Problématiques du « moi » dans la littérature marocaine

Par Arnaud Genon

El Hassan Yacoubi, L´écriture de soi au Maroc. De l´autobiographie à l´autofiction de langue française et arabe, Editions Universitaires Européennes, 2014.

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Il n’existait jusqu’alors pas de véritable étude globale se penchant sur l’écriture de soi au Maroc, depuis son émergence, jusqu’à maintenant. C’est le défi ambitieux qu’a souhaité relever El Hassan Yacoubi dans le présent travail, à travers une approche « qui aborde et confronte étroitement les problèmes théoriques et thématiques ». Sou ouvrage se divise en deux grandes parties. La première porte sur l’autobiographie, la seconde sur l’autofiction, ces deux genres étant considérés dans le cadre de la littérature marocaine d’expression française et arabe.

Autobiographie : émergence du genre et éclatement de l’individu

Alors que dans la littérature occidentale l’autobiographie est issue du genre romanesque, c’est le mouvement inverse qui s’est opéré au Maroc : « le roman marocain est né après le récit autobiographique ». Le premier texte arabophone marocain autobiographique, celui de Abu al-Rabi Sulayman intitulé Le Fruit de ma compagnie dans la découverte de mon âme, paraît en 1790. Il faut ensuite attendre le début du XXe siècle pour voir réapparaître des récits autobiographiques qui ne correspondent cependant tout à fait à la terminologie lejeunienne.

La littérature romanesque marocaine d’expression française a elle aussi suivi un itinéraire identique : l’écriture personnelle a marqué son émergence. Un des textes fondateurs en est Le Passé simple (1954) de Driss Chraïbi. Mais c’est dans les années 1990 que l’une et l’autre de ces littératures vont véritablement se développer. Mohammed Choukri va poursuivre sa trilogie initiée avec Le Pain nu en 1982, Driss Chraïbi va rédiger ses mémoires dans Vu, lu entendu (1998) et Le Monde d´à côté (2001). Par ailleurs, une littérature de témoignage consacrée aux « années de plomb » (expression qui désigne les répressions contre les opposants politiques qui eurent lieu au Maroc dans les années 1970) va se développer.

Cependant tous ces textes autobiographiques ne répondent pas stricto sensu à la définition proposée par Philippe Lejeune, qui, selon Yacoubi, « montre ses limites ». L´autobiographie marocaine s´envisage comme un carrefour de différentes formes autobiographiques – les Mémoires, le journal – et doit s’entendre ici comme un genre ouvert où l’on trouve « un contrat de lecture référentiel » mais dans lequel le pacte autobiographique n’est pas toujours clairement signé. Ces textes apparaissent comme réticents ou réfractaires aux critères définitoires généralement acceptés. Mais ils acquièrent, par d’autres stratégies leur statut autobiographique : déclarations de l’auteur, accumulation d´indices autobiographiques (Mon Maroc d’Abdellah Taïa). Ils manifestent aussi souvent leur indécidabilité par le recours à des étiquettes génériques (roman, récit, journal) ambiguës, tout au moins qui n’annoncent pas explicitement leur appartenance.

Ces textes sont écrits à la première ou deuxième personne mais l´emploi du « il » est assez fréquent, notamment dans l’écriture d´expression arabe où l´auteur « voit dans ce système une sorte de respect, de modestie, de rejet du narcissisme qui n´entre pas dans son éthique ». Si les autobiographies marocaines ne se conforment pas aux critères de Philippe Lejeune c´est que l´autobiographie apparaît à certains égards comme un genre problématique dans la mesure où « la société et les institutions sociopolitiques ne sont peut-être pas prêtre à recevoir une littérature qui dévoile l´intimité de la personne, voire celle de sa famille ». Ce caractère problématique est de même visible dans la réception critique de ces textes qui sont tour à tour abordés comme des romans, des romans autobiographiques ou des autobiographies sans aucune distinction. Il est renforcé par le statut particulier de l´individu, indissociable de l´identité collective. Il va donc s´agir pour l’autobiographe d´exprimer sa révolte et de chercher une forme d´émancipation dans et par l´écriture.

El Hassan Yacoubi conclut cette première partie en distinguant autobiographies globales se penchant sur l’ensemble de la vie de l’auteur des autobiographies partielles qui envisagent « un ou plusieurs événements délimités dans le temps passé de la vie l’auteur ».

L’autofiction marocaine d’expression française et arabe

Cette deuxième partie commence avec le rappel des différentes définitions du mot autofiction. Celle restreinte de Doubrovsky, puis celles plus larges de Colonna et Philippe Forest. Les récents travaux de Philippe Gasparini ne sont hélas que partiellement pris en compte.

C’est à cause « des pressions sociales, religieuses et politiques » que « l’auteur marocain d’expression française et arabe évite, dans la plupart des cas, d’utiliser son nom pour raconter sa fiction autobiographique ». Il apparaît alors dans son texte selon trois modalités qui sont ici envisagées : homonymat partiel, anonymat ou « appellation masquée ». On comprend cette réticence à la lumière des réactions qu’un texte comme Le Passé simple de Driss Chraïbi suscita. Ainsi, l’autofiction devient un « compromis pour faire entendre la voix de l’auteur à l’abri de toute censure ». Mais au-delà du détournement des processus de censure, l´autofiction peut aussi revêtir des enjeux esthétiques ou éthiques comme chez Abdelfattah Kilito ou Abdellatif Laâbi.

El Hassan Yacoubi étudie ensuite les relations entre fiction et réalité dans les autofictions marocaines. Il situe la fictionnalisation soit au niveau de l´histoire, soit au niveau de l´identité du narrateur ou du personnage. Pour la première d´entre elles, il reprend la terminologie de Vincent Colonna analysant l´introduction dans le récit d´événements fantastiques (comme dans Agadir de M. Khaïr-Eddine) ou d´événements artificiels ne s´étant pas produits dans la vie de l´auteur (comme dans Le Passé simple de Driss Chraibi).

L'auteur envisage le cas de l´autofiction qui consiste à fictionnaliser l´expérience vécue sans mettre l´accent sur le pacte identitaire, conception de l´autofiction différente de celle de Serge Doubrovsky mais défendue par Colonna.

L’étude se termine par l´évocation de l´inscription du lecteur dans les récits autofictionnels considéré comme un « élément actif dans le processus de réalisation des textes qu´ils soient de nature fictionnelle, autofictionnelle ou autobiographique ».

Yacoubi nous offre ici un parcours des plus intéressants à travers la littérature du « je » marocaine. La typologie qu´il propose vient éclairer un champ littéraire vaste et qui avait été souvent jusque-là appréhendé de manière confuse. Si les œuvres étudiées ne répondent pas aux critères canoniques des genres tels que définis en Occident, c´est que les contextes politiques, culturels et sociaux dans lesquels elles ont été écrites diffèrent. L´écriture de soi marocaine méritait donc bien un travail permettant de mettre à jour ses spécificités et sa diversité.

Arnaud Genon