Le sentiment et l'histoire

sur Voyage en post-histoire de Vincent Dieutre

Par Olivier Steiner

S'agit-il d'une autofiction cinématographique, d'un essai, d'un documentaire, d'une fiction, de l'hommage d'un cinéaste à un autre cinéaste ? Pourquoi choisir ? C'est tout cela et c'est d'abord un récit. Simon et Vincent s'aiment, se sont aimés, ne s'aiment plus, encore. Ils arrivent à Naples, quelques jours de vacances ou de travail au soleil, on ne sait pas, peut-être qu'ils sont là pour repartir à zéro, ou en finir une bonne fois pour toutes, rompre, se quitter, faire la paix.

Simon et Vincent ce sont Simon Versnel et Vincent Dieutre, deux vraies personnes, un vrai couple séparé, deux vieux amis. Deux personnages en même temps, ceux du film en train de se faire sous nos yeux. Vincent regarde l'Italie et la filme en images sépia, Vincent filme comme on respire, ne cachant rien, surtout pas les détails, les petits riens du quotidien, les coutures. Le film sera aussi l'histoire de ce que pourrait être un film tourné dans le prisme du Voyage en Italie de Rossellini. Revenir sur les traces, comprendre, voir et mesurer ce qui a changé, n'a pas changé. Vincent appelle cela ses exercices d'admiration. Après Cocteau et Eustache ce sera son troisième exercice, une façon de filmer dans le cinéma, de prendre le cinéma comme un personnage.

Le titre de ce nouveau film est emprunté à Pasolini – Voyage en Post-Histoire. Le sentiment de l'Histoire irrigue toute l'oeuvre de Pasolini, de la poésie à la politique. Vincent Dieutre est en cela un héritier de l'écrivain, dans le sens où sa poétique est toujours en prise avec le temps, la catastrophe, l'actualité, dans une forme de résistance cependant.

Le sentiment de l'Histoire chez Pasolini est d'abord vécu sur le mode d'un retour à un temps pré-historique. Vincent, quant à lui, revient à ses premières amours : Naples, cette Italie populaire et mythique, le cinéma de Rossellini et enfin le couple qu'il forma avec Simon. Vient ensuite Il dopo storia, ce temps dénoncé par Pasolini dès le milieu des années soixante, nouvelle ère de la post-histoire, qui efface les spectres et les récits du passé, provoque le nivellement le plus atroce, celui de corps et de chairs sans mémoire, hébétés devant la télé, le foot et la politique violence, tandis que les lucioles s'éteignent une à une.

Mais Vincent Dieutre ne dit pas : C'était mieux avant. Il dit : N'oublions pas comment c'était, voici comment c'est devenu, que faisons-nous maintenant ? Quelle arme, comment agir, par où commencer ? Vincent Dieutre est tout sauf résigné ou pessimiste, son cinéma est une réponse, et d'abord par sa forme hybride, particulièrement moderne, capable de penser la complexité. Car avec le cinéma de Vincent Dieutre on ne peut plus distinguer fiction et pensée, les registres formels sont intriqués, le couple Simon / Vincent déambule dans Naples tandis que les ombres de Katherine (Ingrid Bergman) et Alexander (Georges Sanders) errent toujours dans les rues. La mémoire de Vincent fait réalité et Vincent pose sa caméra dans un entre-deux indécidable et particulièrement réussi où fiction, sentiments, journal intime, critique et réflexion s'entre-tiennent.

En littérature on dit parfois du roman qu'il est le genre de ce qui n'a pas de genre, puisqu'il peut (doit) tout englober. Le cinéma de Vincent Dieutre est en cela hautement romanesque, il est du genre de ce qui n'a pas de genre, le genre qui ne veut pas se réduire, bouffée de liberté, et c'est magnifique.

Voyage en Post-Histoire, un film de Vincent Dieutre, sortie 2015

publié par Isabelle Grell