Dunja Dušanić

Littérature générale et théorie littéraire, Université de Belgrade

La fictionnalité de l’autofiction

En comparaison avec les années quatre-vingt et le début du millénaire, l’état actuel du débat sur l’autofiction semble infortuné ; en plus, il paraît que toutes les tentatives d’arriver à une définition du terme sont abouties à la même impasse. Pourtant, cet état n’est qu’une conséquence du fait que ce débat est fondé sur un faux dilemme: qu’est-ce qui compte plus dans une autofiction ? Qu’elle soit fictionnelle, pure «aventure du langage», ou référentielle, fondée sur des «événements et faits strictement réels»? En fait, l'autofiction vacille entre les domaines du roman et de l’autobiographie dépendant des traits génériques retenus par ses théoriciens : ceux qui y soulignent la fictionnalité, comme Vincent Colonna ou Philippe Gasparini, rapprochent l’autofiction au roman à la première personne, tandis que Doubrovsky s’est finalement contenté de voir dans l’autofiction une version postmoderne de l’autobiographie. La troisième solution consiste à en relever l’hybridité, comme Marie Darieussecq l’a fait: « Se présentant à la fois comme roman à la première personne et comme autobiographie, l’autofiction ne permet pas au lecteur de disposer des clés pour différencier l’énoncé de réalité et l’énoncé de fiction.»1 Philippe Vilain, lui aussi, considère l’autofiction comme «un indécidable, un monstre hybride2» qui prouve que tout récit est, en fait, «une fiction latente».

Le dilemme fiction /diction semble faux en premier lieu car il repose sur une mécompréhension répandue de la fiction littéraire. Contrairement à l’idée reçue, la fictionnalité d’un texte n’est pas une question de degré (un récit ne peut pas être « plus » ou « moins » fictionnel) ou de la simple relation entre un ensemble et ses composantes (une histoire ne serait pas fictionnelle car la plupart des événements qu’elle relate n’ont jamais eu lieu). En outre, il est difficile d’imaginer un lecteur réel qui changerait par force de posture en traversant du « pacte autobiographique » au pacte « romanesque » et vice versa. Il serait alors obligé de décider quasiment à chaque page s’il prendra l’auteur au sérieux ou s’il assumera ce « willing suspension of disbelief » qui est la condition sine qua non de la relation fictionnelle. Il va sans dire que toute considération du statut fictionnel de l’autofiction rencontrera de graves difficultés si on n’est pas sûr de quoi on parle en disant « fiction », d’autant plus que ce concept ne s’épuise pas par la fiction littéraire (la tentative de définir l’autofiction est devenue encore plus intéressante avec l’incorporation des œuvres d’art autres que la littérature : la photographie, le cinéma, ou bien la musique3 ). Certes, il est plus facile d’exiger une précision conceptuelle que de la pratiquer, surtout qu’on ne dispose pas d’une théorie unique de la fiction, mais de plusieurs conceptions concurrentes. Néanmoins, un bref regard sur la genèse du terme pourrait nous donner quelques indications.

Comme on le sait bien, Doubrovsky a vu dans son propre néologisme une opportunité de compléter la fameuse «case aveugle » que Lejeune avait laissée dans son étude de l’espace autobiographique. Étant au fond pragmatique, la conception lejeunienne de l’autobiographie implique à son tour une conception pragmatique de la fiction. Autrement dit, la notion du pacte de lecture déplace l’intérêt des traits formels et thématiques du texte à la fonction qu’il remplit auprès du lecteur. Par conséquence, la question perplexe du contenu de l’autobiographie, de sa vérité prétendue, n’est plus d’une importance décisive ; ce qui importe c’est que son auteur s’est engagé à énoncer la vérité (ou plutôt sa vérité), et que le lecteur accepte la convention de la vérité sur laquelle le pacte autobiographique est fondé. Symétriquement, le pacte fictionnel se conclut à partir d’une connaissance partagée des conventions qui règlent ce type de communication littéraire. Pour qu’un texte littéraire puisse être lu comme une fiction il ne suffit pas que l’auteur ait l’intention d’entrer en jeu avec le lecteur, il faut aussi que ce lecteur reconnaisse cette intention et accepte d’entrer dans le jeu4. Cela signifie, entre autre, que la fictionnalité d’un texte littéraire ne dépend pas de ses traits formels ou thématiques, mais du contexte particulier engendré dans la communication entre l’auteur et le lecteur. Que ce contexte puisse facilement changer montre l’exemple des Lettres portugaises, longtemps considérés comme des lettres authentiques de Marianne Alcoforado, ou bien le Marbot de Hildesheimer. Le fait que ces textes ont gagné un statut fictionnel qu’il n’avaient pas au début n’implique pas qu’il s’agit des cas « indéterminés », des « boarderline cases » notoires5, qui vacillent entre le régime autobiographique et le régime fictionnel, mais d’un malentendu, d’une obstruction accidentelle ou délibérée. Le plus fameux exemple de ce type, lié à l’autofiction, est sans doute le roman de Proust, même si d’autres écrivains, comme Chateaubriand, Stendhal, Colette, Cendrars ou Céline, ont été mentionnés. Dans tous ces cas il s’agit d’une identification rétrospective de certains traits génériques des autofictions contemporaines dans les textes qui leur précèdent, d’un réaménagement d’accents constitutif de ce qui est, par habitude, nommé « l’évolution des genres littéraires »6. C’est précisément ce dynamisme générique qui règle la réception d’un nouveau genre, tel que l’autofiction.

Si au début cette réception paraissait troublée, c’était surtout parce que l’autofiction soulignait des traits génériques jusque là considérés comme incompatibles.7 Malgré cette position défavorable, on peut parler d’une tendance de consolidation de la nouvelle désignation générique, surtout depuis les années deux mille. Comme ailleurs, cette consolidation s’accomplit par deux mécanismes caractéristiques : soit la nouvelle désignation est rattachée à un texte littéraire canonique (c’est ce qu’a fait Genette en identifiant, dans Palimpsestes, La Recherche comme une autofiction8 ), soit sa légitimité est établie en construisant toute une tradition autofictionnelle composée des œuvres qui n’ont pas jusque là été considérés comme tels (c’est le cas de Colonna qui a proclamé Lucan premier auteur « autofictionnaire »). Plus généralement, le même mécanisme se rencontre lorsqu’un écrivain identifie ses précurseurs et ses « ancêtres » (comme Doubrovsky l’a fait avec Proust). Cette identification rétrospective, comme T.S.Eliot l’a déjà remarqué, marche dans deux sens : non seulement qu’elle garantit une légitimité aux nouvelles œuvres, elle fait aussi ressortir les traits génériques jusqu’alors inaperçus dans les anciennes. Au fond, elle joue un rôle décisif dans la canonisation littéraire.

On peut supposer que les traits génériques de l’autofiction qui, indépendamment de ses nombreuses définitions, gagneront en importance, sont ceux dont la productivité littéraire est la plus évidente. Les indicateurs d’autofictionnalité, repérés par Gasparini 9 – oralité, innovation formelle, complexité narrative, fragmentation, tendance à problématiser le rapport entre l’écriture et l’expérience – en témoignent d’une façon nette. Quand même, il ne faut pas perdre de vue que leur statut est forcément conditionnel. C’est surtout le destin des catégories axiologiques telles que l’innovation, la complexité, la fragmentation, le disparate etc., mais aussi, et d’une manière plus générale, de toutes les catégories génériques. En fait, la seule chose qui, pour le moment, paraît comme une différence spécifique de l’autofiction littéraire, c’est la présence d’un je narratif qui n’est pas nécessairement identifié à l’auteur du texte d’une manière explicite (par nom ou prénom), mais qui n’est pas non plus explicitement dissocié de lui (comme c’est le cas dans les romans à la première personne).

Alors pourquoi et dans quelles conditions ce texte autodiégétique pourrait être lu comme une fiction ? Tout se passe comme si l’auteur du texte, en train de se raconter, demandait de son lecteur une réaction, ou plutôt une attitude, au-delà de la croyance ou de l’incrédulité. Or, la difficulté est précisément là : sa fictionnalité n’étant que « conditionnelle »10, l’écriture à la première personne est plus souvent perçue dans les catégories du « vrai » et « faux » que les formes fictionnelles « canoniques », c’est-à-dire la narration à la troisième personne. De plus, la subjectivité de tous les récits à la première personne, indépendamment de leur statut fictionnel, rend le lecteur plus soupçonneux à l’égard du narrateur, ou bien, plus soucieux de savoir si ce qu’il raconte est vrai. Ce n’est pas seulement le cas avec ce qu’on qualifie, dans le domaine anglo-saxon, comme « unreliable narration », mais aussi, et d’une manière patente, avec l’autobiographie et surtout avec l’autofiction. La légitimité d'une telle emphase sur la catégorie de personne peut paraitre douteuse11, mais elle n'est pas sans importance en ce qui concerne le statut fictionnel de l’autofiction. On peut citer de maints exemples, mais celui de Proust est certainement le plus connu : sa longue hésitation entre la troisième et la première personne, et sa résolution d’opter finalement pour la première, témoignent d’une décision poétique et, dans certaine mesure, philosophique, bien réfléchie, d’un « choix esthétique conscient »12 . Les différences, parfois drastiques, entre le récit hétérodiégétique du Jean Santeuil et celui de la Recherche, montrent que l’emploi d’une voix narrative n’est pas une question purement formelle, mais qu’il peut avoir des répercussions très diverses. Du point de vue de la fictionnalité de la Recherche, le choix de la première personne permet à Proust de créer un narrateur tout particulier – celui qui est capable de garder une distance intellectuelle et émotive vis-à-vis de lui-même, le héros de sa propre histoire, et en même temps d’établir une continuité entre ses nombreuses hypostases, passées et présentes. On pourrait également citer la fameuse formule de Genette, qui affirme que «  Proust a du vaincre d’abord une certaine adhérence à soi, se détacher de lui-même pour conquérir le droit de dire ‘je’ à ce héros qui n’est ni tout à fait lui-même ni tout à fait un autre.»13 À cette particularité de héros-narrateur correspond une alternance entre intimité et distance éprouvées par le lecteur face à cet auteur qui a décidé de transformer sa vie en œuvre d’art, son autobiographie en autofiction. On voit bien comment cette position pourrait être très exigeante, d’autant plus qu’elle implique une lecture autoréflexive qui serait le pendant de la réflexivité de l’écriture autofictionnelle.

Donc, pour le moment deux possibilités de concevoir l’autofiction s’imposent. Soit le lecteur la reconnait comme une autobiographie, mais, dans ce cas, elle ne désignerait qu’un seul de ses nombreux traits génériques, par exemple, la capacité de l’autobiographie de problématiser certains aspects de l’écriture de soi (tels que la véracité ou la structure téléologique des autobiographies « traditionnelles »), soit il la lit comme une fiction, un roman à la première personne dont la particularité dépend largement de ce que le lecteur soit bien averti sur la vie de l’auteur, la genèse du texte, les conditions de sa publication, etc. Cependant, il est justifié de se demander si une telle instruction change son expérience esthétique d’une manière décisive. Supposé qu’on à faire avec un lecteur modèle, bien informé et bien attentif, la spécificité de cette expérience pourrait être attribuée à cet équilibre difficilement soutenu entre identification et distanciation. Elle implique aussi un changement d’objectif, car dans une telle lecture l’essentiel n’est plus l’histoire d’une vie particulière, ou d’une partie de cette vie, mais la manière dont elle avait été racontée. Pourtant, ce cas est si rare qu’il est presque négligeable. Pour mieux comprendre l’effet de l’autofiction sur un lecteur « moyen », même si ce « common reader » est aussi abstrait que le lecteur « idéal », il est nécessaire de la considérer dans le cadre des différents genres et techniques de l’écriture de soi, tout en tenant compte des difficultés engendrées par la fictionnalisation, progressive depuis le XIXe siècle, de la narration à la première personne.

NOTES

1. Voir Marie Darrieussecq, «L’Autofiction, un genre pas sérieux », Poétique, no. 107 (1996), р. 369–380.



2. Philippe Vilain, L'autofiction en théorie, Les Éditions de la transparence, Chatou 2009, р.13.

3. Voir sur ce point plusieurs textes sur le site www.autofiction.org.; par exemple : « Autofictions visuelles et identités artistiques », « Chopin : une autofiction musicale », ou « L’autofiction au cinéma : le cas Truffaut ».

4. Voir John R. Searle, Expression and Meaning, Cambridge University Press, New York, 1999, p. 71 et Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction?, Seuil, Paris 1999, p. 146–147.

5. Voir Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction?, Seuil, Paris, 1999, p. 133-145.

6. Jean-Marie Schaeffer, „Literary Genres and Textual Genericity“, translated by Alice Otis, The Future of Literary Theory, Ralph Cohen (ed.), Routledge, New York and London 1989, р. 167–187 et Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire?, Seuil, Paris, 1989.

7. Voir Mounir Laouyen, « L’autofiction : une réception problématique », http://www.fabula.org/colloques/frontieres/208.php (page consultée le 11 octobre 2012).

8. « ... l'anonymat du héros de la Recherche est un tour autobiographique ... la manière dont Proust désigne et résume son œuvre n'est pas celle d'un auteur de "roman à la première personne" comme Gil Blas. Mais nous savons - et Proust sait mieux que personne - que cette oeuvre n'est pas non plus une autobiographie. Il faudra décidément dégager pour la Recherche un concept intermédiaire .... Le meilleur terme serait sans doute celui dont Serge Doubrovsky désigne son propre récit : autofiction. », Gérard Genette, Palimpsestes, Seuil, Paris, p. 357-358.

9. Philippe Gasparini, Autofiction, Seuil, Paris 2008, p. 311.

10. Sur les régimes de fictionnalité voir Gérard Genette, Fiction et diction, Seuil, Paris, 2004, p. 109–118.

11. Genette, pour ne citer que lui, considère que cette catégorie est sans importance: « On a pu remarquer jusqu’ici que nous n’employons les termes de ‘récit à la première – ou à la troisième – personne’ qu’assortis de guillemets de protestation. Ces locutions courantes me semblent en effet inadéquates en ce qu’elles mettent l’accent de la variation sur l’élément en fait invariant de la situation narrative, à savoir la présence, explicite ou implicite, de la ‘personne’ du narrateur qui ne peut être dans on récit, comme tout sujet de l’énonciation dans son énoncé, qu’à la première personne » (Figures III, Seuil, Paris, 1972, p. 251-252). Plus tard, dans Nouveau discours du récit (Seuil, Paris, 1983), il exprime ses réserves à l’égard du « terme même de la personne » puisque «tout récit est, explicitement ou non, ‘à la première personne’ » (p.65). Il va jusqu’à déclarer, en réponse à Dorrit Cohn, qu’une réécriture en première personne de Crime et châtiment, des Ambassadeurs ou du Château ne serait pas une catastrophe (p. 76). Voir également Dorrit Cohn, La transparence intérieure, traduit de l’anglais par Alain Bony, Seuil, Paris, 1981, p. 194-197.

12. Sur ce point voir Germaine Brée, Du temps perdu au temps retrouvé, Les Belles Lettres, Paris, 1969, p.27 et Genette, Figures III, p.255.

13. Genette, Figures III, p.256.

par Isabelle Grell