Antoine d’Agata : de la phautobiographie « comme art funambule »

Sur Antoine d’Agata et Christine Delory-Momberger, Le Désir du monde, entretiens, Paris, Téraèdre, coll. L’écriture de la vie, 2008.

Par Arnaud Genon

L’œuvre photographique d’Antoine d’Agata est des plus singulières, elle est aussi et avant tout une expérience, « la poursuite obstinée d’une vie au risque de l’art ou d’un art au risque de la vie », ainsi que le note Christine Delory-Momberger dans la préface du présent recueil. Pour l’artiste, la photographie constitue une pratique qui relève du journal intime dans lequel « quête de soi et recherche artistique ne sont pas séparables ». On pourrait préciser qu’elle prend aussi la forme d’une autofiction par l’image dans la mesure où le photographe déclare « incarner son propre personnage de fiction » et réinventer les moments recueillis : « L’instant ou j’appuie sur le déclencheur n’est pas un instant de vérité, c’est l’instant d’une création en rapport à mon imaginaire. Je crée une fiction à partir d’une matière qui est une situation vécue consciemment ou inconsciemment. Cette transposition produit du mensonge mais elle permet à une autre vérité de s’exprimer ». Son œuvre intéresse donc ceux qui nourrissent « une double passion pour le récit personnel et pour la photographie ».

Tout au long des entretiens ici réunis, Antoine d’Agata se livre à une tentative « d’élucidation » du travail qu’il mène depuis la fin des années quatre-vingt-dix. Photographe de la nuit, des parias, de la chair, des excès, de l’extase, il dit avoir tout sacrifié, tout autant sa vie personnelle que professionnelle « sur l’autel de ses obsessions ». Le monde de la nuit qu’il saisit est considéré comme un « espace creux dans lequel (il est) condamné à se perdre », un lieu où les règles s’estompent, les codes disparaissent et l’instinct prend le dessus.

Cependant, ses photographies souvent à vif, violentes, crues, voire pornographiques et qui nous rappellent les univers de Nan Goldin ou de Francis Bacon, échappent à toute forme de voyeurisme du fait que le photographe prend part aux moments qu’il capte : « Si le photographe n’assume pas cette position d’acteur à part entière de chacune des situations qu’il documente, il est condamné au voyeurisme qui est aujourd’hui une tare on ne peut plus conformiste et lâche. » On le comprend, l’implication du photographe doit être totale, elle relève d’une éthique inhérente à la pratique de d’Agata que répugne « la position du spectateur passif ». C’est aussi en ce sens que son œuvre se lit comme une quête de « l’authenticité de l’expérience » même si pour l’atteindre il faut en passer par la fiction, cette dernière se distinguant du mensonge synonyme de cynisme et d’hypocrisie.

Dans cette écriture photographique de soi devenue « désir du monde » se trouve aussi une « dimension conceptuelle du journal intime comme outil de propagande ». En effet, d’Agata considère la réalisation d’images pornographiques « comme l’ultime alternative à l’obscénité des rapports sociaux » et s’inscrit dans ses actes artistiques contre les idéologies marchande et religieuse : « La bestialité est le dernier espace vierge, l’ultime rempart contre la virtualité rampante de nos existences, contre l’anesthésie des sens, contre l’idéologie d’une société qui considère les corps comme consommables ».

L’originalité et la force du travail de d’Agata résident en partie dans l’idée que l’art ne se situe pas dans ses photographies mais dans ses actes, dans ce qu’il expérimente au quotidien, dans ses pertes, ses rencontres, ses débauches, ses émotions. « L’art n’est que le reflet d’une biographie ». Et à examiner les œuvres de l’artiste, l’exploration des limites qu’elles donnent à voir, à ressentir, on mesure à quel point sa vie et ses photographies, cet art que l’on pourrait nommer phautobiographie tant l’implication du « je » est poussée à son extrême, doit se concevoir, selon les termes mêmes d’Antoine d’Agata, comme « un art funambule ».

Arnaud Genon