Lettre à Serge Doubrovsky - Par Nadine Richon

L’idée de vous écrire a surgi je ne sais comment, peut-être à la 500ème page de votre roman Un homme de passage, aux éditions Grasset, lorsque plongée dans la lecture du chapitre intitulé «Elisabeth II», la vôtre, pas l’autre aux chapeaux, je vous imaginai vous transformant en livre, au sens propre, un être vivant, à force de se raconter, si intensément, si brillamment, voit son visage, ses mains, son corps entier devenir papier, comme ces roches de la croûte terrestre qui se métamorphosent sous l’effet de la pression ou de la température, intégrant d’autres minéraux à leur composition originelle. Votre reine est une Arménienne, née en 1956, à peine plus âgée que moi, qui suis née à Sao Paulo un rare jour de froid, le 9 juin 1960, de père suisse et de mère brésilienne, dans un hôpital situé rue Benjamin Constant, facétieux hasard pour une future Lausannoise. J’écris 1960 non sans une certaine délectation morose car c’est déjà une année qui date. Je travaille dans la communication, celle d’une grande université suisse, où le radieux défilé des étudiantes et des étudiants ne cesse de rappeler le temps qui ne passe pas mais qui, d’une année à l’autre, s’éternise ; mêmes arbres parés de couleurs changeantes au gré des saisons, mêmes troncs déjà plantés là en ces temps lointains où Napoléon, paraît-il, s’est arrêté dans ces parages ; même lac étincelant qui inspira les artistes suisses et européens, mêmes montagnes peintes et dépeintes, même jeunesse sans cesse réinventée, vous connaissez cela par cœur vous qui avez connu tant d’années vouées à l’enseignement aux Etats-Unis, New York University mostly. De vos écrits, je suis encore loin d’avoir lu la moitié, et je me lance dans cette réflexion que vous m’inspirez sans les outils de la critique littéraire ; j’ai en effet une lointaine licence en sociologie, doublée d’une certaine expérience dans le journalisme en Suisse romande.

En parcourant la toile, j’ai entendu une intellectuelle française exposer son petit avis sur votre dernier livre, propos culminant chez elle en un aveu de «dégoût» pour la description «pathétique» de votre intime déclin. Elle pense et dit ce qui lui traverse l’esprit, mais, d’une manière rétrospective en quelque sorte, vous lui avez déjà répondu lorsqu’à la page 465 vous décrivez votre «répugnance totale» pour la «laideur féminine». Il y a, précisez-vous, des degrés : «mignonne, jolie, charmante, charmeuse», mais à mon souvenir ladite parleuse ne saurait saisir même d’un doigt cette échelle du désir qui est la vôtre. Vous le savez bien, vous le rappelez constamment, vous êtes sur certains points un homme du passé, né en France le 22 mai 1928. Je n’ai pas eu la chance de vous rencontrer ; dans mon parcours de journaliste, j’ai interviewé des scientifiques, des politiques, des artistes et même quelques stars, mais vous jamais. Comment amener ici la seule critique que je me permettrais éventuellement de vous adresser ? En une petite sentence, qui pourrait vous caractériser aux yeux des combattantes de l’égalité, vous n’êtes pas un féministe, du moins pas au sens militant du terme. Mais après tout, pourquoi nous demanderions-vous cet ultime prouesse alors que votre vie entière a été placée sous le signe de l’effort ? Vos angoissantes maladies de jeunesse, ces douloureux flirts avec la mort, répétés au fil des ans, vos inlassables va-et-vient entre la France et les Etats-Unis, votre double thèse fameuse sur Corneille, dont vous êtes devenu le héraut, votre production intellectuelle, critique et littéraire, le récit autobiographique renouvellé sous cette forme que vous avez nommée l’autofiction, écriture grandiose, exubérante, accouchant d’un avatar de vous-même, personnage vivace témoignant de votre propre existence d’un livre à l’autre, double de papier qui défie le temps et que l’on fréquente ainsi à travers vos œuvres, splendide ou décati, âgé de 40, 50, 60 ans et plus, vivant et survivant dans Le Livre brisé, L’Après-Vivre ou Laissé pour conte, sans oublier votre culture hors norme, culture cultivée comme l’écrivait le sociologue Pierre Bourdieu, pas un vernis chez vous, votre écoute féconde des auteurs, vos enseignements, votre intime connaissance du passé, votre mémoire du 20ème siècle, vous-même comme un morceau de cette histoire de la France, de Paris terre d’accueil pour votre famille mosaïque venue de Pologne, de Russie ou d’Alsace, les échos du Vel d’Hiv, de la Gestapo, de cette Seconde Guerre mondiale qui vous a épargné mais qui vous hante, dont les cris encore vous transpercent, à jamais survivant avec le regret, dites-vous, et même cette «honte» maintes fois évoquée de n’avoir pas œuvré dans la Résistance, juste un peu trop jeune pour combattre ceux que vous appelez encore «les Boches», car ce ne sont pas les Allemands d’aujourd’hui mais les ennemis d’hier que vous ne voulez pas oublier, par crainte d’enterrer à nouveau vos morts, les juifs de votre enfance…

Mais vous êtes un Résistant, un héros de ce combat quotidien qui nous engage à étudier, travailler, aimer, enfanter, à vivre tout simplement. Dans ce domaine, vous avez donné. Vous avez traversé la vie sans économie, riche d’un parcours professionnel souvent récompensé, fort d’un itinéraire familial et amoureux réalisé sans rechigner devant le prix à payer : inlassable labeur intellectuel, femmes conquises, pertes et gains multiples. Même pas peur ! A vos lecteurs, vous accordez un incroyable privilège : en exposant dans cette belle langue que vous habitez ce misérable petit tas de secrets dont parlait je crois André Malraux, en nous invitant généreusement dans votre intimité, vous nous engagez à ne pas être intimidés par l’existence, ses joies inattendues et profondes mais aussi ses insondables douleurs.

Vous vous êtes exposé, et maintes fois, dans ce conflit existentiel, vous avez été blessé ; de livre en livre, vous en témoignez, en détail et avec la rigueur scientifique du chercheur que vous avez été, signant ainsi le malheur d’une profession, celle de biographe, car que pourrait-on encore révéler sur Serge Doubrovsky ? Vous avez des mots très forts pour évoquer ce moi qui, dans vos livres, habite cette vie de professeur franco-américain qui fut la vôtre, avant la retraite. Que dire d’autre sur ce rapport entre vous et votre personnage principal, réplique de papier toujours en décalage par rapport à votre enveloppe charnelle, mortelle ? Peut-être pourriez-vous dire «Serge Doubrovsky, c’était moi», au passé, pour évoquer le fameux mot jamais retrouvé dans les écrits de Flaubert, selon Pierre-Marc de Biasi, par exemple, qui se sert des carnets, des brouillons et de la correspondance de l’auteur pour y déceler derrière l’effacement revendiqué de l’artiste les échos bien réels de la vie, des amitiés, des amours, des exaltations et des détestations de Flaubert. D’une autre manière, un professionnel de la biographie comme Jean-Luc Barré a pu évoquer l’homosexualité de François Mauriac pour éclairer une œuvre dont il affirme, un peu paradoxalement, qu’elle se nourrit précisément des secrets de l’auteur.

«On entre dans un mort comme dans un moulin», disait Sartre. Toutes les biographies sont sujettes à discussion, voire à caution. Mais vos propres mystères, vous les disséquez devant nous, votre œuvre personnelle épouse ce combat de la mémoire, dans une tentative héroïque de recoller les morceaux forcément perdus d’une longue existence, un inlassable effort pour aller repêcher dans le lointain ou le présent qui déjà s’effrite le détail qui tue, l’aveu qui tache et qui vous ratatine encore le cœur rien que d’y penser ; une forme de masochisme, peut-être, mais alors grandiose, insatiable et paradoxale ; un masochisme qui permet d’avancer, qui vous aide à supporter le poids de votre monde et à prendre sur le malheur un recul rédempteur. Vous survivez au pire, en vous forçant à le dire…

Cette petite entreprise de démolition est une tentative désespérée, mais non pathétique, de reconstruction, de conjuration supersitieuse, pourquoi pas, une façon audacieuse de regarder le malheur droit dans les yeux, de se l’enfoncer comme une épée dans la poitrine, de se trancher le ventre avec une plume, seppuku symbolique, hara kiri linguistique, souvenirs arrachés à vos tripes par le douloureux effort d’écriture, dans le fol espoir de conjurer d’autres malheurs, d’effrayer la peur elle-même, mais trop conscient que vous perdrez, de toute façon, comme nous tous, votre ultime combat.

A cet égard, j’adore en particulier les quatre dernières pages de votre Homme de passage, où vous êtes ce héros qui se jette avec la prestance des mots dans un combat tragique joué d’avance, vous en avez la plus haute conscience du fond de votre incroyance, vous écrivez sans vous bercer d’illusion, sans caresser nul espoir, réincarnation, retrouvailles célestes, résurrection, vous sentez, vous savez que non, animal face à la mort, décomposition sans supplément d’âme, mais animal doué de parole, volatile agile agitant sa plus belle plume, oiseau doué d’envolées lyriques, aux antipodes des pattes de mouche qui caractérisent les écrivains paresseux, vous êtes un modèle d’écriture, de courage aussi car derrière ces milliers de pages se cache un travail de titan ; vous taillez les mots comme votre père taillait des costumes, avec un soin minutieux, une patience incroyable, une indicible endurance ; vous êtes un marathonien du verbe et vos foulées efficaces sont une invitation à partager vos saisissantes descriptions de New York en hiver, vos inlassables promenades parisiennes, autant d’évocations qui sont juste trop bien, et j’aimerais me contenter d’écrire cela, paresseuse moi aussi, «juste trop bien». Les autres n’ont qu’à s’immerger dans votre œuvre pour goûter au plaisir de vous suivre dans les dédales de ces villes, dans vos déambulations intellectuelles et affectives, dans cette odyssée personnelle exposée jusqu’à l’intimité sexuelle ; ils pourront ainsi partager vos jouissances et vos maux, vos corps à corps et vos jeux de mots tout au long de ces multiples va-et-vient entre New York et Paris, comme autant de marathons déroulant 42 kilomètres de vie dans chaque livre. Cette immersion romanesque exige du lecteur un certain entraînement, mais la course est dotée d’un super organisateur prompt à nous ravitailler et offrant, à chaque page, matière à raviver nos couleurs, notre énergie et notre joie pour parvenir au terme d’une lecture qui propose une expérience de vie.

Je me souviens d’une coureuse vaincue par son exploit lors du premier marathon olympique féminin, en 1984, traînant sa carcasse blessée sur le stade surchauffé de Los Angeles et s’écroulant à l’arrivée entre les mains des soignants… héroïne ou sportive en danger qui aurait dû être secourue avant d’exploser ses limites ? La question avait été posée à l’époque. Vous pouvez au contraire tout donner, sans jamais être à bout de souffle, car vos écrits à fleur de peau sont en réalité des jaillissement subtilement construits et parfaitement maîtrisés ; s’il fallait cependant chercher un dérapage dans votre sillage, allons à la page 514, quand vous affirmez pouvoir reconnaître en une seconde un bébé fille ou garçon «engoncé dans sa couverture au fond du landeau» (quelle chance, car il m’est arrivé souvent de gaffer), ou lorsque vous insistez sur le fait que les femmes ne marchent pas comme les hommes, ce qui relève d’une évidence que vous exagérez, en outre, car c’est vrai surtout lorsque nous sommes perchées sur ces talons si beaux dans les vitrines, ou quand nous glissons dans ces ballerines dansantes, j’en portais déjà il y a une vingtaine d’années, achetées à Paris, dans un cuir rose délicieux. Je me souviens d’un film de Vincente Minnelli, intitulé Thé et Sympathie, dans lequel la douce épouse d’un directeur de collège, incarnée par Deborah Kerr, s’inquiète du sort d’un adolescent moins attiré que ses congénères par les sports collectifs et les lourdes plaisanteries. Ce jeune homme est amoureux d’elle, bien sûr, et sa façon de se tenir à l’écart, ses goûts pour des activités réputées féminines, son attitude réservée provoquent des moqueries de plus en plus violentes. Dans une scène à l’humour grinçant, son seul et prétendu ami tente vainement de lui apprendre à marcher d’une façon virile. On verra à la fin du film que le directeur lui-même, époux négligent puis mari abandonné, est à la fois un modèle de masculinité et une victime des codes sexuels imposés par la société.

Mais voilà, vous êtes un homme de ce temps, et vous le soulignez, même si vous avez également traversé une autre galaxie plus libre et décomplexée, qui semble s’éloigner de la nôtre à grande vitesse, je songe à cette époque «69 année érotique», comme le chantait le couple Gainsbourg-Birkin. Vous avez traversé tout ce temps, depuis votre enfance d’en France, et vous nous offrez un voyage existentiel parfois déroutant. Ce partage d’une vie relève de l’exhibitionnisme, pour certains, alors que vos lecteurs fidèles décèlent plutôt dans votre démarche un évident courage, même si vous n’avez piloté aucun avion, ni tué aucun «boche», ni même pillé un temple khmer pour en rapporter des trophées exotiques. On ne vous connaît pas de combat politique, tout au moins rien qui puisse alimenter la rumeur, aucun sac de riz, aucun rendez-vous présidentiel pour favoriser une intervention armée. Vous n’avez jamais «tweeté» en direct d’une région en ébullition, jamais arpenté une zone de conflit pour sauver le monde ou pour écrire un livre définitif à ce sujet ; il n’y a pas de ville en morceaux dans votre vie, en dehors des tours jumelles effondrées non loin de votre appartement à Manhattan, la tragédie du nine eleven se déployant en direct sous vos yeux incrédules. Chez vous, il y a «seulement» votre propre moi en lambeaux et la nécessité de raconter cet homme en danger, de témoigner en public pour tenter de le sauver temporairement. Ce faisant, vous aidez d’autres pauvres diables et diablesses à vivre, en supportant les déchirements, les ruptures, les deuils, les maladies, éveillés et curieux jusqu’au dernier souffle.

Une biographie de Serge Doubrovsky plongerait sans doute d’une manière redondante dans votre enfance, puis dans les méandres de vos rencontres intellectuelles et amoureuses, nous privant largement du principal intérêt de vos textes, qui réside dans ce lien intime, fusionnel, entre vos souvenirs franco-américains, vos pérégrinations transatlantiques et la manière intelligente, cocasse et superbe qui est la vôtre de les raconter. Chez vous, le style, c’est vraiment l’homme, pour parodier la phrase célèbre du naturaliste Buffon. L’héroïsme quotidien de votre personnage – vous-même en l’occurrence, fils, professeur, romancier, père de famille, époux, amant – passerait largement inaperçu sans le style de l’écrivain. Et si le vôtre est si plaisant, si vous écrivez si bien, c’est aussi parce que vous osez repousser les frontières de la confidence, sans craindre ce que l’on considère habituellement comme des détails sans importance, voire honteux et potentiellement blessants pour soi-même et pour des êtres proches ; vous écrivez bien, car vous osez prendre ce risque fou de creuser votre vie en profondeur, sans tabou. La psychanalyse, dites-vous, est passée par là. Pas de fausse monnaie : comme un personnage de Gide, vous cherchez à rendre un son vrai. Vous ne voulez pas vous confesser, mais, simplement, «devenir intéressant».

En projetant votre existence dans un récit autobiographique, comme d’autres s’inventent à travers des personnages de fiction, vous émergez de la banalité pour offrir une expérience en partage. Toute existence, même minuscule, peut ainsi donner lieu à un récit. Disparu en 1945, à peine âgé de 47 ans, Emmanuel Bove, par exemple, raconte dans un petit roman culte intitulé Mes Amis, l’histoire d’un homme sans vie privée ni publique, dont il nous fait partager la triste intimité au gré des infimes événements frappant l’imagination de ce marginal sans emploi, sans famille et sans amis ; des rencontres avortées avec une ou deux femmes aussi isolées que lui, de multiples observations insolites ou lugubres entretiennent le spleen de ce personnage, mettant constamment en relief sa propre misère sociale et affective, sa totale solitude. Une citation de Paul Ricœur témoigne d’une autre façon de la nécessité de redonner, à travers le récit, de la consistance et de la dignité à nos parcours humains si fragiles : «Nous racontons des histoires parce que finalement les vies humaines ont besoin et méritent d’être racontées. Cette remarque prend toute sa force quand nous évoquons la nécessité de sauver l’histoire des vaincus et des perdants. Toute l’histoire de la souffrance crie vengeance et appelle le récit», écrit-il dans Temps et récit.

Votre propre existence d’homme aimé, de professeur et d’auteur admiré affiche des couleurs certes vives, encore fallait-il oser la dévoiler dans ses multiples dimensions, oser réaliser cet audacieux décryptage d’une existence au fil du temps et pouvoir le faire avec cette fougue stylistique, cette précieuse «Doubrovsky touch» que des études savantes peuvent analyser. Vos récits ont engendré une figure non pas médiatique, au sens d’un Michel Houellebecq, mais un double de papier plus connu des lecteurs que l’écrivain lui-même, puisqu’on ne vous voit pas à la télévision, en dehors du fameux échange déjà lointain avec Bernard Pivot. A vrai dire, je n’ai pas lu Le Clézio, mais son visage d’aventurier m’est beaucoup plus familier que le vôtre. Et Paul Auster, dont je n’ai lu qu’un seul roman, se dessine immédiatement dans mon esprit, alors que je peine à me faire une image de vous. Aucun journaliste n’a tenté, à ma connaissance, de vous filmer dans vos cours à New York University, sur Washington Square, ou de vous suivre lors d’une promenade au bord de l’Hudson River.

Dans son roman intitulé La carte et le territoire, Houellebecq imagine la rencontre entre un photographe désabusé et un écrivain délabré – lui-même dans son propre rôle ou plutôt dans cette posture nihiliste que nous lui connaissons déjà. Il s’agit d’un Houellebecq traînant en pyjama, buvant du vin et dévorant de la charcuterie ; le photographe songe que ce grand malade a pu susciter autrefois des passions amoureuses : «d’après tout ce qu’il savait des femmes, il paraissait probable que certaines d’entre elles aient pu s’éprendre de ce débris torturé», estime ainsi ce visiteur médusé. Je connais peu Houellebecq, mais il me semble qu’à ses yeux il n’y a pas grand chose avant la mort. D’une certaine façon, il n’a pas tort, une vie même célèbre est si vite oubliée, effacée. A côté de lui, vous pouvez passer pour un grand optimiste, puisque votre existence promise à l’échec mérite non seulement d’être vécue, mais encore d’être racontée avec superbe, comme une épopée de l’intimité. Vous aimez vivre, et lorsque vous vivez mal, quand vous craignez la solitude et la vieillesse ennemie, vous tentez encore de poursuivre l’aventure d’exister en réanimant votre double littéraire. Vous n’êtes pas du style à provoquer la mort, en accélérant avec une sorte de plaisir frénétique, cynique, le processus du vieillissement. Vous auriez plutôt la tentation de guetter les ultimes reflets de votre jeunesse. «Celui que j’aperçois dans le miroir est ma défroque, ma momie. Je gère mes restes. Souvent je ne peux pas me digérer, ma vue me donne la nausée, quand je me rappelle ma gueule d’antan…», écrivez-vous à la page 503.

Au terme de cette œuvre autofictionnelle, qui se présente comme autant de rendez-vous jamais manqués avec vous-même et avec nous, seules vos deux filles, plongées depuis l’enfance dans la culture américaine, sont épargnées, en quelque sorte, car elles ne lisent pas notre langue. Dommage, à certains égards, car les passages les concernant sont empreints d’un amour paternel tendre et joyeux. Vous aimez vos filles, vous les admirez l’une et l’autre, dans leurs différences ; vous avez avec elles une relation simple et apaisée, qui ne laisse guère entrevoir les difficultés liées à l’adolescence et à vos éloignements. Là encore, vous semblez être un homme du passé, et non un père impliqué dans la gestion des émotions et des agendas au quotidien ; rien dans vos livres, ou presque rien, sur les angoisses et les aliénations liées à la vie de parents, comme si vous aviez pu, la plupart du temps, goûter au silence réservé à l’académicien, au professeur intellectuellement protégé des contingences et des cris qui caractérisent souvent «la vie de famille». Mon souvenir de lecture reste celui d’un homme déambulant avec ses filles, dans la nature ou en ville, s’installant avec elles au restaurant, heureux de passer ainsi un moment tendre et suspendu.

Cette question de la langue prouve que vous faites le malheur d’une autre profession encore, car après le biographe, c’est le traducteur que vous désespérez, en sortant le grand jeu des mots pour recréer votre vie intérieure et retisser vos souvenirs décousus, pour recomposer à travers plusieurs ouvrages une existence fragmentée, si bien qu’il semble impossible de l’appréhender en passant par une langue étrangère à celle qui, précisément, vous a permis d’accoucher de vous-même d’un livre à l’autre. Cet accouchement difficile d’un moi insaisissable s’opère chez vous à travers la recherche d’une langue-fleuve très élaborée, mais qui semble couler de source. Rousseau, dans son entreprise immense, faisait comme si le souvenir parlait vraiment. Le grand critique suisse Jean Starobinski évoque une transparence de la confession, comme si sous la plume de Jean-Jacques tout arrivait «tel que cela s’est passé». La quête de soi elle-même est pour lui déjà de l’authenticité. Vous partagez sans doute ce sentiment, mais le travail de la mémoire vous importe davantage je crois. Les souvenirs sont clairement trompeurs chez vous, voire muets ; il faut leur courir après avec les moyens du bord, des lettres que vous retrouvez, des écrits antérieurs, la mémoire des autres aussi et cette langue archéologique qui cerne, qui creuse, tentant de matérialiser pour vous, pour nous, des instants et des êtres perdus.

J’ai la tentation de comparer votre démarche à celle de Giacomo Casanova, même si la vieillesse solitaire de ce dernier me paraît plus triste que la vôtre : il n’avait pas deux filles adultes magnifiques, ni une épouse pour le protéger, mais l’écriture seule pour le soutenir dans sa retraite forcée. De son vivant, il n’a publié que deux moments héroïques de ses aventures, récits connus alors dans toute l’Europe, explique Lydia Flem dans un essai intitulé Casanova, l’homme qui aimait vraiment les femmes, aux éditions du Seuil. Il rédige tout le reste dans la perspective de la postérité, qui n’est pas vraiment la vôtre, et dans le désir que vous connaissez de renouveler pour lui-même la volupté charnelle dont il est désormais privé. Pour lui-même, et pour d’autres, si l’on en juge par le fameux message d’un prince : «Un tiers de ce charmant tome second, mon cher ami, m’a fait rire, un tiers m’a fait bander, un tiers m’a fait penser. Les deux premiers vous font aimer à la folie, et le dernier vous fait admirer... Envoyez-moi bien vite le troisième.» Casanova écrit alors «treize heures par jour, qui lui paraissent treize minutes», souligne Lydia Flem. A travers son Histoire de ma vie, il fait encore vibrer l’amour, le plaisir sans honte ni culpabilité, mais c’est une jouissance éprouvée cette fois dans le calme de l’après-vivre, dans le bonheur de se remémorer ces précieux instants vécus. Comme il l’écrit lui-même : «Me rappelant les plaisirs que j’eus je me les renouvelle et je ris des peines que j’ai endurées, et que je ne sens plus.» Pour savourer un jour ce bonheur de sage, encore lui fallait-il engranger de tels plaisirs dans la fleur de l’âge, quitte à encourir certains risques désormais oubliés. Avant d’accepter, à soixante ans, l’offre d’un noble ami qui lui confie sa bibliothèque dans un château isolé, Casanova est un homme d’action ; l’effort extrême pour sortir du lot commun ne le rebute pas car il paie ; même dans la solitude qui sera la sienne à la fin de sa vie, il pourra encore savourer les effets de ses actions passées, car le bonheur vécu se prolonge dans le souvenir. Pour le citer encore : «J’aimais, j’étais aimé, je me portais bien, j’avais beaucoup d’argent, et je le dépensais, j’étais heureux, et je me le disais, riant des sots moralistes qui disent qu’il n’y a pas de véritable bonheur sur la terre. C’est le mot sur la terre qui me fait rire, comme si on pouvait aller le chercher ailleurs.» Par moments, il se plaint aussi de la vigueur perdue, de ce corps vieillissant qui ne répond plus. Mais, comme l’écrit Lydia Flem : «au-delà du désespoir, demeure toujours pour Casanova le souvenir vivant du plaisir, celui qu’il reçut, celui qu’il offrit.» On pourrait en dire autant de vous, même si la présence réelle d’une femme à vos côtés, aujourd’hui, réveille parfois la tristesse que vous exprimez de ne pas pouvoir la satisfaire sur le plan charnel.

Ce mariage vous comble autrement, vous l’avez voulu car vous avez besoin des autres, des femmes notamment, au point de ne pas pouvoir vivre sans elles. Cela a commencé avec votre mère, dites-vous, alors que Casanova enfant a dû regarder partir la sienne, comédienne qui n’avait d’yeux que pour la scène. Il apprend très tôt à conquérir les cœurs étrangers, à chercher des protecteurs dans cette Europe où il doit inlassablement se faire une place, lui le déclassé. Vous vivez bien sûr un autre temps mais ce qui vous rapproche, au-delà du plaisir donné et reçu, me semble être précisément cette faculté d’échapper par la plume à ce que Lydia Flem appelle «la mélancolie d’une vie éparpillée, éclatée, épuisée dans l’instant qui n’est plus».

Cher Serge Doubrovsky, je ne vous parle pas de moi, car cet effort colossal pour rendre une vie intéressante aux yeux d’un lecteur dépasse de loin mes possibilités : mes différents visages, la mère, la femme, l’amie, ma profession, mes joies, mes attaches, mes ratages, je les garde pour moi, comme la plupart des gens. Je pense en outre que votre métier de «professeur-acteur», qui vous a permis de mettre sur le devant de la scène tant d’auteurs, comme critique et historien de la littérature, vous donne un droit à l’autofiction et ridiculise certaines critiques sur le nombrilisme. Pour ma part, je pourrais éventuellement brandir une petite infirmité pour me rendre intéressante à peu de frais, une surdité touchant, heureusement allais-je dire, une seule oreille, à la suite d’une otite mal soignée vers Noël 2010. J’ai subi par la suite une intervention chirurgicale, qui me permet de fixer sur l’os derrière l’oreille, un appareil auditif invisible sous les cheveux, qui m’apporte d’une manière assez efficace le son par voie crânienne et non aérienne. Depuis une année, je vis également avec mon ennemi l’acouphène, dont l’intensité fluctue au gré des situations qui se présentent et des lieux plus ou moins bruyants que je fréquente. Cette oreille fantôme me rappelle constamment la fragilité de l’existence et ce mal, hélas incurable, n’est donc pas inutile. Mais, dans la perspective d’un récit, pour être un peu intéressante, cette semi-surdité devrait au moins permettre de répondre à une question : y avait-il dans sa vie quelque chose que cette fille ne voulait pas entendre ?

Quoi d’autre ? Je pourrais me parer de quelques marathons courus à Lausanne, sur la route pittoresque entre le lac Léman et le vignoble de Lavaux, inscrit au Patrimone mondial de l’UNESCO, à New York également, avec ce froid mémorable dans la longue attente du départ aux abords du pont Verrazano, des milliers de personnes en baskets, des policiers à cheval, avec un groupe de Français égarés je dois enjamber un mur pour me glisser dans la foule qui court, départ un peu raté, décalé, soudain Enter Brooklyn, une traversée humaine colorée le long de Lafayette et de Bedford Avenue jusqu’au béton du Pulaski Bridge, avant d’avaler le très pollué Queensboro où sur l’une des pistes roulent encore les voitures à peine séparées des coureurs, puis l’arrivée triomphale sur First Avenue, les héros salués par la foule, traînant leur douleur jusqu’à la 115ème rue, Enter Bronx, espaces vides, le souvenir de quelques enfants et de handicapés au bord de la route, puis Re-enter Manhattan par la Cinquième Avenue, avant l’interminable arrivée dans Central Park, enfin, sans oublier deux fois le marathon de Paris, sous le soleil et sous la pluie, jusqu’aux mollets dans la boue du bois de Vincennes, après la jolie surprise du château que je croyais n’être qu’une station de métro… Cette immersion dans le peuple marathonien n’a rien d’original en soi, mais c’est un sujet qui peut se prêter au récit, comme en témoigne mon compatriote Daniel de Roulet, sans oublier Haruki Murakami, qui court avec la discipline du samouraï entre deux moments d’écriture.

Finalement, nous sommes tous des êtres à fiction, et même à autofiction, à condition de vouloir célébrer ces espaces intérieurs et leurs liens subtils avec le vaste monde, de pouvoir les appréhender par-delà les strates temporelles et les métamorphoses inconscientes ou voulues, dans le récit de soi-même ou à travers d’autres constructions, d’autres personnages plus ou moins imaginaires. Si l’on songe à Hemingway, pour prendre un exemple non francophone, il ne s’agit pas tant de savoir à quel point ses personnages peuvent lui ressembler, que de comprendre à quel point il leur ressemble à eux, comme l’écrit Boris Vejdovsky dans un superbe ouvrage illustré intitulé Hemingway La vie, et ailleurs, chez Michel Lafon, où il cite le poète Wallace Stevens : «La vie est le reflet de la littérature». Les thèmes obstinément explorés par le romancier peuvent éclairer sa vie d’une manière parlante, par exemple sa relation d’amour-haine avec sa mère.

Mais Hemingway lui-même avait pris la dimension d’un personnage, presque indépendamment de ses écrits, qui continuent à être lus aujourd’hui, alors que l’homme médiatique a depuis longtemps disparu. «On se souviendra de moi parce qu’on n’a pas vu mes films», a dit Jean-Luc Godard, comme si sa célébrité faisait de l’ombre à son œuvre. Vous êtes au contraire tout entier dans vos livres, comme Hemingway désormais, mais de votre vivant. Sans doute pourrait-on vous étudier aussi sous l’angle de la «posture», un concept développé notamment par Jérôme Meizoz à l’Université de Lausanne. Si l’on voulait définir votre posture dans le champ de la littérature française, peut-être faudrait-il évoquer une sorte d’éloignement public et la revendication en même temps d’une originalité fondée sur le dévoilement purement littéraire de votre intimité ? Dans cet esprit, le professeur Meizoz a dirigé un mémoire de maîtrise récemment publié aux Editions Antipodes. Dans cette étude sur Maurice Blanchot ou l’autonomie littéraire, Hadrien Buclin analyse les liens entre le retrait public de Blanchot, dans le contexte culturel de l’après-guerre, où il surmonte de brillante façon ses intellectuelles compromissions avec l’extrême droite, et ses textes obscurs construits comme «un monde en soi», où règne une littérature qui se joue des réalités du temps, qui ne se donne pas à ses lecteurs mais se déchiffre, et derrière laquelle l’auteur lui-même s’efface. Cette revendication d’une totale liberté artistique serait ainsi en adéquation avec son relatif retour public sous la forme du refus de la guerre d’Algérie, d’abord, puis de la tutelle gaulliste lors du mouvement de Mai 68, conclut cette étude… Au contraire de Blanchot pour qui «la littérature, par son mouvement, nie en fin de compte ce qu’elle représente», vous ne placez pas la poétique au-dessus de la vie, dans un fantasme révolutionnaire de toute-puissance littéraire, mais à l’intérieur même de la vie. Elle représente un moment essentiel, un bonheur dans votre existence, mais elle n’est pas censée supplanter un réel dont il y aurait lieu en tous temps de se méfier et qu’il faudrait pervertir par les mots, alors que pour Maurice Blanchot «le mot nous débarrasse de l’objet qu’il donne» et l’écriture tend «à nous libérer de ce qui est». Cependant, il ne faudrait pas tenter de vous opposer totalement à cet auteur, et le hasard seul, alors que je vous écrivais, a placé entre mes mains ce livre qui lui est consacré. Sans doute fut-il une figure intellectuelle remarquable, en son temps, mais vous craignez moins que lui le réel ; la guerre elle-même vous aurait aspiré si vous aviez été plus âgé ; l’écriture est un partage avec vos lecteurs et l’enseignement patiemment renouvelé durant cinquante ans en était un autre avec des générations d’étudiantes et d’étudiants ; les femmes, enfin, vous ont toujours fortement rattaché à ce monde, en dépit des moments parfois difficiles vécus avec ou à cause d’elles. La réalité toujours si ambiguë pour Blanchot est claire à vos yeux lorsqu’il s’agit, par exemple, de penser à l’agresseur allemand durant la guerre. Et l’amour… promis, j’arrête de vous parler de Blanchot, mais je ne résiste pas à cette citation de son roman Le Très-Haut, aux antipodes de vos chaleureuses descriptions charnelles : «Je lui arrachai cette robe. Son corps robuste, aux muscles virils, accepta la lutte, nous nous battîmes, mais cette lutte, barbare et comme indifférente à son enjeu, semblait la prise à partie de deux êtres qui ignorent ce qu’ils veulent et se mesurent parce qu’il le faut.» Ce n’était pas tous les jours facile d’être Maurice Blanchot…

Pour vous, l’écriture semble offrir un moyen, certes fragile, mais tellement précieux, de recréer la vie ou de la rejouer à distance, à condition de pouvoir incarner, comme vous le faites, cette expérience individuelle dans une langue qui interpelle le lecteur inconnu et qui véhicule d’une manière originale ce beau message de Montaigne : «Tout homme porte en soi la forme entière de l’humaine condition».

Je n’aimerais pas terminer cette lettre sans vous dire qu’un homme comme vous ne devrait pas mourir pour toujours mais pouvoir revenir, au moins une fois tous les cents ans, tel le village de Brigadoon dans le film éponyme de Vincente Minnelli, émergeant de la brume écossaise et du néant pour revivre avec tous ses habitants le temps d’une journée festive, dans un paysage bucolique à jamais préservé des famines, des crises du capitalisme et des dégradations planétaires. Peut-être alors pourriez-vous passer ce précieux temps avec une femme rencontrée en ces différentes époques, la séduire et l’aimer, ressuscitant ainsi tous les cents ans le Serge Doubrovsky que vous fûtes à l’âge de 40 ou de 50 ans, avec le panache et la vigueur qui vous caractérisaient alors, si l’on en croit les pages et les pages rédigées et offertes, sans esprit de vantardise, par un homme plusieurs fois au bord de l’abîme… et l’on vous croit, non pas sur parole, mais sur écriture ! Vous ne seriez pas comme le Hollandais volant dans le film d’Albert Lewin, Pandora, qui revient comme un malheureux pour rechercher tous les sept ans à la fois l’amour unique d’une femme et la mort définitive comme véritable port d’attache, non, vous pourriez voguer durablement d’amours en amours, honorer une femme après l’autre, célébrer la douceur des corps et le bonheur d’être en vie, aussi longtemps que cette planète surexploitée pourrait abriter l’humanité en d’heureuses conditions. J’ai conscience, en écrivant cela, de confondre un peu l’homme et le personnage Doubrovsky, ou plutôt d’imaginer le retour de l’homme bien réel dans une sorte de rôle forcément réducteur. C’était une idée un peu joyeuse, pour contrebalancer l’effet des dernières pages de votre livre, où vous évoquez avec des mots terribles la perspective de votre mort et «les fariboles de résurrection». L’adolescent juif jadis rescapé du nazisme, caché avec sa famille, s’avance toujours plus vers son propre néant, «endlösung, vernichtung, disparition», dites-vous, et je n’ose pas écrire ces mots en majuscules comme vous le faites. Mais bien sûr, jusqu’au bout, l’appétit de la vie, toujours stimulé, chez vous, par la vue, l’odeur, le goût des femmes.

Vous les avez tant aimées et elles vous l’ont rendu, quitte à vous empoisonner parfois l’existence avec leurs exigences et leur spleen alcoolisé, mais, si vous êtes parvenu à séduire la femme ultime illuminant la vieillesse ennemie par sa présence à vos côtés, c’est aussi parce que vous avez été cet homme maintes fois épris, captivé par la saveur des femmes au point de vouloir la restituer sur le papier, et d’être capable encore d’aimer. De l’amour, vous avez su capter les émotions, les merveilles insensées. Cet homme «aux yeux de velours» que vous décrivez, non sans ironie, cette existence contée est peuplée de femmes aimées ou simplement désirées, brièvement possédées ou durablement apprivoisées, comme autant de lectures charnelles, d’érotiques immersions doublant vos incursions intellectuelles dans les œuvres littéraires que vous analysez. Le vieil Occident chrétien a trop longtemps séparé la chair et l’esprit, sans reconnaître ces affinités entre l’exploration des corps et l’appropriation des textes, deux expériences humaines exigeant patience et concentration pour délivrer, finalement, ce plaisir subtil qui peut naître de la difficulté. Il y a autant une érotique des savoirs qu’une érotique des corps et j’emprunte ces rapprochements à l’éditeur et chercheur Maurice Olender, dans une interview donnée à la revue belge «Pylône», en 2003.

De livre en livre, vous avez ramassé votre existence émiettée, laissant l’écriture agir, dites-vous, comme un baume sur vos plaies. Cette expérience personnelle, mise en forme avec un tel brio, une telle énergie, insuffle du courage à vos lecteurs aussi. Un livre ne peut pas changer le monde, ni même sauver la vie de son auteur. Pourtant, l’écriture vous a permis de tenir quelque peu le malheur à distance, de prolonger le goût de vivre et, dès lors, d’inviter une femme à vous accompagner puis, après la disparition de l’une, d’en connaître une autre, puis une autre encore, quasi mort et soudain à nouveau aimé, une femme de 48 ans vous épouse alors que vous en avez 76, «ce n’est peut-être pas moi qu’elle a épousé, c’est Serge Doubrovsky» ou, plus précisément encore, «elle s’est mariée avec le personnage de mes livres», écrivez-vous. En passant par l’écrivain et par le personnage, qu’elle a suivi de récit en récit, elle est arrivée sans dégoût jusqu’à cet homme que vous déclarez «vieilli et émasculé», à l’inverse des autres amants qu’elle a pu connaître, fuyant peut-être, dites-vous, «le masculin épanoui, agressif». Homme désormais inoffensif, vous voici porté comme un blessé par une belle accoucheuse de vie, une à vous dévouée, comme si un homme, surtout tel que vous, s’en sortait toujours mieux, finalement, qu’une femme seule, mieux qu’une femme âgée oubliée dans son coin, aucun homme pour la relever, mais vous, désespéré, «à l’orée de la vieillesse», sourd comme un pot vous avez du pot, un bol à tout casser car toujours, in fine, in extremis, une femme s’intéresse à vous in vivo, vous êtes de cette dame le héros in the flesh, l’aimé en chair et en os, l’enfant sauvé des eaux, les femmes sont des anges…

Dans votre cas, l’écrivain osant détailler d’une plume vive les signes cruels de sa propre morbidité, offre à l’homme futur le meilleur des soutiens. Vous n’êtes pas un roi nu, vous avez déposé vos bagages dans les librairies et sur nos étagères. Accompagné de livres et de prix littéraires, vous pouvez affronter votre inévitable déclin biologique revêtu de vos propres tissages linguistiques, qui sont autant d’ultimes et paradoxales parures amoureuses. Sans doute êtes-vous encore aimable parce que vous avez aimé à tous les âges de votre vie adulte, sans vous protéger obstinément. En retour, les femmes aimées ou simplement désirées ont alimenté votre œuvre. Les scènes terribles subies aux côtés de celle qui fut votre avant-dernière amoureuse, Elle, dont on ne connaît pas le prénom, nous interpellent ; on se dit mais non, pas à ce point, comment supporter une telle furie, même parfois sublimée en déesse de l’amour ? Comment a-t-il fait ? Est-ce le signe de la maturité, d’une générosité inaccessible à d’autres hommes plus jeunes, d’une tolérance plus grande à la souffrance après la mort de sa mère, d’une peur abyssale de la solitude et de la triste survivance sans l’amour d’une femme ? Sans oublier d’autres questions liées à la mort de votre deuxième épouse ; je n’ai pas relu Le Livre brisé, consacré à Ilse, mais lorsque l’on parle de vous à quelqu’un qui ignore votre œuvre, il est parfois difficile de dire comment vous expliquez ces femmes fragiles autour de vous, sans profession, sans projets personnels aboutis, à la fois magnifiques et si mal dans leur peau. Bien sûr, vous avez aimé Rachel, la brillante chercheuse, l’intellectuelle qui vous a finalement quitté. Et avant elle, Claudia, la mère de vos deux filles. Des dizaines d’autres femmes encore ont brièvement traversé votre vie, en Europe ou aux Etats-Unis.

Aujourd’hui, vous aimez Elisabeth, qui conserve son propre appartement et qui travaille. «Nous avons un mariage à temps partiel», écrivez-vous. Mais quel bonheur quand elle vient chez vous ! Alors, une simple apparition dans un salon, un petit tête-à-tête dans une cuisine, se parent de couleurs vives lorsque vous les décrivez ; le souffle de votre écriture soulève la banalité sans emporter le quotidien, sans chasser le réel, la baguette de pain, les hors-d’œuvre, les tomates séchées, ses seins délicats, elle vous fermera les yeux, dites-vous, et sera votre ultime spectacle terrestre.

«Pour que vous vous intéressiez à moi, écrit Marguerite Duras dans Un barrage contre le Pacifique, il faut que je vous parle de vous.» D’une autre façon, c’est bien ce que vous faites en nous parlant de vous d’une manière aussi chaleureuse et grandiose, éveillant en nous les échos de nos propres interrogations. L’autofiction telle que vous la concevez n’est pas un autogoal, mais une façon d’avancer vers les autres. Votre existence ainsi projetée sur le papier est un appel d’air pour nos propres réflexions, vos expériences évoquent les nôtres et votre manière d’affronter la douleur nous encourage. Vous ne cherchez pas vainement à faire le tour du propriétaire, à vous complaire dans vos états d’âme ou encore à nous utiliser pour vous absoudre ou pour vous admirer. Vous ne sauriez vous satisfaire de vous-même ou d’une notoriété médiatique qui vous serait conférée presque sans effort. Sur la scène universitaire, sollicité pendant cinquante-deux ans par quantité d’étudiants, puis comme écrivain, c’est dans l’échange vivant avec autrui que vous donnez le meilleur de vous-même. «Tout seul, j’inexiste. J’ai besoin des autres pour exister», écrivez-vous à la page 338. Ou encore : «L’inverse de Narcisse, ivre de lui-même, ou alors Narcisse inversé. Besoin, nécessité, pour me sentir exister, de l’Autre : d’une femme dans ma vie, d’un lecteur pour mes livres.»

Loin du repli narcissique et mortifère, vous avez su partager votre existence heureuse ou dévastée avec d’innombrables lecteurs inconnus, à travers des livres à la fois accessibles, par leur sujet, et exigeants dans leur ampleur fluviale, leurs soubresauts temporels, le flot continu des souvenirs ressassés et renouvelés dans une langue qui ne cesse de s’inventer. A nous lectrices, en particulier, vous rappelez que nous pouvons être aimées d’un homme, ou de plusieurs, parce que nous sommes précieuses et délicieusement indispensables. Si parfois nous contribuons aussi au malheur de nos virils amis, ce n’est pas l’essentiel, dans nos vies qui font alterner les tourments, toujours passagers, et les joies mémorables du cœur et de la tête, du corps et de l’esprit.

Lausanne, décembre 2011

(par Isabelle Grell)