Avant Genet, après Genet

de René de Cécatty

LE MONDE DES LIVRES | 04.11.10

Que s'est-il passé avant ? Que s'est-il passé après ? Ces deux questions, toute vie d'écrivain conduit à se les poser. Avant la première publication et après la mort. Dans le cas de Jean Genet, dont on fêtera le 19 décembre le centenaire, les deux questions revêtent un sens particulier. Car l'identité de son père, récemment découverte - il se nommait Frédéric Blanc -, et l'existence d'un demi-frère cadet ne sont pas les seuls points obscurs de l'existence d'un écrivain qui aimait l'ambiguïté, après y avoir été contraint. Le mot "liberté" qui lui fut attaché par son encombrant parrain, Jean-Paul Sartre (dont on republie le monumental Saint Genet comédien et martyr, Gallimard, "Tel"), est probablement l'un des moins appropriés à son destin. Genet était le premier à le rappeler.

Le magistrat et le criminel

Dans les années 1970, Genet déposait chez Gallimard un manuscrit calligraphié composite, avec de minutieuses indications typographiques. Il s'agit d'un extrait d'Un captif amoureux, concernant son voyage en avion vers Tokyo, réflexion sur sa condition d'Occidental et ses implications religieuses et historiques. Autour de ce texte complexe se trouvent des commentaires inédits, à l'encre rouge, qui portent sur la culpabilité, la peine, le jugement. Ils méritent une lecture très attentive, car, extraordinairement concentrés, usant d'ellipses et d'allusions multiples, ils sont l'esquisse d'une critique de la faculté de juger : "Camouflé dans l'anonymat le juge ne porte que le titre de sa fonction. A l'appel de son nom par le juge le criminel se lève. Relié sur-le-champ par une étrangeté biologique qui oppose mais complète le magistrat, le criminel ne peut être sans lui. Lequel est l'ombre et lequel est le soleil ? On sait qu'il y eut de grands criminels." Le second texte est un poème en prose sur l'identité.



En proposant une version amplifiée et rebaptisée de leur Essai de chronologie (BLFC, 1988), Albert Dichy et Pascal Fouché jettent sur la longue période qui s'étend entre l'enfance morvandelle et la publication du Condamné à mort (1942) un éclairage déterminant. Edmund White, dans sa biographie (Gallimard, 1993), avait déjà bénéficié de ces recherches essentielles qui précisent et rectifient les informations, non pas inexactes, mais parfois sibyllines, qui étaient dispersées dans l'oeuvre autobiographique (Journal du voleur, Notre-Dame-des-Fleurs et Un captif amoureux) sur ces premières années.

On savait que Jean Genet, fils de père inconnu, avait été abandonné, faute de moyens matériels - mais non d'amour semble-t-il -, par sa mère, Camille Gabrielle Genet. Mais on découvrait qu'il avait été recueilli dans une famille bourguignonne avec plus d'affection et de respect que ne le laissait entendre l'écrivain. Son adolescence, passée en grande partie en fugues répétées et en maisons de redressement, avait, en quelque sorte, effacé ou plutôt distordu l'enfance.

Moins voleur qu'on ne le pensait, moins voyou surtout, Jean Genet avait très tôt manifesté des prédispositions pour la littérature. Son intelligence l'imposait dans un milieu villageois habitué à côtoyer des enfants abandonnés plus rustres. Remarqué pour son originalité et ses manières affectées (il en fallait certainement peu pour paraître maniéré dans le rude milieu du Morvan des années 1920), il a rapidement pris la poudre d'escampette. Et c'est le cycle infernal des fugues, des chapardages, des mises sous tutelle et de l'armée. Edmund White a longuement raconté ces épisodes.

Plus nouvelle ici est la révélation de l'amitié de Jean Genet pour Ibis : la collection "L'arbalète" publie, avec des documents iconographiques rares, leur correspondance retrouvée (Lettres à Ibis, Gallimard, 120 p., 17,50 €) sur laquelle Dichy et Fouché s'attardent dans les ajouts de leur livre. Ibis était le pseudonyme d'Andrée Plainemaison, qui plus tard devait publier sous le nom d'Andrée Pragane des contes pour enfants et le récit de sa conversion chrétienne (Ma peur est ma lumière, Mercure de France, 1972). A travers elle, le jeune Genet (il a, comme elle, 22 ans, mais déjà une expérience de prisonnier et va s'engager dans l'armée) est intégré à un groupe d'étudiants exaltés qui fondent une revue littéraire, Jeunes.

Genet, dans ces lettres, est déjà tout entier. Avec une pensée extraordinairement structurée, des amours masculines, une forte culpabilité et une forme de mysticisme esthétique, qui se développera dans ses grands livres, comme Miracle de la rose ou L'Atelier d'Alberto Giacometti, et son théâtre. Il "a les larmes aux yeux de n'être pas Valéry". Il promet "des proses incandescentes", tout en se moquant de sa propre ferveur. Mais, surtout, on le voit s'enthousiasmer pour le récit du voyageur du Sahara, beau et mort jeune, Michel Vieuchange, Smara (1930, récemment republié par Phébus, "Libretto"), et donc pour l'appel du désert. Et, rétrospectivement, on s'étonne moins que, cinquante ans plus tard, Un captif amoureux fasse la part belle à Arthur Rimbaud et à T. E. Lawrence. Le désert, le monde arabe, la solitude, la dissolution de l'identité. Ils ont toujours été là. Et aussi "l'impression d'être un mort".

Exil sans retour

En miroir de cette jeunesse d'avant les livres, on doit lire les deux témoignages qu'offre Tahar Ben Jelloun sur une vieillesse moins muette qu'on ne l'avait cru : un récit, à la fois émouvant, chaleureux et cruel - car Genet ne s'accommode guère d'une hagiographie sirupeuse ou complaisante -, et une pièce de théâtre qui met Genet et son jeune admirateur Moha (double de Ben Jelloun) face à Samuel Beckett. C'est un Genet certes misanthrope, bougon, parfois presque clochardisé, qui soudain s'emporte sans cesser de raisonner, comme le prouve l'autre grand texte posthume, La Sentence. Mais aussi un homme généreux, qui précisément se tourne vers le jeune Tahar Ben Jelloun, écrivain débutant et étudiant qui va soutenir une thèse de sociologie sur la vie sexuelle des travailleurs immigrés.

Alors qu'il s'est depuis longtemps éloigné du milieu intellectuel qui l'a porté aux nues, autour de Sartre et de Cocteau, alors que son propre théâtre semble lui être devenu indifférent, malgré les engouements et scandales qu'il a suscités à travers le monde, alors qu'il a abandonné ses projets de cinéma, pourtant nombreux, Genet cherche à faire entendre une voix humaine, politique, fidèle à des choix antisociaux, anti-institutionnels, et à résoudre, dans des amitiés amoureuses ou paternelles, le deuil de son grand amour, le funambule Abdallah. Il croit se reconnaître dans le combat des Noirs, des Palestiniens et des extrémistes allemands ou japonais. Et, en même temps, il tisse une sorte de tapisserie chiffrée, labyrinthique, dont les clés seraient le monde arabe, l'exil sans retour, la musique des sphères, la révolte infinie, l'énigme de la maternité, la disparition dans le ballet des spectres.


JEAN GENET, MATRICULE 192.102. CHRONIQUE DES ANNÉES 1910-1944 d'Albert Dichy et Pascal Fouché. Gallimard, "Les Cahiers de la NRF", 460 p., 35 €.

JEAN GENET, MENTEUR SUBLIME et BECKETT ET GENET, UN THÉ À TANGER de Tahar Ben Jelloun. Gallimard, 210 p., 15,90 € et 112 p., 13,50 €.

René de Ceccatty

http://www.lemonde.fr/livres/article/2010/11/04/avant-genet-apres-genet_1435269_3260.html