Amélie Nothomb : "On n'est pas maître, on subit la langue" par Nils C Ahl pour ''Le Monde des Livres '' http://www.lemonde.fr/livres/article/2013/09/04/amelie-nothomb-on-n-est-pas-maitre-on-subit-la-langue_3471157_3260.html

Au début de La Nostalgie heureuse, elle le précise d'emblée : quand on lui propose de filmer son retour au Japon, au printemps 2012, seize ans après l'avoir quitté, Amélie Nothomb n'accepte que parce qu'elle est persuadée que cela n'intéressera personne. Le documentaire de Laureline Amanieux et Luca Chiari (rediffusé sur France 5 le 19 septembre) trouve cependant un financement : l'écrivain n'a plus le choix. Contre toute attente, revenue en Europe, elle écrit même un livre sur ce bouleversant voyage, poussée par un "sentiment d'urgence".

A quel moment le texte s'est-il imposé à vous ?

J'ai vécu ce que tout le monde vit en rentrant d'un voyage sublime : je ne parvenais à en dire que des âneries creuses, et personne ne comprenait que cela avait été extraordinaire. C'était une souffrance et une frustration. J'ai obéi à ce principe, cher à Virginia Woolf, selon lequel "il ne s'est rien passé tant qu'on ne l'a pas écrit". J'ai souvent écrit sur ma vie, mais jamais immédiatement. Il me fallait toujours plusieurs années de digestion. Le premier titre du livre était "Temps réel", parce qu'on y était presque.

Cette absence de "digestion" a-t-elle influencé l'écriture du livre ?

Le processus était le même... mais je pense pourtant que l'écriture est différente. Plus sobre, moins lyrique que dans les cas de longues digestions. Et tant mieux : cela aurait été de mauvais goût. Il y a également d'autres différences : j'explique très précisément, très pratiquement, certains détails. Les longues digestions gomment ces souvenirs-là.

Au-delà de son décor et de son intrigue, on sent le Japon présent dans l'écriture même du texte.

Ce pays m'a sauvée – physiquement. Comme s'il y avait une énergie dans ce sol-là, une énergie qui contamine tout, y compris l'écriture. Le Japon est une école de la tenue. On ne se sent pas autorisé à être littérairement débraillé après. On essaye d'être un peu à la hauteur. On n'a pas le ridicule d'essayer de faire du Mishima, mais on ne voudrait pas faire rougir sa muse. On reste sobre. Bien sûr avec des épanchements, car les Japonais sont très sentimentaux, mais des épanchements... tenus.

La Nostalgie heureuse est, dès son titre, une expérience de la langue, de l'autre langue...

En effet, le titre est emblématique d'un phénomène de "langue fantôme", apprise dans l'enfance puis oubliée. Petite, j'ai dû savoir que "natsukachii", la nostalgie, en japonais, désigne une nostalgie heureuse. Au Japon, ce n'est pas un oxymore mais une évidence. Si la nostalgie ne vous rend pas heureux, c'est que vous n'avez rien compris. Les Japonais se servent du beau souvenir pour y puiser de l'énergie...

J'ai vécu des périodes différentes d'imprégnation par cette langue : d'abord entre 0 et 5 ans, puis à 21 ans. Pendant ce voyage-ci, j'ai senti toutes ces strates revenir : la "langue fantôme" de l'enfance, mais aussi la langue de la jeune adulte. J'ai senti des wagons de japonais reprendre possession de moi, et de manière parfois absurde : pourquoi tel mot ? Pourquoi maintenant ?

En tant qu'écrivain, cette expérience n'est pas anodine...

Cela dit déjà combien l'on n'est pas maître, de quelle manière incroyable on subit la langue. C'est le déferlement qui décide, ce n'est pas soi. On n'a pas le choix. Si, par bonheur, le bon mot arrive, on va peut-être l'utiliser. S'il n'est pas là, on sera une fois de plus confronté à l'indicible. On est en permanence confronté à l'indicible quand on parle. Dans l'écriture, on essaie de le gratter un tout petit peu.

La littérature japonaise a-t-elle influencé vos livres ?

Mon statut vis-àvis du japonais est très particulier : partie du Japon à 5 ans, revenue à 21, j'ai raté les années d'apprentissage de l'écriture. Je suis là-bas dans la situation d'une analphabète. Ma seule expérience des grands textes littéraires japonais en japonais, c'était quand le fiancé de mes 20 ans me faisait la lecture. Il m'avait dit que Mishima était bien plus beau en japonais, mille fois plus beau. Et, pour me le prouver, il me l'a lu. Ceci étant, la littérature japonaise a toujours été présente. Mon père était diplomate le jour, et chanteur de nô la nuit. Enfant, j'ai subi des heures et des heures de nô, un art hiératique et grotesque à la fois. On retrouve un peu de cela dans mes livres. J'ai beaucoup lu Mishima, ensuite, et Tanizaki. C'est avec Eloge de l'ombre (Presses orientalistes de France, 1985) que j'ai compris, à 20 ans, pourquoi le Japon était mon pays. Toutes les civilisations du monde ont ce point commun d'avoir privilégié les lumières aux ténèbres, à l'exception du Japon. Et cela me parle beaucoup... Mais, pour être honnête, j'ai eu si longtemps cette ambition d'être japonaise... et ce fut un tel échec ! Je suis un auteur belge, il va falloir s'y faire, même s'il est évident qu'il y a des traces japonaises en moi, essentielles, comme dans mes livres.

La Nostalgie heureuse, d'Amélie Nothomb, Albin Michel, 162 pages, 16,50 €.

https://www.youtube.com/watch?v=AOHzfyu3SzU

publié par Isabelle Grell