, par l'intertextualité, par le regard de l'autre. Cette inquiétude pragmatique les amène bien souvent à délaisser le récit, générateur de fiction, au profit de la description, de l'énumération, de la méditation. Ils passent alors de l'autonarration à l'auto-essai, de Rousseau à Montaigne.

A mon avis, le terme d' autofiction devrait être réservé aux textes qui développent, en toute connaissance de cause, la tendance naturelle du récit de soi à se fictionnaliser. Une situation, une relation, un épisode, sont mis en récit, scénarisés, intensifiés et dramatisés par des techniques narratives qui favorisent l'identification du lecteur avec l'auteur-héros-narrateur. D'un point de vue pragmatique, ce sont des romans autobiographiques, fondés sur un double contrat de lecture.

Cependant, à partir du moment où ils sont désignés par ce néologisme un peu magique, « autofiction », ils deviennent autre chose. Ce ne sont plus des textes isolés, épars, inclassables, dans lesquels un écrivain dissimule plus ou moins adroitement ses confidences sous un vernis romanesque, ou inversement. Ils s'inscrivent dans un mouvement littéraire et culturel qui réfléchit la société d'aujourd'hui et évolue avec elle.

Un consensus semble se dessiner parmi les chercheurs pour adopter cette tripartition de l'espace autobiographique contemporain: autofabulation/autofiction/autobiographie (ou autonarration). Mais il est peu probable que ces distinctions entrent dans l'usage. Le néologisme créé par Doubrovsky va sans doute continuer de brouiller les cartes. Comme l'a dit Vincent Colonna au colloque qui s'est tenu l'an dernier à Cerisy, « autofiction » est un mot-récit, qu'il suffit de déplier pour voir apparaître toutes sortes d'histoires personnelles. Sa séduction tient à son ambigüité, à son mystère. Chacun peut se l'approprier ou le rejeter en fonction de sa propre identité narrative et de sa propre mythologie esthétique. Mot-test, mot-miroir, il nous renvoie les définitions que nous lui assignons.

Notes :

1. Aristote : « De ce que nous avons dit, il ressort clairement que le rôle du poète est de dire non pas ce qui a lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l'ordre du vraisemblable ou du nécessaire. Car la différence entre le chroniqueur et le poète (…) est que l'un dit ce qui a eu lieu, l'autre ce qui pourrait avoir lieu; c'est pour cette raison que la poésie est plus philosophique et plus noble que la chronique; la poésie traite plutôt du général, la chronique du particulier. »

2. P. Lejeune, « Le pacte autobiographique (bis) » dans Moi aussi, Paris, éd. du Seuil, 1986, p.25. Il cite un passage de L' autobiographie en France (1971) qui était déjà cité dans Le pacte autobiographique, p.26.

3. P. Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris Ed. du Seuil, 1975, coll. « Poétique », rééd. coll. « Points Essais », 1996, p. 31.

4.Lettre du 17 octobre 1977 citée par Philippe Lejeune dans Moi aussi, Paris, Ed. du Seuil, coll. « Poétique », 1986, chapitre « Autobiographie, roman et nom propre », p. 63., et dans Autofictions et Cie, dir. S. Doubrovsky, J. Lecarme et P. Lejeune, n°6 de la revue RITM, Université Paris X-Nanterre, 1993, p. 6. Dans « Le Magazine littéraire » de mars 2005 Doubrovky se réfère de nouveau à cette phrase du Pacte autobiographique, maladroite mais féconde

5. P. Valéry, « Stendhal », dans Variétés II, Paris, Gallimard, 1930, p. 73-126.

6. J.P. Sartre, « Autoportrait à 70 ans », entretien avec Michel Contat, dans Situations X, Paris, Gallimard, 1976, p. 146.

7. S. Doubrovsky, « autobiographie/vérité/psychanalyse », p. 77

8. S. Doubrovsky , « L'initiative aux mots, écrire sa psychanalyse », p. 177.

9. S. Doubrovsky, L'Après-vivre, 1994, p. 302.

10. S'agissant des auteurs qui remplissent ces conditions, et en particulier ce dernier critère, Doubrovsky ne cite guère que Céline et Christine Angot. On pourrait ajouter Henry Miller, Jack Kerouac, Charles Bukowski, Raymond Federman, Nina Bouraoui, Fernando Vallejo, Pedro Juan Guttierez, Dave Eggers … Justine Lévy ?

11. P. Vilain, L' autofiction en théorie, op. cit., p. 70-75.

12. P. Nizon, La République Nizon, rencontre avec Philippe Derivière, Paris, Les Flohic Ed., 2000, p. 128.



13. P. Nizon, Die Innenseite des Mantels, Francfort, 1995 ; trad. fr. de J.C. Rambach, L'envers du manteau, Arles, Actes Sud, 1997, p. 321.

14. R. Federman, Chut, Paris, Léo Scheer, 2008, p. 23.

15. A. Ernaux, Quelques précisions d'Annie Ernaux à la suite de Philippe Gasparini, « Annie Ernaux, de Se perdre à Passion simple », dans Genèse et autofiction , dir. Jean-Louis Jeannelle et Catherine Viollet, Louvain-la-neuve, Academia Bruylant, 2007, p. 149-173, citation p. 166.

16. P. Lejeune, dans P. Vilain, L' autofiction en théorie, Chatou, 2009, éd. de la transparence, « Moi contre moi : Philippe Lejeune et Philippe Vilain », p. 108-109.

Philippe GASPARINI - Crest - août 2009

(Publié par Arnaud Genon)