Proust, dieu tutélaire de Serge Doubrovsky dans Un homme de passage

in Bulletin Marcel Proust 2011

Lors d’une conférence faite à l’Université de Haute Alsace en 1987 Serge Doubrovsky avait déclaré s’être passionné jadis pour Corneille, puis pour Proust, ensuite pour Sartre et enfin n’avoir désormais d’intérêt que pour lui-même. Après avoir construit son autofiction Fils (1) sur plusieurs hypotextes, Phèdre, A la recherche du temps perdu, après avoir consacré un livre, La Place de la madeleine (2) et un article, « Faire catleya » (3) à une lecture psychanalytique d’épisodes proustiens, Serge Doubrovsky n’était pas loin de se livrer à un règlement de comptes avec Proust. Des raisons personnelles que présente Un amour de soi (4) étaient intervenues dans cette provisoire désaffection : Proust avait été une des causes de la discorde entre les amants, Serge et celle que la fiction appelle Rachel (le monde universitaire reconnaissait en cette dernière Naomi Schor). Rachel avait reproché à l’auteur de Fils (d’abord appelé « Monstre » et d’une ampleur de 2600 pages) de se prendre pour l’écrivain de la Recherche et d’avoir laissé l’écriture envahir leur vie privée. Des raisons esthétiques, littéraires expliquaient aussi cette agressivité récente vis-à-vis de l’entreprise proustienne sentie comme obsolète. Le prière d’insérer d’Un amour de soi en fait état : « En notre fin de siècle les élégances raffinées des années Swann ont disparu (…). L’art du non-aimer exige son langage, cru et cruel. » Serge Doubrovsky répétait volontiers qu’on ne vivait plus au temps des ducs et des duchesses, classe sociale indûment privilégiée par Proust.



Or le dernier livre Un homme de passage (5) donné comme le testament spirituel de l’auteur, affirme que Proust a été avec Freud un de ses deux « dieux tutélaires » (p.334). Tandis qu’une épigraphe empruntée au Temps retrouvé met l’autofiction de 2011 sous la protection du romancier appartenant au siècle précédent, la quatrième de couverture invoque le « cher, très cher Proust » et tout en affirmant ne pas vouloir ni pouvoir rivaliser avec le « parfait ensemble » que constitue la Recherche, se réclame pourtant de sa thématique, avoue respectueusement un lien filial avec elle : « Pas la madeleine de Proust. Des miettes de madeleine. » « Pas le Temps retrouvé, des retrouvailles partielles sporadiques… » . Un homme de passage se trouve ainsi enveloppé, emmitouflé dans A la recherche du temps perdu. Nous sommes invités à chercher dans quelle mesure et sous quelle forme s’exerce la tutelle de Proust dans cette dernière autofiction.

S.Doubrovsky a beau avoir été un des représentants de la « nouvelle critique » en un temps où on était naïf si on se penchait sur la biographie et non sur le seul texte de l’écrivain, il ne s’est pas caché de s’intéresser à l’être charnel et social de l’auteur, qu’il s’agisse de Sartre ou maintenant de Proust. Un homme de passage témoigne d’une vive sympathie, voire d’une empathie pour Proust. Dans le bureau de son appartement parisien trône « une grande, superbe photographie achetée au musée Jacquemart-André, juin-septembre 1971 » (p.334) : le portrait par Jacques-Emile Blanche. L’affectueuse admiration est motivée : « intelligence suprême des yeux, du visage à l’ovale parfait. Très beau. Le génie en plus. » (ibid.)

Qu’il le déclare explicitement ou non, certains des lieux que visite l’écrivain contemporain constituent un pèlerinage sur les pas du maître : « le Grand Hôtel de Cabourg de proustienne mémoire » (p.252). Lorsqu’à trois reprises est mentionné le restaurant Lapérouse, (p.240, p.252, p.293) c’est sûrement avec le souvenir de celui où se rend Swann pour entendre par homonymie le nom de la rue où habite Odette. Swann obéit alors à « une de ces raisons, à la fois mystiques et saugrenues, qu’on appelle romanesques » (RTP, I, p. 291). Proust a fait ici une intrusion personnelle pour noter dans une parenthèse que le restaurant « existe encore ».

Gageons que S.Doubrovsky a entendu l’appel « mystique et saugrenu ». L’auteur d’Un homme de passage présente une fois ses excuses, il regrette l’ancien palais du Trocadéro et ajoute : « Je sais, Proust ne l’aimait pas » (p.314). Ce dernier aurait pu écrire les phrases par lesquelles Doubrovsky justifie son regret : « Il ne faut pas être injuste, toujours préférer le passé au présent. Seulement, il y a les monuments que l’on regarde et ceux que l’on habite. (…) Peu importe, les vrais lieux sont les lieux de mémoire. D’une mémoire qui vous englobe et vous dépasse. » (pp.318.319). Mais plus que des lieux aimés, Doubrovsky partage avec Proust, sans le dire explicitement, l’appartenance à l’une des deux races maudites, la race juive, que célèbre avec admiration et compassion Sodome et Gomorrhe I. Certes la traversée des années de la persécution nazie a été infiniment plus tragique que celle des années de l’affaire Dreyfus, mais ces dernières ont été l’anticipation des premières.

L’écrivain actuel sait surtout que sa relation avec le couple parental a ressemblé à celle que Proust a entretenue avec son père le savant médecin et avec Jeanne Weil. Le père est admiré par tous deux pour son courage, sa force d’action. Marcel a dédié au sien à titre posthume son édition de La Bible d’Amiens rappelant qu’il avait été « frappé en travaillant ». Cinquante ans après la mort d’Israël Doubrovsky, Serge lui fait l’hommage de Laissé pour conte (6). Les deux pères ont mal supporté la fragilité et l’émotivité jugées féminines de leurs fils. On lit dans Un homme de passage : « Mon père déclare, je n’aime pas les hommelettes. J’entends encore ma mère dire à ma sœur, ton frère il a un côté féminin. » (p.485). Dans « Combray » lors du drame du coucher le père abdique, renvoie l’enfant et la mère à leur émotivité supposée féminine, et se retire seul dans son domaine viril : « moi qui ne suis pas si nerveux que vous, je vais me coucher ». (RTP, I, p.36). Le héros est prolongé par le narrateur franchissant les années et écrivant : « je recommence à très bien percevoir si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la force de contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n’ont jamais cessé. » (Ibid.). Tout lecteur de la correspondance de Proust, et Doubrovsky est l’un d’eux, identifie l’homme et le personnage. L’écrivain actuel reconnaît dans Un homme de passage que si lui-même a écrit La Place de la Madeleine au moment où il était en analyse avec Akeret, c’est à cause d’un attachement fusionnel à sa mère qui lui avait rendu insupportable la mort de celle-ci. Le travail de critique était déjà à la fois une cure et une autobiographie (7). Plusieurs passages de cette lecture psychanalytique de Proust s’attachaient en effet au rapport du héros avec sa mère. Marcel et Julien-Serge, ont senti leur mère transmigrée en eux. Ils lui ressemblent physiquement, Jeanne Weil et Renée Weitzmann ont transmis à leurs fils une analogue culture classique. Si le second a « trouvé ses racines en Racine » c’est, dit-il, en se souvenant des tragédies, notamment Britannicus, que sa mère a vues dans sa jeunesse (aussi sans doute en se rattachant au fil racinien qui traverse la Recherche). Elle lui a parlé des grands tragédiens qu’elle a autrefois admirés : Sarah Bernhardt, Mounet-Sully, de Max, acteurs également connus de Proust. Faute d’être actrice, elle a confié à son fils d’assumer cette vocation. Sa bibliothèque abondait en livres de poésie. La correspondance de Proust et de sa mère (bien connue du professeur Doubrovsky) montre qu’ils admiraient tous deux les auteurs classiques. Mais plus s’est intériorisé chez les fils l’héritage génétique et culturel, plus a grandi chez eux, devenus orphelins, le sentiment de culpabilité. L’enfant de Combray avait mis une première ride sur l’âme de sa mère, le romancier voulait écrire un chapitre sur les mères profanées. Serge a eu besoin du secours de la psychanalyse, possédé de la même névrose que Proust.

Mais au-delà de la sympathie pour Marcel, Doubrovsky se met-il à l’école de celui qu’il nomme, nous l’avons vu, « Le Maître », et même plus loin « le maître à écrire » (p. 339) ? Notre première réaction est de sentir une incompatibilité entre les deux esthétiques. Quel rapport entre ce que Gaétan Picon cité par le critique dans Autobiographiques appelle « le long, le doux, le prenant chant proustien, qui monte d’une grouillante pénombre » (8), et l’écriture crue, souvent argotique d’un auteur utilisant les calembours, les contrepèteries, les paronomases, disloquant la syntaxe, agressant le lecteur par une typographie dérangeante où s’introduisent des blancs, des lettres capitales ? Doubrovsky aime la cacophonie : « QUOI. MOI. » (p.335). Certes on trouve des cuirs dans la Recherche, mais c’est le fait du directeur du Grand Hôtel de Balbec ou du lift. Il y a des calembours faciles mais ils sont dans la bouche de personnages dévalorisés, Cottard, Forcheville (avec l’adjectif blanche faisant surgir Blanche de Castille, le « serpent à sonates ») ou de mondains cherchant à briller : Oriane parlant de « Taquin le Superbe » ; le corps grotesque (« gros pétard », se faire « casser le pot »), l’excrément y ont leur place (Charlus nomme Mme de Saint-Euverte une fosse d’aisance) mais ces débordements ne sont pas dans la bouche du héros narrateur, ils sont attribués à Jupien, Albertine, au baron dans un moment d’excitation.. L’écrivain actuel lui, privilégie ce que les précieux appelaient « les syllabes sales » : « Claudia a tout calculé même le cul » (p.82). La phrase proustienne a souvent une construction complexe avec un grand nombre de subordonnées, elle déploie toute la gamme des temps du passé. Doubrovsky use de brefs syntagmes, recourt aux phrases nominales ; quand il utilise des verbes il fait un usage presque exclusif du présent. Quant au contenu fictionnel ou autofictionnel, il est lui aussi profondément différent d’une œuvre à l’autre, même s’il s’agit essentiellement pour les deux auteurs d’un récit à la première personne suivant les expériences du moi depuis l’enfance jusqu’au moment de l’écriture. Tandis que le héros proustien a une activité sexuelle contemplative (devant Albertine endormie) ou poétisée par l’environnement (la lutte amoureuse avec Gilberte près d’un massif de lauriers aux Champs-Elysées), Serge met en scène un sexe envahissant, triomphant tant qu’il est dans la force de l’âge, puis amolli, déclinant quand il entre dans la vieillesse.

C’est pourtant sur une lettre de Proust, celle qu’il a écrite à Mme Straus en janvier 1908, que Serge Doubrovsky fonde sa poétique, même si la sienne doit aboutir à une expression fort différente de celle du « Maître ». Il la cite dans Un homme de passage (p.339), elle le hantait dès La Place de la madeleine, et dans l’article « Faire catleya ». Mais c’est dans « Corps du texte, texte du corps », article inclus dans Autobiographiques, qu’il en commente les implications agressives justifiant ses propres audaces lexicales, grammaticales, morales (car attaquer un héritage langagier c’est aussi supprimer les tabous de ceux qui vous l’ont transmis) : « Les seules personnes qui défendent la langue française (…) ce sont celles qui l’attaquent » (9). C’est ainsi, comme le dit une parenthèse, qu’au temps de l’affaire Dreyfus, pour sauver l’Armée, il fallait l’attaquer. On sent dans la glose suivante du critique la justification d’une écriture pulsionnelle qui est celle de ses propres écrits autobiographiques : « La vertu d’un texte n’est plus sa bienséance ; elle est ce pouvoir sauvage qui fait retour aux premiers nœuds du sujet désirant et du langage, qui s’y ressource, qui y articule son projet, quitte à désarticuler le discours rituel de la littérature. La zone d’ombre, à laquelle renvoie la mise en scène de la naissance textuelle n’a rien d’idyllique ; une décharge violemment agressive la traverse.» Et Freud, le second « dieu tutélaire » de Doubrovsky, vient étayer le premier : « La composante sadique, que Freud croyait nécessaire à l’agent de l’accouplement et à la reproduction sexuelle, n’est pas moins nécessaire au sujet de l’écriture et à la production textuelle. » L’auteur d’Un homme de passage fonde même sa propre utilisation d’allitérations cacophoniques sur celle à laquelle Proust a recours en s’adressant à Mme Straus à l’aide d’une image : il lui rappelle que le violoniste « est obligé de se faire son ‘son’ ». C’est donc le Maître lui-même qui pratique un « raclement élémentaire de phonèmes, tirant / tissant du sens » et enseigne que l’écriture doit « admettre ou cultiver disharmonie et discordance » (10). Réfléchissant dans la même communication sur l’ouverture de « Combray », le professeur remarque que Proust « écrit mal » selon l’enseignement donné dans les lycées où l’on apprend aux élèves à éviter les répétitions; il pratique le ressassement avec de multiples occurrences des mêmes mots : retour, retrouver, rejoindre, voyage, obscur et de vocables appartenant à la même famille. Le lecteur de Doubrovsky remarque que lui aussi pratique le ressassement, soit à l’intérieur du dernier livre (maladies, promenades, voyages, femmes, scènes d’ivresse, de violence, séparations, morts, repas, souvenirs d’enfance, mots maternels, escapades érotiques) soit par une reprise de séquences qu’on a déjà lues dans les fictions précédentes. Du début de « Combray » et de ce qui en découle, le disciple apprend aussi que « Proust aime je d’un amour tyrannique, obsessionnel » (11) et que le je prend appui sur un corps, épaule, cuisse, côté, joues : « Proust n’est pas Bergson ; la « mémoire » n’est pas enfouie dans les profondeurs d’un esprit » (12).



Regardons maintenant les deux « seuils » de l’ouvrage empruntés à Proust et tout d’abord l’épigraphe. Introduit-elle à l’essentiel du projet actuel ? Nous remarquons que si la dernière fiction a comme toutes les précédentes des dédicataires (les proches de l’auteur), elle est avec Un amour de soi (citant une phrase d’Un amour de Swann) l’une des deux seules à recourir à une épigraphe et dans les deux cas c’est le roman A la recherche du temps perdu qui est requis. Est citée ici une phrase de la partie conclusive de la Recherche, en accord avec le caractère testamentaire du livre : « Car je comprenais que mourir n’était pas quelque chose de nouveau, mais qu’au contraire depuis mon enfance j’étais déjà mort bien des fois. » Une pensée analogue aurait pu se trouver dans les Essais de Montaigne. L’emprunt à Proust témoigne d’un credo analogue à celui du romancier agnostique, d’un consentement à sa disparition personnelle, consentement déclaré par le titre modeste Un homme de passage. Le Temps retrouvé enregistrait après la mort de l’amour et l’effacement des illusions mondaines, la perte des forces, les traces de la mort visibles sur ceux qui étaient ses contemporains. Serge Doubrovsky consigne à son tour les morts successives qui l’ont atteint, celle du professeur, du conférencier : le bureau new-yorkais vidé « a l’air absent vidé vide comme un corps dont tout le sang s’est écoulé mon cadavre un de plus » (p.182). Il rappelle les multiples maladies crues fatales qui l’ont atteint. Même s’il en a réchappé, son corps en porte la marque. La streptomycine l’a sauvé de la tuberculose mais l’a affecté d’une surdité s’aggravant avec les années. Il guérit d’un cancer mais perd la moitié d’un rein. La mort la plus douloureuse à supporter est celle de la sexualité : remémorés, les exploits érotiques de la jeunesse rendent plus navrante l’impossibilité d’honorer la dernière femme de sa vie. La troisième partie de la fiction s’appelle « Morts ». Elle cautionne pleinement la pensée de Proust mise en épigraphe.



Le départ du grand-père en 1941 a été sa « première mort » (p.185). S’ajoutent la mort des amis, les derniers moments du père crachant ses poumons, la visite d’Auschwitz, la rafle évitée de justesse ; tout lui rappelle que la mort l’a « partout suivi, collée au cul ».

Le second seuil proustien est constitué par la quatrième de couverture, il cite entre guillemets un passage situé au centre mathématique de l’ouvrage (p.277), dans la partie médiane appelée « Images » d’un livre qui (hasard ?) en comporte sept, comme la Recherche. Ce prière d’insérer est plein de révérence affectueuse : « Cher, très cher Proust », et semble en un mouvement ternaire refuser la filiation complète au Maître : il n’en est pas digne, il n’en a pas les moyens ; mais il est comme ces petits chiens de l’évangile de Mathieu (chapitre XV) qui se contenteraient des miettes tombées de la table du maître : « Pas la madeleine de Proust. Des miettes de madeleine. Pas un magique, magnifique déploiement d’une vie restituée en un parfait ensemble, savamment, poétiquement reconstituée…Des moments disjoints qui se frottent au hasard des rencontres, flambent, s’éteignent, retombant dans les ténèbres…Pas le Temps retrouvé, des retrouvailles sporadiques... » Mais en disant « je ne me retrouve pas, je me réinvente », il revendique la nouveauté de l’entreprise consignée dans l’invention du genre : l’autofiction. Seule la première partie de ce prière d’insérer va nous retenir avec sa volonté de montrer une filiation partielle, un héritage parcimonieux du maître admiré. Modestes en apparence ces déclarations revendiquent à la fois un enseignement reçu et une voix _ ou une voie qui lui est personnelle.

Doubrovsky avoue donc comme Proust solliciter la mémoire, entreprendre une quête du passé ; « Le passé justement… » : ainsi commence le prière d’insérer, comme si l’écrivain venait de découvrir par hasard ce qui le rapproche de l’auteur de la Recherche. Il serait comme un glaneur suivant de loin le moissonneur et ramassant les épis abandonnés. A l’accent triomphal qui clôt l’épisode de la madeleine « toutes les fleurs », « tout Combray », « tout cela » s’oppose une conscience des limites de sa propre remémoration : « des fragments », « des miettes », des « bribes ». Face à l’article défini au singulier: la madeleine, le Temps retrouvé, des indéfinis au pluriel. Mais libre au lecteur de trouver des analogies peut-être inaperçues de l’auteur actuel lui-même ou de relever déjà dans la quête proustienne un aveu d’incomplétude semblable à celui qui s’affirme dans Un homme de passage. En effet si « Combray II » relate une victoire sur le Temps (sans que soit comprise encore la raison de la joie éprouvée), « Combray I» ne raconte qu’un triomphe partiel, faisant naître le regret chez le narrateur : « je n’en revis jamais que cette sorte de pan lumineux, découpé au milieu d’indistinctes ténèbres » (RTP, I, 43). Or les mots mêmes de Proust reviennent sous la plume de Doubrovsky ; se demandant ce qui reste en lui à la fin de sa vie, des années de l’après-guerre, il voit « çà et là des fragments désarticulés, des pans lumineux qui s’éclairent un instant, intacts, et retombent aussitôt dans la nuit » (p.121). L’écrivain actuel se dit incapable de revoir les traits d’adolescent de son meilleur ami, de retrouver la configuration de sa chambre rue d’Ulm. Même échec déjà dans l’épisode des arbres d’Hudimesnil : entrevu, le souvenir retombait dans la nuit. Mais parfois l’auteur d’Un homme de passage constate que sa mémoire est plus fidèle que celle de son devancier. Ce qui a traversé sans interruption les années, c’est le souvenir de la peau, des mains, des muscles de l’étudiant qu’il a été : « torse nu, en sueur tant il fait chaud même dans l’ombre sous les arbres » ; « je sens encore mon corps se durcir suintant sous l’effort d’apprendre (…) ce passé je ne l’ai jamais perdu, perdure, n’ai pas à le retrouver » (p.120) ; indestructible a toujours été l’empreinte tactile du toucher maternel : « je sens la main de ma mère qui presse la mienne, ferme et douce » (ibid.). Sur le rôle du hasard dans la résurrection du passé Doubrovsky est en revanche pleinement en accord avec ce que met en scène la Recherche ; l’obligation de déménager met entre ses mains un « mince vase rouge » autrefois acheté lors d’un voyage d’amoureux à Venise : renaît le souvenir de la femme tchèque avec laquelle il circulait alors : « bras dorés, nus dans la robe légère d’été » (p.224) ; de même dans Albertine disparue, la contemplation du manteau « d’un des compagnons de la Calza » dans un tableau de Carpaccio, ressuscite le soir où Albertine lors de l’ultime promenade avec son amant avait revêtu un manteau de Fortuny « jamais revu depuis dans (ses) souvenirs » (RTP, IV, p.226). Doubrovsky, critique littéraire, avait admiré trente ans auparavant, l’ouverture de « Combray », « texte tout entier consacré au clair-obscur, au jeu de l’éveil et des ténèbres » et il aimait « cette obscurité, qui baigne le début de la Recherche et où celle-ci se nourrit » (13). Il voyait Proust procéder à une « patiente poursuite, inlassable recomposition du moi contre la dispersion de l’être » dans « un texte tout entier consacré au clair-obscur, au jeu de l’éveil et des ténèbres. » (14). Il percevait l’angoisse d’un « moi en déperdition dans le temps, en dissolution dans l’être » (15). Il entendait du « tournis » du « vertige » dans les réminiscences proustiennes : « tout tournait autour de moi », dans « ces évocations tournoyantes et confuses » (16) aboutissant à l’issue d’une sorte de voyage au bout de la nuit, à une perspective qui ouvre sur les différentes chambres et les lieux du roman. Le premier chapitre d’Un homme de passage, « Départ » avec son panorama fissuré est ainsi un palimpseste laissant lire en transparence les pages programmatiques de la Recherche : « tout tournique dans ma cervelle », « des éclairs de souvenirs tournicotent » (p.85) ; « je me réveille brusquement de ma rêverie, emporté en des lieux si lointains dans le temps et dans l’espace » (p.87). Attentif à l’incipit du roman proustien faisant passer du demi sommeil au réveil (« Certes, j’étais bien éveillé maintenant (…), le branle était donné à ma mémoire », RTP, I, pp.8.9), Doubrovsky n’a pu manquer de méditer aussi sur ce qui en est la séquence symétrique, cette fois dépourvue d’angoisse : l’excipit d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Rentré à Paris, le narrateur revoit l’été à Balbec, avec ses matinées plongées jusqu’à midi dans une bienheureuse obscurité sur laquelle avait veillé Françoise attachant avec des épingles les épais rideaux ; seul filtrait alors un mince rayon de soleil « comme la colonne de soleil qui précédait les Hébreux dans le désert » (RTP, II, p.305). Lorsque celle qui est appelée avec respect « la vieille servante », fait entrer la lumière de midi, la magie d’une imagination heureuse s’efface, interviennent des images qui évoquent une civilisation disparue, morte : « somptueuse et millénaire momie » « embaumée dans sa robe d’or » (ibid., p.307). Or dans l’incipit de deux chapitres d’Un homme de passage, « Zigzags » et « Images », Doubrovsky donne à sa fille aînée Renée ce rôle presque sacré de gardienne de l’obscur que jouait Françoise dans la Recherche ; comme celle-ci elle a essayé, mais sans y réussir, de ménager une ombre reposante, elle a vainement essayé d’installer des rideaux : « mais il n’y en a pas ici d’épais d’opaques le jour vous frappe droit dans les yeux » (p.97). Est impossible le repli dans le sommeil où souhaite se réfugier Serge : « lumière crue réveillé en plein rêve voudrais continuer à rêver » ; « jour brutal quelle heure » ; quand il lève lui-même le store après avoir tiré les rideaux c’est pour apercevoir « magnificence magie des matins (…) vers les approches de Kennedy Airport » ; cela signifie « un adieu qui (le) coupera de (lui-même) » (p.99). Telle est l’ouverture blessante de « Zigzags ». Celle d’ « Images » en est la reprise : « quand je me suis réveillé, j’avais l’esprit encore vaseux, les yeux embrumés, malgré le soleil du matin, coulée de lumière à travers les rideaux mal fermés que Renée m’avait si gentiment achetés (…). En Amérique, il n’y a pas de vrais, opaques rideaux aux fenêtres des chambres. (…) recroquevillé dans mon lit je me laisse à demi replonger les yeux clos dans les ténèbres du sommeil » (p.219). Il ne jouit que d’un demi repos, une pensée le trouble : il doit jeter les objets de sa vie passée dans le vide-ordures : « au fond c’est ma vie moi que j’y jette » (p.220).

Nos analyses précédentes nous ont amenée à passer d’un Proust dieu tutélaire directement invoqué, à un autre d’une présence plus discrète, lisible en transparence comme sur un palimpseste. Mais il nous faut parler d’un Proust dieu caché, sous-jacent à trois pages intratextuelles (p.435 à 437) reprenant une scène de Fils dont Doubrovsky nous dit qu’elle est « au cœur de (sa) vie et de (son) œuvre) » (p.438). Lorsqu’à l’occasion d’un colloque, il s’autorise à lire à haute voix un de ses textes, c’est celui qui a sa préférence. Qu’on ne lui reproche pas le ressassement : Proust lui-même l’a pratiqué. Le texte au cœur de son oeuvre évoque la relecture des épreuves de La Dispersion au milieu d’une extase érotique dite réelle, datée de juillet 1969 : dernière rencontre enivrante avec la femme tchèque Eliska. Le texte entrelace sexualité et écriture, encre et sperme, Verbe / Verge : « les feuillets agglutinés collés ensemble nos filaments fils de la Vierge de la verge toile d’araignée en filigrane notre tissu albuminé trame de vie évaporée trace visqueuse elle et moi soudain transparents » (p.437). Le lecteur de La Place de la madeleine se rappelle alors l’interprétation qu’avait donnée le critique du texte de Proust sur le plaisir solitaire ; il écrivait en 1974 : « Trace laissée sur une feuille ; fils qu’on peut tendre presque indéfiniment et qu’on doit tirer de soi-même : par une remarquable ambiguïté, la description de l’acte masturbatoire convient, mot pour mot, à l’acte d’écrire. ». Et il admirait une métaphore identifiant « le jet du sperme et le jaillissement de l’écriture » (17). A ces analyses Henri Bonnet avait répondu l’année suivante par un article vengeur dans le Bulletin des amis de Marcel Proust : « Les fantasmes de Serge Doubrovsky ». La Place de la madeleine avait pour sous-titre : écriture et fantasme chez Proust. L’ouvrage actuel ajoute « Ou chez Doubrovsky. On l’a souvent remarqué, mais ce n’est pas pour moi une objection. C’est le Maître lui-même qui l’a dit. En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. » (pp.234.235).

Maître de vie, guide vers une autoanalyse, Maître d’écriture, miroir de fantasmes : Proust a supplanté dans Un homme de passage les autres modèles, Corneille, Racine, Sartre. L’ultime mot DISPARITION est sa traduction personnelle du mot final de Proust : Temps.

Les citations de Proust renvoient à la nouvelle édition de la Pléiade en quatre volumes de A la recherche du temps perdu sous la direction de Jean-Yves Tadié, 1987-1989. Abréviation : RTP.
(1)Serge Doubrovsky, Fils, première édition : Galilée, 1977. Repris en Folio, 2001.
(2)Serge Doubrovsky, La Place de la madeleine, Mercure de France, 1974.
(3)Serge Doubrovsky, « Faire catleya », Poétique No 37, février 1979. Repris dans Proust et le texte producteur, textes réunis par John D. Erickson et Irène Pagès, Guelph, Ontario, 1980.
(4)Serge Doubrovsky, Un amour de soi, Hachette, 1982.
(5)Serge Doubrovsky, Un homme de passage, Grasset, 2011.(17) Op.cit., pp.65.66.
6) Serge Doubrovsky, Laissé pour conte, Grasset, 1999.
(7) J’ai essayé de le montrer dans l’article « Critique / autocritique / autofiction », Les Lettres romanes, Louvain, tome XLIII, No 3, 1989.
(8) Serge Doubrovsky, « Corps du texte, texte du corps », in Autobiographiques, P.U.F., 1988, p.46.
(9) Ibid., pp.57.58.
(10) Ibid., p.57
(11) Ibid., p.52
(12) Ibid., p.59
(13) Ibid., p.47.
(14) Ibid., p.46.
(15) Ibid., p.52.
(16) Ibid., 55.

Marie MIGUET-OLLAGNIER

par isabelle Grell