Compte rendu colloque Cultures & Autofictions, Cerisy la Salle, 16 - 23 juillet 2012

En 2008, le colloque « Autofiction(s) » avait révélé le bouillonnement théorique que suscitait, 30 ans après son invention, le néologisme doubrovskien. Le « concept » autofictionnel – puisque la chose va au-delà du genre – s’était avéré être un outil pertinent permettant d’approcher des œuvres aussi différentes que celles de Sarraute, de Duras, de Modiano ou de Guibert, de les interpréter, de mieux les comprendre. « Autofiction(s) » était déjà au pluriel.

Afin de sortir de l’ethnocentrisme de cette réflexion de 2008 et mesurant à quel point l’autofiction dépassait ses frontières originelles, constatant qu'elle avait investi non seulement toutes les littératures mais aussi plus généralement tous les arts : le cinéma, la photographie, la bande-dessinée, la sculpture, la peinture, internet... nous nous sommes rassemblés à Cerisy en juillet 2012. Autour de maintes discussions (intra- et extra muros, dans la nouvelle salle de conférence ou au salon du premier étage où Philippe Forest jouait du piano et nous autres déclamions des poèmes de toutes langues), de conférences animées, de lectures d’auteurs, de jeux d’écriture et théâtraux collectifs, il fut évident que le « moi » n'est pas universel. Le « je » ne s'exprime pas de la même manière selon les pays, les continents, les langues, l’histoire du pays, les gouvernements, les influences culturelles. Il n'occupe pas la même place au sein de la société, il ne s'expose pas identiquement selon les supports et les arts investis. L’autofiction est une reconstruction non seulement de soi (dépasser les croyances qui vous dépersonnalisent, détruire les murs des traditions, de la famille) mais du monde socio-politique.

Qu’elle soit une écriture-limite au Brésil, une écriture-corps, une « oraliture » en Afrique du Sud, une attestation de soi politiquement engagée au Maroc, une identification d’un moi qui se négocie dans la douleur (Chloé Delaume), un intime « extimé » par l’engagement du style choisi (Camille Laurens), qu’elle se manifeste dans des trucages de l’image de soi (en photo, peinture, performances), que sa « vérité » soit ancrée dans le dépassement de soi vers l’autre, le lecteur, l’autofiction est une écriture engagée d’un moi qui témoigne d’un être-dans-le-monde assumé dans sa fragmentation.

Cependant, de ces lectures plurielles, de ces contextes socio-culturels différents n’émerge-t-il pas une source commune à l’autofiction ? N’a-t-elle pour principe premier de dépasser ses frontières originelles ? N’est-elle pas fondamentalement cette littérature de voyage recouvrant un « ailleurs » n’ayant de cesse de se déplacer ?

Dans le colloque « Autofiction(s) » de 2008, Camille Laurens n’affirme pas à tort que tous les autofictionnalistes, qu’ils soient hommes ou qu’ils soient femmes, sont féminins dans cette manière d’engager leur corps dans le texte. La question du féminin est bien sûr celle de l’autre. La revendication autofictionnelle ne revient-elle pas toujours à s’enquérir de minorités dont l’invisibilité tient au degré de fictionnalité dans lequel, à son corps défendant, chacune est inscrite ? La question de l’étrangeté au cœur de l’autobiographie, révélée par S. Doubrovksy, n'est-elle pas fondamentalement celle de l’étranger ? N’est-ce pas toujours le récit d’une « expatriation » et d’une résistance ? Mais, si combat il y a, ce colloque nous apprend qu’il ne saurait être, du lieu de l’autre sexe, qu’un désir de réconciliation. Du Brésil à l’Afrique du Sud, de la République Tchèque au Maroc, de qui est-on le dissident ? De qui est-on la part féminine ? De qui est-on la part manquante ? Du clair, prendre en compte l’obscur et révéler là ce qu’il faut de l’autre pour être soi.

De cette semaine de travail naît un paradoxe fécond que nous laisse entendre la voix orchestrée d’Abdellah Taïa : si advenir à soi par l’écriture doit parfois se faire contre l’autre, ce ne sera jamais sans lui. Bien au contraire, ce ne saurait être qu’un appel irrésolu à soi par l’autre. Beaucoup présument de la fin de l’autofiction. On peut le penser bien sûr. Or, du colloque « Autofiction(s) » de 2008 au colloque « Cultures & Autofictions » de 2012, bien plus qu’un artefact, l’autofiction ne cesse de témoigner avec raison du lieu de ces marges fictionnelles où, parfois, la réalité bascule, le « je » vacille, s’épuise ou s’instruit à couvert.

Par Isabelle Grell et Emmanuel Samé