L’autofiction comme stratégie

Par Arnaud Genon

Anna Forné / Britt-Marie Karlsson (éds.), Stratégies autofictionnelles / Estrategias autoficcionales, Peter Lang, Frankfurt am Main, 2014.

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Le présent volume, dirigé par Anna Forné et Britt-Marie Karlsson, envisage l’autofiction dans son acception théorique la plus large. D’ailleurs, plus que de l’autofiction comme genre, il est davantage ici question de stratégies autofictionnelles telles que pratiquées au cours de l’histoire littéraire depuis l’antiquité jusqu’à l’époque contemporaine. Au large panorama historique s’ajoute la variété des territoires géographiques explorés – Suède, France, Espagne, Argentine, Uruguay, Haïti, Chine, Japon, Grèce et Rome antiques – révélant ainsi la diversité et donc la richesse d’une pratique bien souvent réduite à tort, à quelques auteurs français contemporains. Les huit contributions (cinq en français et trois en espagnol) ici réunies, auxquelles s’ajoute l’introduction rédigée dans les deux langues, ont en commun « ce no man’s land situé entre le vécu et la fiction où surgit l’autofiction ». Cet ouvrage est le résultat du travail mené depuis plusieurs années par le Département des langues et littératures de l’Université de Göteborg et plus précisément par Eva Ahlstedt, professeur de langue et littérature françaises de cette même université, disparue en 2013.

Philippe Gasparini, dans la première contribution intitulée « La tentation autofictionnelle. De l’Antiquité à la Renaissance », rappelle que les écritures du moi ont une histoire « beaucoup plus longue et plus complexe qu’on ne l’a postulé jusqu’à présent ». Il semble en être de même lorsque l’on se penche sur le genre autofictionnel. A priori, il n’existe pas avant d’être nommé par Serge Doubrovsky en 1977, d’autant plus que « le concept d’autofiction tira sa pertinence et son succès de son inscription dans ce que l’on appellera le tournant postmoderne ». Cependant, Gasparini a rencontré dans l’immense corpus antérieur à 1600 sur lequel il a travaillé pour la rédaction de son étude La tentation autobiographique. De l’Antiquité à la Renaissance parue au Seuil en 2013, des textes mêlant indices de fiction et de référentialité. S’il serait anachronique de les nommer « autofiction », ils relèvent, selon lui, d’une « tentation autofictionnelle » qui inscrit les textes contemporains dans une histoire des plus longues et passionnantes. Plusieurs textes issus de traditions et de genres différents viennent illustrer cette tentation autofictionnelle. Parmi eux, l’apologie Antidosis d’Isocrate (436-338 av. J.C.), les autofabulations de Lucien de Samosate (125-192), le récit de voyage, Journal de Tosa, de Ki no Tsurayuki (868 ?- 945 ?), les confessions de Rathier de Vérone (890-974) ou d’Othlon de Saint-Emmeran (vers 1010-vers 1072), les allégories de Thomas Usk ( ? – 1388) et de Christine de Pizan (1364-1430)… Ces autofictionnaires avant la lettre ont subi l’attraction de modèles romanesques. Cette posture narrative leur a offert par ailleurs « un espace de liberté », leur a permis de se concentrer sur un aspect de leur vie qu’ils jugeaient extraordinaire et leur a donné l’occasion de devenir quelqu’un d’autre. Autant de motifs que l’on retrouvera dans l’autofiction postmoderne…

Britt-Marie Karlsson s’intéresse dans « (Auto)représentations d’Hélisenne de Crenne. Portraits intra-, inter- et épitextuels », à l’émergence de la persona dans les œuvres d’Hélisenne de Crenne, pseudonyme probable de Marguerite de Briet née à Abbeville au XVIe siècle. Mais la critique dépasse les seuls écrits de Crenne pour montrer en quoi les commentaires des écrits de l’auteure ont eux aussi contribué à faire évoluer son image au cours des siècles. Il en reste que ses ouvrages nous apparaissent aujourd’hui comme savamment agencés et jouent sur des stratégies autofictionnelles qui aiguisent la curiosité du lecteur par des jeux reposant sur l’identité de l’écrivain : « une grande partie de l’attrait de cette œuvre réside précisément dans l’ambiguïté créée par l’utilisation d’un nom de plume et la fusion des identités des trois instances narratives ».

Manuel Alberca, s’appuyant sur les œuvres de l’écrivain basque espagnol Pío Baroja, s’interroge dans « La novela como autobiografía : Luis Murguía como Pío Baroja », sur la légitimité qu’il peut y avoir à lire un roman comme une autobiographie lorsqu’il comporte l’intention flagrante de se représenter et de se confier. Il soulève ainsi, comme le remarquaient Anna Forné et Britt-Marie Karlsson dans leur introduction, des « questions théoriques essentielles concernant les liens qu’entretiennent biographie, autobiographie et fiction ».

Dans « Palabras en suspenso : Notas sobre las narrativas carcelarias de Mauricio Rosencof », Anne Forné se penche sur les écrits de l’écrivain uruguayen Mauricio Rosencof qui fut, de 1973 à 1985, prisonnier politique sous la dictature militaire. Elle étudie la manière dont les souvenirs carcéraux sont retravaillés dans son œuvre à partir du concept de « réalisme traumatique » qui permet de mêler la fonction documentaire et la transformation interprétative de l’expérience des limites. De son côté, en travaillant particulièrement sur le roman Montoneros o la ballena blanca (2012) de l’argentin Frederico Lorenz, Rosanna Nofal montre dans son article « Las nuevas configuraciones del relato testimonial. La escritura de Frederico Lorenz : de ballenas, locura y los mares del sur », comment les récits testimoniaux évoquant la dictature militaire argentine ont ébranlé le pacte de vérité par « le déplacement d’une littérature mimétique à une littérature métaphorique ».

Sonia Lagerwall propose une étude consacrée à une des figures les plus intéressantes de l’autofiction française : Chloé Delaume. Dans « Réécriture et appropriation chez Chloé Delaume : La Nuit je suis Buffy Summers, une ‘autofiction génétiquement modifiée’ », la critique interroge les raisons qui ont pu inciter Chloé Delaume à s’approprier « l’univers pop-culturel de Buffy » et cherche à cerner « l’objet autofictionnel qui voit le jour suite à cette rencontre ». Selon Lagerwall, Delaume trouve dans la fan-fiction une « force d’action puissante pour contrer la marchandisation capitaliste de la culture et des individus » et crée un régime (auto)fictionnel « où sont mises en avant l’interactivité et la culture participative ».

L’article de Ann-Sofie Persson, « Fiction et autobiographie dans l’œuvre de Yanick Lahens : le séisme fait trembler les genres », analyse les usages de la fiction dans l’écriture de Failles, texte autobiographique de la romancière haïtienne, dans lequel elle évoque le séisme qui toucha Port-au-Prince en janvier 2010. Deux de ses livres fictionnels sont convoqués à l’intérieur de son récit, La couleur de l’aube publié antérieurement et Guillaume et Nathalie, alors en préparation lors de l’écriture de Failles. Il en résulte un brouillage des frontières génériques, une fragmentation de l’écriture à l’image du monde en ruine qui l’entoure. Le texte devient « un laboratoire de l’art du roman » en même temps qu’un questionnement du moi de l’écrivaine. Enfin, l’étude de Torsten Rönnerstrand, « Le mythe de Narcisse comme intertexte dans un roman d’autofiction », clôture cet ensemble en analysant « le rôle intertextuel joué par le mythe de Narcisse et par La Divine Comédie de Dante » dans Myggor och tigrar (« Des Moustiques et des tigres », 2007) de l’écrivaine suédoise Maja Lundgren.

Ce collectif vient à dessiner les contours de ce que nous pourrions nommer, sur le modèle lejeunien de « l’espace autobiographique », un « espace autofictionnel » qui montre à quel point les dispositifs visant à mêler le référentiel et le fictionnel sont présents dans la littérature, bien avant que l’autofiction ne soit nommée. Les analyses des stratégies autofictionnelles ici envisagées nous amènent ainsi à reconsidérer l’histoire d’un genre et les modalités par l’intermédiaire desquelles il s’est illustré en fonction des contextes historiques et socio-culturels. La prochaine parution des actes du colloque « Cultures et autofictions » tenu en 2012 à Cerisy-la-Salle, viendra d’ailleurs approfondir certaines des ouvertures proposées ici.

Arnaud Genon

Le 4-01-2015