Un jeans gris

Par Olivier Steiner

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C'était une journée dans Paris, la fin des vacances, la rentrée, on attendait la nomination d'un nouveau gouvernement. Le plus jeune avait donné de ses nouvelles la veille, d'un coup, pourquoi d'un coup après tous ces mois de silence ? Le plus vieux s'en était étonné, il demanda la raison de ce retour inattendu. Le plus jeune répondit qu'il avait fait du ménage dans sa vie, la voix pleine de sous-entendus il ajouta que ce fut compliqué. Le plus vieux envoya une demande d'amitié Facebook, le plus jeune l'accepta illico, l'un et l'autre purent voir leurs photos respectives, leurs statuts, leurs traces. En voyant certaines photos le plus vieux se sentit excité. D'autant plus excité qu'il prit certaines phrases du plus jeune comme des propositions d'incendie. Le plus jeune proposait un rendez-vous dans Paris. Le plus vieux accepta et alla plus loin, il se mit à rêver du corps du plus jeune, rêva de le déshabiller, imagina des actions et des positions, envoya même ce que les hommes modernes appellent des pics hot. Le plus jeune s'en amusa, il avait l'habitude. Le plus vieux parla de louer une chambre d'hôtel. Ce n'était pas trop dans ses moyens financiers mais la perspective d'une peau si jeune, si douce, si fraîche était irrésistible. Le plus vieux n'étant pas célibataire, il songea à son infidélité. Mais il se ravisa, la culpabilité n'étant pas dans ses cordes, faut-il avoir peur de ce qui est délicieux ? Où est le mal ?

Comme convenu ils étaient là tous les deux à l'heure dite, le nouveau gouvernement n'était toujours pas annoncé et les rumeurs allaient bon train. Le plus jeune venait de Marne-la-Vallée où il habitait depuis quelques mois, une colocation à cinq, une fille, un garçon hétéro, un couple de garçons et lui, le plus jeune. Le plus vieux remarqua que le jeune portait le même jeans qu'il y a six mois, quand ils s'étaient connus, dans ce lieu connu pour être un refuge. Le plus vieux se dit en voyant le plus jeune qu'il était effectivement bien mignon, mieux encore, craquant et il puait le sexe. Ils commandèrent deux coca et se mirent à parler. De tout, de rien. Très vite le plus jeune dit : Et toi, tes amours ? Le plus vieux répondit, il dit qu'il avait un fiancé qu'il aimait, que tout allait bien. Le plus jeune sourit puis dit : Mais ? Il y a un "mais"... Le plus vieux dit que non, qu'il n'y avait pas de "mais"; sur ce il retourna la même question au plus jeune. Pendant que le plus jeune racontait, le plus vieux pensait à la chambre d'hôtel, à la baignoire, à la chaleur. Le plus jeune dit qu'il venait de travailler chez Disney, tout l'été, il faisait Tigrou et même le prince charmant. Le plus vieux demanda : Et maintenant, tu fais quoi ? J'ai un bout de chômage répondit le plus jeune. Mais après avoir payé le loyer il ne me reste plus que soixante euros par mois. Le plus vieux ne sut pas quoi dire. Soixante euros, vraiment ? Il n'osa pas demander si c'était vrai. Quoi qu'il en soit il devenait hors de question de louer une chambre d'hôtel dans le marais, louer Tigrou, louer l'amour et l'abandon, le prince charmant de vingt ans. Le plus vieux se connecta, toujours pas de dépêche concernant le gouvernement. D'un coup le plus jeune dit merci pour le livre. - Quel livre ? - Mais tu sais, dit le plus jeune, celui que tu m'avais offert, de Nina... - Ah oui ! Nina Bouraoui ! Tu l'as lu ? - Oui, deux fois dit le plus jeune, j'ai adoré comment elle écrit. Le plus vieux était content. Soudain il dit : et Hervé Guibert, tu connais ? Non, fit le plus jeune. - Viens, on va aller dans une librairie que je connais. Ils quittèrent le café. Aux Mots à la bouche il y avait tous les Guibert, presque tous, le plus vieux acheta Fou de Vincent. Bêtement, le plus vieux était fier d'être dans cette librairie avec le petit animal qui ne connaissait pas Guibert, quel plaisir de lui faire découvrir Guibert... Dans la librairie le plus jeune dit qu'il aimerait savoir écrire, faire un livre, avoir son nom sur un livre. Le plus vieux dit : Ce que tu ne sais pas, c'est que tu es déjà dans un livre, et il est ici, dans cette librairie. Le plus jeune ne comprit pas. Le plus vieux alla chercher un livre qu'il avait fait, il l'offrit au plus jeune, lui dit que ce livre commençait par lui et finissait avec lui. Le plus jeune feuilletait le livre et resta silencieux un long moment, un petit sourire tremblant aux lèvres. Il demanda pourquoi ça s'appelait Les lucioles. Le plus vieux répondit c'est comme toi, une luciole. Le plus jeune rit. Ils quittèrent la librairie, avec Les lucioles et Fou de Vincent.

Le plus vieux demanda pourquoi le plus jeune était si vite parti du Refuge. Ils m'ont viré répondit le jeune homme : j'ai un problème au coeur, j'ai été hospitalisé, j'ai disparu pendant dix jours, je n'avais pas de portable pour appeler, quand je suis revenu ils m'ont dit qu'il n'y avait plus de place. Le plus vieux était surpris, un peu incrédule : Mais tu avais un certificat médical ? Oui, dit le plus jeune, mais malgré ça ils m'ont viré. Le plus vieux se tut, de toute façon c'était du passé. Ils marchèrent rue Vieille du Temple, lentement, le plus vieux regarda les nouvelles, toujours pas d'annonce gouvernementale. Le plus jeune dit qu'il avait envie de se promener, marcher dans la ville, avec le plus vieux. - A Marne-la-Vallée, tu sais, tout est si pareil, j'en ai marre, et l'été a été pourri. Le plus vieux eut l'idée de lui montrer un endroit secret, un trésor, le jardin des rosiers. Ils s'installèrent sur un banc, le plus vieux aurait préféré s'allonger sur la pelouse mais elle était trop mouillée. Ils parlèrent encore, de tout, de rien, c'était bien. Le plus vieux questionna le plus jeune sur sa beauté. Le plus jeune répondit qu'il était bourré de complexes. Il dit qu'il ne se trouvait pas beau mais voyait bien qu'il plaisait, il dit : Je me fais draguer de tous les côtés, tout le temps. Le plus vieux demanda : Et donc, c'est ennuyant ? Le plus jeune dit que ça fait plaisir, parfois, mais que c'est lourd, et puis tout est donné, là, à disposition, suffit de se servir. Le plus vieux comprenait très bien mais il se taisait. Le plus jeune dit : Tu comprends, parfois j'ai pas le temps d'avoir envie, tout le monde a envie pour moi. Le plus vieux eut envie de rentrer, prit soudain d'une tristesse quelque part dans le corps. Une tristesse toute petite. Le plus jeune dit : T'es libre, jeudi ? On se revoit jeudi ? Puis il demanda la direction du RER, dit qu'il était perdu dans Paris. Le plus vieux dit qu'il allait le raccompagner. Devant les boutiques de la rue des Francs-Bourgeois, le plus jeune ralentit : j'aimerais bien gagner au loto, même mille euros. Le plus vieux demanda ce qu'il ferait avec ? Je m'achèterai des vêtements, j'en ai marre de porter toujours les mêmes trucs. Le plus vieux s'arrêta devant une boutique, ils entrèrent, le plus vieux acheta un jeans gris clair, un gilet avec des rayures et une chemise bleue : Laisse-moi t'habiller, ok ? Le plus vieux s'offrit le luxe de ne pas regarder les prix, il s'offrait le plaisir d'acheter des tailles S et XS. Le plus jeune rougissait et dit : Toi tu m'énerves ! Et il eut l'intelligence de ne pas dire merci. Dans la cabine d'essayage le plus jeune demanda pourquoi il faisait ça ? "T'es trop gentil, toi." Bonne question, la question de la gratuité... Le plus vieux répondit qu'il n'était pas gentil, que quand il avait l'âge du plus jeune, un autre plus vieux avait fait la même chose, d'une certaine façon il rendait ce qu'on lui avait donné. Le plus jeune ne répondit pas, la taille 32 était trop grande, il fallait du 28. - Alors, il te plaît, ce jeans gris ? Oui, dit le plus jeune, beaucoup, et ça me fait un joli cul. Tu me montreras ? dit le plus vieux. Oui, dit le plus jeune, ce soir je te fais des photos privées.

Devant la caisse le plus jeune était content et le plus vieux se dit que c'était une belle journée, une journée moins perdue que les autres. Le gouvernement venait d'être annoncé. Une belle journée, toute simple, toute simple, pas si simple en même temps. De retour chez lui le plus vieux se coucha et alluma la radio, la chaîne culturelle, dirigée par un phallocrate, un ambitieux, un animal politique à sang froid. C'était une émission sur la rentrée littéraire, une sorte de revue de presse, les critiques parlaient d'eux-même, ils ne parlaient pas des livres mais de leurs critiques sur les livres. Le pire était un écrivain critique journaliste connu, d'un coup il dit, comme s'il était au café du coin, la voix infatuée, pleine de morgue et d'ironie : de toute façon, l'autofiction faudra un jour qu'on m'explique... Le plus vieux éteignit la radio, qu'ils aillent se faire foutre, les morts, tous, tous les morts, comment les faire taire, les morts ? Le plus vieux prit ses gouttes et son somnifère. Il appela son amoureux. Il raccrocha, ouvrit un livre et le referma. Il pensa au plus jeune dans son jeans gris. Le monde était calme et triste, si vaste et si triste. Le plus vieux s'endormit, il rêva que l'humanité entière poussait un grand cri, un grand cri d'effroi, qui ressemblait à un grand rire cruel.

Olivier Steiner

Mise en ligne Arnaud Genon